Francis Jourdain : Souvenirs de Rollinat 
lundi 15 décembre 2008, 12:47 - ~ Choix : Anecdote
    [...] Des vers de celui-ci qui hantent encore ma mémoire, l'honnête pauvreté m'attendrirait moins si le nom de Rollinat ne suffisait à me faire revoir le salon de ma rue de Clichy.
    Rollinat... Sous la jolie sonorité de ces syllabes, je retrouve la trace de la terreur panique qu'elles m'inspiraient jadis. Les amis de mon père m'intimidaient tous plus ou moins, mais celui-là m'épouvantait. Moins en raison de son beau visage tourmenté — genre poète-maudit — qu'à cause de l'auréole étrange dont ses camarades avaient coiffé ce possédé du diable. Pour l'enfant peureux que j'étais, Rollinat était, avant tout, l'homme de la Peur, celui qui fait peur, celui qui a peur, le spécialiste, le professionnel de la Peur. Ses peurs, il les décrivait avec une éloquence — gestes et regards — qui me faisait frissonner. Après le dîner (le craquement, sous la dent de Rollinat, des os du canard m'avait donné la chair de poule) il acceptait volontiers de dire des vers ou de se mettre au piano. Alors mes sœurs et moi, nous filions, terrifiés, laissant l'homme à la mèche faire trembler ses auditeurs, la flamme des bougies et les bobèches, en déclamant, chantant, arrachant au paisible « Bord » que nous avions, le matin même, caressé de nos gammes, des accents de détresse et de sinistres borborygmes. Les poètes disaient : « Ce bougre-là a le génie de la musique ». Et les musiciens : « Quel poète ! » Les uns et les autres vantaient son talent d'interprète. Acteurs et chanteurs étaient d'accord pour déplorer qu'un tel artiste ne leur laissât pas le soin de mettre en valeur des œuvres que, faute de connaître les rudiments de leur métier, il massacrait. La vérité est qu'il savait seul rendre supportable l'indigence des « paroles et musique » qui déchaînaient l'enthousiasme. Lui disparu, il devint difficile de prendre au tragique, voire au sérieux, la dame en cire, l'idiot vagabond qui charme les vipères, le meneur de loups, le mort qui s'en va dans le brouillard avec sa limousine en planches et les squelettes dont celui qui disait avoir « le cauchemar de la Perversité » faisait ses familiers. Craignant que la danse macabre dans laquelle il était entraîné par les camarades squelettes, ne se terminât au cabanon, Rollinat décida d'aller soigner sa névrose dans ses brandes natales. Quelques années plus tard, je voyais entrer chez mon père un Rollinat apaisé, à l'allure paysanne, sans mèche, et purgé de ses démons. Devenu poète bucolique, il venait en passant à Paris, apporter au plus fidèle de ses amis des vers anodins. Intitulé La Nature, ce recueil de paysages dépeuplés de fantômes et peints avec des couleurs sans danger, valut à Rollinat le papier bleu d'un huissier et l'ire d'un poète concurrent, un type dans le genre de Dieu-le-Père, en plus procédurier. Jaloux de ses prérogatives et propriétaire de la Nature, il n'autorisait pas les confrères à chasser sur ses terres. « Ne touchez pas à la Nature. Elle appartient à Jean Rameau » blagua Ponchon.


   Ayant glissé entre les doigts de la folie, Rollinat s'était-il, sous la ramée, débarrassé de ses terreurs ? Non. Il donna à mon père un exemple des supplices que restée, elle, fidèle à la Perversité, lui infligeait la compagne de sa vie. Un soir, elle s'aperçut qu'elle avait oublié sa natte postiche près de la rivière au bord de laquelle son poète et elle-même avaient rêvé et péché jusqu'au crépuscule. Elle exigea du malheureux qu'il partît à la recherche de ce serpent capillaire. De la maison à la rivière, ça n'alla pas trop mal, Rollinat sentant derrière lui la vie du village. Mais le retour !... N'avoir plus dans le dos que la nuit, son mystère, son secret. Et partout, le silence... le silence que Rollinat avait chanté, disant qu'il était « l'âme des choses qui veulent garder leur secret ». Mais dans la nuit, Rollinat se foutait du secret des choses et de leur âme. Il ne pensait guère à se réciter des vers, fussent les siens. Il avait la trouille... « Je n'osais pas me retourner... Suant d'angoisse, je crispais mes doigts sur le satané chignon... J'ai cru que j'allais crever. »
    La peur aura mis dans l'artisterie de Rollinat un peu d'humanité. Elle n'a pas fait de lui un vrai poète, mais c'était un homme vrai. Son art est artificiel, son tourment fut réel ; et authentique aussi, son amour de la nature. Mon père avait bien raison de le chérir. Les lettres qu'il reçut de son ami sont empreintes d'une cordialité à laquelle je comprends aujourd'hui combien le tendre et ardent Frantz Jourdain devait être sensible. [...]

(Sans remords ni rancune, Corrêa, 1953, p. 46, 47)



Commentaires 

Citer sur un « site social »


 
 
 

Ajouter un commentaire

Remplissez ce formulaire pour ajouter votre propre commentaire.









Insertion spéciale : « » Ç œ Œ