Pages Jehan-Rictus

Jehan Rictus

(extraits)

Avertissement préalable de « Fil-de-Fer »
au lecteur en manière de préface

Aucune des historiettes qui composent ce recueil n’a été inventée à plaisir, comme pourraient se le figurer la lectrice étourdie ou le lecteur superficiel.

Si incroyable que cela puisse paraître, il y a, de par le monde beaucoup de « Fil-de-Fer », adornés de pas mal de « Madame de Saint-Scolopendre et autres contrées » et c’est pour ces privilégiés de la Tendresse que ce Livre a été écrit.

Au surplus, que ceux-là qui dès leur premier bégaiement n’ont pas été spoliés de leur part légitime de douceur et de soins, le repoussent sans l’ouvrir.

Ils ne comprendraient pas.

« Fil-de-Fer » n’ambitionne que le suffrage des autres (et ils sont nombreux) dont l’enfance rappellera la sienne.

Or, ces derniers sont des ulcérés, des inquiets et des mélancoliques.

Toute leur existence, ils vagabondent à la recherche de l’Amour perdu, comme ces fils d’exilés qui ont la nostalgie atavique d’une Patrie qu’ils n’ont pas connue.

Aussi vont-ils de déboires en déboires, d’amertumes en amertumes, car leur Faim est trop grande aussi et rien ne semble pouvoir la rassasier.

Leur corrodant et maléfique Désir les incline vers les fêtes décevantes de la Chair, comme s’ils obéissaient à la nécessité de retrouver la chaleur du Ventre monstrueux qui les en priva.

Certains qui, croyant tenir cette félicité unique la voient s’évanouir, roulent au crime.

Alors les Lois sont sans pitié pour ces enfants perdus de la Douleur.

Les plus orgueilleux, les plus baroques se tordent désespérément les bras dans la solitude, car ils connaissent que l’animadversion qui accueillit leur naissance les laissa pour jamais timides, faibles et désarmés devant la Femme et devant la Vie.

« Fil-de-Fer ».

*

*   *

On l’appelait « Fil-de-Fer » à cause de sa taille qui n’en finissait pas et de sa maigreur qui était terrible.

Les gouapes des faubourgs, les menaçantes crapules qui, étant du Peuple, ont le génie des comparaisons pittoresques, lui gouaillaient lorsqu’elles croisaient dans les rues sa piteuse, sa longue et mince silhouette d’adolescent mal nourri qui a grandi trop vite :

— « Hé ! « Fil-de-Fer ! » Si tu continues, tu vas t’ casser. »

20 - Le « nouveau ».

Voilà trois ou quatre jours que « Fil-de-Fer », âgé de neuf ans, fréquente l’École Communale.

À l’heure de la récréation des camarades de sa classe l’entourent et l’interrogent, car il est le « Nouveau ».

— « Ton Père ? Comment qu’il est ton Père ? »

« Fil-de-Fer » (triple menteur) ne veut, par fierté, donner la clef de la situation perpétuellement troublée entre les rudes Adversaires.

— « Mon Père ? Oh ! il est grand, beau et fort... il fait de la « bosque », il me l’apprend... c’est un Anglais. »

— « Alors, toi aussi t’es Anglais ? »

— « Je ne sais pas ! répond « Fil ».

— « Hé ! « sale Angliche » ! Quéqu’ tu viens faire en France ? »

— « C’est ma Mère qui m’a amené, et puis aussi mon Père... »

— « On l’ voit jamais... jamais y vient t’ prendre à quatre heures... »

— « Ah ! ben pas encore... en c’ moment y voyage, mais y va r’venir, vous l’ verrez. »

Inventions laborieuses détruites, au même instant, par un malveillant petit voyou :

— « C’est pas vrai... y n’a qu’ sa Mère... son Père, y n’en a pas. La preuve, c’est qu’ sa Mère vient l’ chercher à la sortie... même qu’Elle lui fout des baffes... ose dire qu’Elle ne t’a pas mis la beigne, hier... Voui, sale « Angliche », s’il avait un Père y viendrait aussi. »

Alors, convaincus qu’il est sans appui et partant sans force dans la Vie, tous de crier, de se moquer et de houspiller « Fil-de-Fer », comme le ferait une bande de moineaux poursuivant un canari échappé de sa volière.

« Fil-de-Fer » « bosque » du mieux qu’il peut, mais il a le sentiment de son infériorité vis-à-vis des autres qui ont chacun un Père, si ce n’est plusieurs, et le « sale Angliche » qu’il est, reçoit plus de gnons qu’il n’en donne.

24

[...]

*

*   *

Tout cela fait partie des souvenirs d’enfance de « Fil-de-Fer ».

Peut-être lui sont-ils personnels. Aussi en est-il jaloux. Ils constituent un patrimoine qu’il revendique avec force, et pour la conservation duquel il se ferait hacher si un tiers voulait le lui dérober.

27 - Chapitre dans lequel on soupçonne « fil » de dissimuler une perversité néronienne. — La soupe au savon.

