Alphonse BeauregardImpuissance

 
   

        Je ne sais pas si je sais vivre.
Plusieurs fois chaque jour je devrais arrêter
        L’instant qui se faufile et fuit,
Et désespérément me cramponner à lui.
        Je devrais serrer sur mon cœur
        Les voluptés que j’ai conquises
        Contre les hommes et la bise,
Sentir en moi, autour de moi sourdre la vie,
Entendre murmurer, dans l’espace et le temps,
Le cantique éternel des recommencements,
Tandis qu’éparpillé, distrait, hors de mon centre
Je ne puis retenir mon esprit qui combat
        Pour m’enlever deçà, delà
Des bonheurs qui de loin sont clairs et définis
Mais sitôt près de moi paraissent des brouillards.
        Chaque matin je suis mordu
        Du besoin d’aller vers un but
Que mon désir découpe au lointain, dans la paix.
Plus loin, toujours plus loin la plaine reposante !
        Et je marche... mais quand j’arrive,
Comme si j’apportais avec moi la tourmente,
Je trouve une prairie hérissée par le vent.
 
        Je cherche en vain la vérité.
        Un homme dit : « Elle est ici, »
        Un autre fait signe : « Elle est là, »
Mais je ne trouve rien qu’un décalque d’eux-mêmes.
 
Je ne sais s’il vaut mieux être un simple d’esprit
        Auquel on a tracé sa route,
Ou celui qui s’abreuve à toutes les idées,
        Qu’assaillent tous les doutes.
Je ne sais s’il vaut mieux que le monde déploie
Les sombres violets et le pourpre du mal
Parmi quoi la bonté, pur diamant, flamboie,
        Ou qu’il devienne sage et terne.
             Je ne sais même pas
Si mieux vaut une nuit d’orgie ou de pensée.
        Je repousse du pied des dieux
Que dans mille ans d’autres, peut-être, adoreront
        Comme je l’ai fait à mon heure.
        Parmi les vérités contraires,
        Chacune calmante à son tour,
Je suis comme au milieu des plantes salutaires
Mais dont nulle ne peut me soutenir toujours.
 
              Je ne sais pas encore
        Si je n’ai pas toujours rêvé.
Tout à coup je perçois que jaunissent les feuilles
              Et je dis : C’est l’automne !
        Mais qu’ai-je donc fait de l’été ?
 
Je cherche alors ce qui m’advint dans le passé,
        La colonnade de ma vie,
        La volonté libre et suivie
Par laquelle je fus moi-même éperdument.
Les montagnes et les vallées de l’existence
Impérieusement dictèrent ma conduite.
La faim me bouscula jusqu’aux lieux d’abondance,
Mon courage naquit de l’effroi d’un malheur,
        D’un malheur à venir plus grand
              Que celui du moment.
        Je ne sais sur quoi m’appuyer,
Je vis de mouvement et rêve de bonheur
Alors que le bonheur, m’arrêtant, me tuerait.
Aucun jour ne ressemble au jour qui le précède,
Incessamment la voix des âges se transforme.
        Je passe au milieu de mes frères,
Je les vois se rosir de la flamme première,
Puis se plisser, pareils à des outres vidées,
        Et, quelque matin, disparaître.
        Magiquement croît la forêt
        Où jadis l’herbe s’étalait.
        La vie aux formes innombrables
S’impose à mes regards, me commande, m’étreint
              Sans dévoiler ses fins.
Et, face à l’étendue, ballant, désemparé,
        Perdu sur cette terre absurde
        Où nul ne pénètre les autres,
        Où nul ne se connaît lui-même,
              Où nul ne comprend rien,
Je crie mon impuissance aux formidables forces
De la matière en marche, éternelle, infinie.