Aragon1932

 
   

Le petit cheval n’y comprend rien
Qu’est-ce que c’est que ces caissons
ces arbres de fer ces chars ces chansons
qui sortent de sortes
de fleurs suspendues
Et rien ne sert de trotter Les mots de métal
volent
le long de la route au vent malicieux des poteaux télégraphiques
Le petit cheval n’y comprend rien
 
Le petit cheval n’y comprend rien
Le paysage est un géant enchaîné avec des clous d’usines
Le paysage s’est pris les collines dans un filet de baraquements
Le paysage a mis des colliers de fumées
Le paysage a plus d’échafaudages qu’un jour d’été
n’a de mouches
Le paysage est à genoux dans le socialisme
et l’électricité
étire ses doigts fins du ciel à la poussière
Le petit cheval n’y comprend rien
Personne ne dort dans ces maisons d’hommes
Ça siffle partout comme après un chien
Et des léopards de feu se détachent au passage des wagonnets
le long du combiné des sous-produits chimiques
Tonnerre du minerai tombant aux concasseurs
Tonnerre du rire des hauts fourneaux
Tonnerre d’applaudissements des eaux du barrage
au numéro d’un clown inconnu qui crache du fer
 
Le petit cheval n’y comprend rien
Il y a des mouchoirs
rouges avec des mots blancs
tendus au travers du ciel des routes
ou noués à des machines
ou comme des biftecks à la gueule des bâtiments
Il y a des conseils d’hygiène jusqu’
au fond de la nuit du charbon
Il y a
de l’idéologie en pagaille au déballez-moi-ça des monts
 
Le petit cheval n’y comprend rien
De grands types circulent entre les épaules de la terre
et sous leurs mains calleuses familièrement
claque le flanc de l’avenir
De grands types qui lisent au voyant des édifices publics
les chiffres mystérieux de la fonte et du coke produits chaque jour
De grands types
pour qui le ciel et la montagne
se résument le soir dans un accordéon
 
Ah mon amour ah mon amour allons au cirque
où fait de la voltige un Italien
qui s’est sauvé de chez Mussolini dans les soutes
d’un vapeur rouge dont le Vésuve a salué longtemps le départ
et puis nous remonterons vers la ville socialiste
à laquelle il manque encore ses balcons
entendre ce qu’ont à dire de la poésie
les membres de la brigade Maxime Gorki
Quand on pense que le blooming n’a pas encore son poète
Le petit cheval n’y comprend rien
 
Sur un sein de la ville un monde fou s’agite
Les femmes de par ici ont les yeux si noirs qu’on s’y noierait
Les échoppes ont l’air de femmes bien-aimées
Un photographe rose a seul des larmes dans la voix
près de la tente des consultations vétérinaires
Des grappes de souliers pendent à des poutrelles
plus incroyables aux regards bachkirs que les automobiles
ou pour toi que l’Anti-Dühring à l’éventaire du bouquiniste
Le petit cheval n’y comprend rien
 
Au fait que disait-elle au début de ce poème
la voix aérienne qui saute à mesure qu’on s’en va
d’un pavillon vers l’autre et qui reprend l’antienne
sans laquelle un quelque chose assurément manque au panorama
Et les mots s’égrenaient s’égrenaient à la fresque
immense
où dans un coin Détail un mammouth forgeron
regarde avec tendresse un tout petit Lénine en plâtre
Le petit cheval n’y comprend rien
 
Tu n’y comprends rien petit cheval
Est-ce que tu ne détestes pas à tes heures
le fouet et le goût qu’il donne à ton foin
Est-ce que tu n’as pas vu dans les villages
des hommes avoir faim près des vierges en or
Petit cheval ne presse pas ta course écoute
petit cheval les mots radiophoniques qui sont
la clef de ce rébus d’Oural écoute
Petit cheval écoute bien
 
La
technique
dans la période
de reconstruction
décide
de
tout
 
Petit cheval petit cheval comprends-moi bien

 

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