Sully PrudhommeVœu

 
   

Quand je vois des vivants la multitude croître
Sur ce globe mauvais de fléaux infesté,
Parfois je m’abandonne à des pensers de cloître
Et j’ose prononcer un vœu de chasteté.
 
Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,
Hélas ! non par vertu, mais par compassion.
Dans l’invisible essaim des condamnés à naître,
Je fais grâce à celui dont je sens l’aiguillon.
 
Demeure dans l’empire innommé du possible,
Ô fils le plus aimé qui ne naîtras jamais !
Mieux sauvé que les morts et plus inaccessible,
Tu ne sortiras pas de l’ombre où je dormais !
 
Le zélé recruteur des larmes par la joie,
L’Amour, guette en mon sang une postérité.
Je fais vœu d’arracher au malheur cette proie :
Nul n’aura de mon cœur faible et sombre hérité.
 
Celui qui ne saurait se rappeler l’enfance,
Ses pleurs, ses désespoirs méconnus, sans trembler,
Au bon sens comme au droit ne fera point l’offense
D’y condamner un fils qui lui peut ressembler.
 
Celui qui n’a pas vu triompher sa jeunesse
Et traîne endoloris ses désirs de vingt ans
Ne permettra jamais que leur flamme renaisse
Et coure inextinguible en tous ses descendants !
 
L’homme à qui son pain blanc, maudit des populaces,
Pèse comme un remords des misères d’antrui,
À l’inégal banquet où se serrent les places
N’élargira jamais la sienne autour de lui !...