Aimé Césaire 

 

   [...] 

   Ce qui est à moi aussi : une petite cellule dans le Jura, une petite cellule, la neige la double de barreaux blancs la neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison
   Ce qui est à moi
   c’est un homme seul emprisonné de blanc
   c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
   (TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)
   c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche
   c’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc
   c’est un moricaud vieux dressé contre les eaux du ciel
   La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme
   la mort étoile doucement au-dessus de sa tête
   la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras
   la mort galope dans la prison comme un cheval blanc
   la mort luit dans l’ombre comme des yeux de chat
   la mort hoquette comme l’eau sous les cayes
   la mort est un oiseau blessé
   la mort décroît
   la mort vacille
   la mort est un patyura ombrageux
   la mort expire dans une blanche mare de silence. 

   Gonflements de nuit aux quatre coins de ce petit matin
   soubresauts de mort figée
   destin tenace
   cris debout de terre muette
   la splendeur de ce sang n’éclatera-t-elle point ? 

      Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette.
      Qu’importe ?
      Nous dirions. Chanterions. Hurlerions.
      Voix pleine, voix large, tu serais notre bien, notre pointe en avant.
      Des mots ?
      Ah oui, des mots !
   Raison, je te sacre vent du soir.
   Bouche de l’ordre ton nom ?
   Il m’est corolle du fouet.
   Beauté je t’appelle pétition de la pierre.
   Mais ah ! la rauque contrebande
   de mon rire
   Ah ! mon trésor de salpêtre !
   Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flambante du cannibalisme tenace 

   Trésor, comptons :
   la folie qui se souvient
   la folie qui hurle
   la folie qui voit 

   la folie qui se déchaîne 

   Et vous savez le reste 

   Que 2 et 2 font 5
   que la forêt miaule
   que l’arbre tire les marrons du feu
   que le ciel se lisse la barbe
   et cætera et cætera... 

   Qui et quels nous sommes ? Admirable question ! 

   À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de larges sacs à venin de hautes villes d’ossements
   à force de penser au Congo
   je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves
   où le fouet claque comme un grand étendard
   l’étendard du prophète
   où l’eau fait
   likouala-likouala
   où l’éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force les sangliers de la putréfaction dans la belle orée violente des narines. 

   Au bout du petit matin le soleil qui toussote et crache ses poumons 

   Au bout du petit matin
   un petit train de sable
   un petit train de mousseline
   un petit train de grains de maïs
   Au bout du petit matin
   un grand galop de pollen
   un grand galop d’un petit train de petites filles
   un grand galop de colibris
   un grand galop de dagues pour défoncer la poitrine
   de la terre 

   douaniers anges qui montez aux portes de l’écume la garde des prohibitions 

   je déclare mes crimes et qu’il n’y a rien à dire pour ma défense.
   Danses. Idoles. Relaps. Moi aussi
   J’ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes 

   J’ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de chat musqué
   J’ai laissé la patience des missionnaires
   insulté les bienfaiteurs de l’humanité.
   Défié Tyr. Défié Sidon.
   Adoré le Zambèze.
   L’étendue de ma perversité me confond ! 

   Mais pourquoi brousse impénétrable encore cacher le vif zéro de ma mendicité et par un souci de noblesse apprise ne pas entonner l’horrible bond de ma laideur pahouine ? 

      voum rooh oh
      voum rooh oh
      à charmer les serpents à conjurer les morts
      voum rooh oh
      à contraindre la pluie à contrarier les raz-de-marée
      voum rooh oh
      à empêcher que ne tourne l’ombre
      voum rooh oh
      que mes cieux à moi s’ouvrent 

   — moi sur une route, enfant, mâchant une racine de canne à sucre
   — traîné homme sur une route sanglante une corde au cou
   — debout au milieu d’un cirque immense, sur mon front noir une couronne de daturas
   voum rooh
   s’envoler
   plus haut que le frisson plus haut que les sorcières vers d’autres étoiles exaltation féroce de forêts et de montagnes déracinées à l’heure où nul n’y pense les îles liées pour mille ans ! 

   voum rooh oh
   pour que revienne le temps de promission
   et l’oiseau qui savait mon nom
   et la femme qui avait mille noms
   de fontaine de soleil et de pleurs
   et ses cheveux d’alevin
   et ses pas mes climats
   et ses yeux mes saisons
   et les jours sans nuisance
   et les nuits sans offense
   et les étoiles de confidence
   et le vent de connivence 

   Mais qui tourne ma voix ? qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou. Mille pieux d’oursin. C’est toi sale bout de monde. Sale bout de petit matin. C’est toi sale haine. C’est toi poids de l’insulte et cent ans de coup de fouet. C’est toi cent ans de ma patience, cent ans de mes soins juste à ne pas mourir,
   rooh oh 

   nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d’épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves. 

   Qu’y puis-je ? 

   Il faut bien commencer. 

   Commencer quoi ? 

   La seule chose au monde qu’il vaille la peine de commencer :
   La Fin du monde parbleu. 

   [...]

 

© Présence Africaine