Charles Cros

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Lettre aux rédacteurs du « Salon réaliste »

Entre autres omissions de votre part, je me contenterai de vous citer, dans le genre classique religieux, la Sainte Famille de M. Littré. Il y a de solides qualités dans ce tableau, malgré le parti pris de coloration renaissance et la recherche de la ligne. Mais pourquoi, quand on dessine si bien, faire ces bras démesurément longs à saint Joseph, de vrais bras de singe ! Trop longs aussi les orteils du petit Jésus : ce ne sont pas là des petons ; on dirait des menottes.

Toujours, dans le genre religieux, passons rapidement devant la Fuite en Égypte, de Mlle Sarah Bernhardt, et, son pendant, la Fuite de gaz, du même auteur. Et pourtant, il y a de la chaleur, de l’entrain, du diable au corps dans ces fuites. Si Mlle Sarah Bernhardt était actrice, elle aurait certainement du génie.

Arrivons aux impressionnistes. Sans hésiter, je donne la palme au tableau de M. E. de Goncourt, représentant : l’Effet parfois désastreux que certaines femmes, élégantes peut-être, mais d’un monde interlope, exercent sur l’imagination d’un ouvrier égaré. Cette toile n’est pas une toile ; elle se compose de deux étoffes jointes ; l’une est de velours rose, l’autre est de la cretonne bleue passée et tachée. Rien n’est peint sur ces deux fonds, mais l’artiste a su, par d’adroits coups de brosse, répandre sur le velours un parfum de musc et sur la cretonne une certaine quantité de jus d’oignon.

Ce rapprochement entre le peignoir de la courtisane et la blouse du travailleur est d’un effet saisissant. L’impression est très intense, surtout quand on regarde de très près, le nez contre le tableau. J’en avais les larmes aux yeux.

Au-dessous, dans un cartouche doré, on lit le distique célèbre de notre charmant poète É. Manet :
 

Par le velours et par le musc

La beauté subjugue le muscle.
 

Je me bornerai, ne voulant donner au Salon qu’un coup d’œil synthétique, à une sèche énumération des œuvres suivantes, pour lesquelles je devrais user tout mon vocabulaire d’éloges : Près d’un berceau, par Mlle Thérésa ; Une potée de soupe et Un nid de fauvettes, deux pendants de M. J. Offenbach ; le Bonheur sous les eucalyptus, par M. Lassouche ; Un homme assis par terre entre deux selles, par M. Beaconsfield, etc., etc.
 

*
 

Allons à la sculpture.

Il n’y a qu’un cri pour déclarer que l’œuvre magistrale de cette exposition est la grande figure de M. Zola : Un poêle de salle à manger exécuté en faïence, en terre à poêle, avec tuyau en tôle de fer et grille en fonte. M. Zola a su agencer, grouper ces différentes matières avec le goût exact qu’on lui connaît. C’est la nature elle-même. J’entendais ce pauvre M. Flaubert, dont la vachère, en cire, a été refusée comme inexacte au point de vue de la substance plastique, j’entendais M. Flaubert dire : « Mais c’est un vrai poêle ! »

Malheureusement, l’administration s’est montrée, encore cette fois, au-dessous de sa mission ; elle a défendu à M. Zola de mettre du vrai feu dans son poêle. L’illusion y eût certainement gagné !
 

*
 

Mais je m’aperçois que je dépasse la limite d’un léger croquis, et je ne puis que signaler, pour finir, le groupe mouvant de M. de Lesseps, la Motte de beurre et le fil à couper. La motte est enveloppée au trois quarts de mousseline, et le fil en cuivre, avec poignées en bois légèrement teinté, est tout auprès ; on sent que la motte va être coupée, débitée en morceaux par ce fil. C’est indubitablement d’un grand effet dramatique.
 

[Avril-mai 1880.]

Charles Cros

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