Et certain après-midi que, solitaire, Madame de Tirlapapan s’est livrée à un élan plus tragique et désordonné que d’habitude, Elle a, sans y prendre garde, précipité dans le broc, aux trois quarts plein d’eau, l’énorme morceau de savon de Marseille qui sert à la toilette quotidienne de « Fil-de-Fer ».

Ce lingot doit également nettoyer les aristocratiques métacarpes de la Marquise, car, pour le reste de ses perfections, Elle use de produits plus rares, auxquels « Fil » ne peut toucher sans être menacé de l’estrapade.

Donc, arrivé au fond du broc, le savon s’est, comme il fallait s’y attendre, désagrégé, et Madame de Saint-Scolopendre, enfoncée dans Racine, a confectionné la soupe avec ce liquide additionné d’un tel condiment.

Yes ! All right !

La soupe ! N’en faut-il pas une « tous les jours que Dieu fabrique » pour l’indicible, l’incommensurable et vorace béjaune, « l’unique objet de son ressentiment » ?

En réintégrant ses lambris « Fil-de-Fer » n’a pas été, toutefois, sans observer l’irisation inaccoutumée du bouillon, mais, comme toujours, il a enfoui au tréfonds de lui-même les résultats de sa sagacité, de peur que sa remarque soit mal accueillie, comme généralement est accueilli tout ce qui jaillit de sa célèbre niaiserie.

Cette coloration l’a rendu rêveur, mais, toujours incliné vers l’optimisme il a conclu :

— « C’est qu’il y a aujourd’hui dans le jus, bougrement de beurre, ou de la moelle de bœuf... qui sait ? Elle me fait parfois de ces surprises... attendons. »

Vient le moment de se mettre à table.

« Fil-de-Fer » se régale d’avance.

— « Donnez votre assiette ! commande Agrippine, et, après la lui avoir gracieusement arrachée des mains, Elle plonge sa louche dans la marmite, remplit de pain et de bouillon la faïence creuse et la pose devant Burrhus « Fil-de-Fer ».

« Hé bien ? Je me trompai Burrhus en mes soupçons ?

« Et vous vous signalez par d’illustres leçons ! »

Madame de Saint-Scolopendre, Elle, ne touche presque pas à un tel mortier. Elle se nourrit plutôt à la façon anglaise, thé au lait, œufs et jambon ; en outre, depuis quelque temps, Elle s’est, sur les conseils de son professeur de déclamation, consacrée à la viande quasi-crue.

Le Beefsteak donne de la force aux cordes vocales, il est le père des beaux médiums, l’ami naturel des tragédiennes.

Grâce à lui, elles peuvent beugler jusqu’au bout, les imprécations les plus sévères et manifester, sans défaillir, l’aliénation mentale particulière aux héroïnes du Répertoire.

Seul, « Fil-de-Fer » cache dans le long reptile qui lui sert de panse cette pâte qu’envieraient des maçons.

Il s’apprête à commencer l’opération tandis qu’Agrippine, découronnant de ses cercles le petit poêle, y dispose sur un gril son lambeau de « barbaque ».

Aïe ! Grimace ! Crachat !

C’est « l’Intolérable » qui se signale.

— « Qu’est-ce qu’il y a ? » demande déjà farouche Madame de Saint-Scolopendre qui n’admet pas la plus faible réclamation.

« Fil-de-Fer », la cuillère suspendue, concentre son audace et annonce tout d’une traite :

— « La soupe a le goût de savon ! »

— « La soupe a le goût de savon ? reprend, offensée et méprisante, Madame de Ribbon-Ribette. Vraiment ! La soupe a le goût de savon ! Et où avez-vous jamais vu qu’une soupe ait le goût de savon ? Dites ? Imbécile ! Crétin ! On vous en « foutra » de la soupe comme ça... »

— ... « tous les jours que Dieu fasse ! » complète, mentalement, « Fil-de-Fer ».

— « Tous les jours que Dieu fasse » ! clame encore la Marquise qui ne se croit pas si bien devinée.

C’est que Madame de Saint-Scolopendre joint à la belle opinion qu’Elle a d’Elle-même la plus haute estime pour ses talents culinaires et l’inconsidéré garçon vient de la froisser dans une de ses vanités les mieux établies. Elle ! Elle qui pourrait, si Elle daignait, se placer n’importe où en qualité de « cordon-bleu » la croire capable de rater une soupe au point de lui communiquer un goût de savon ! « Ridicule espèce » ! « Cochon » ! « Chameau » !

— « Eh ! bien, décrète-elle en ricanant, si la soupe a le goût de savon, vous la mangerez tout de même ! »

— « Mais, rendez-vous en compte avant de me condamner ! » ne peut s’empêcher de s’écrier le pittoresque « Fil ».

Cette fois, son accent respire une telle conviction que la Marquise ébranlée reprend sa louche, la remplit d’un peu du bouillon aux mille couleurs, et y trempe faiblement les lèvres.

Anxiétés de « Fil-de-Fer ». Il se dit — « Sûrement, Elle va déclarer que ça n’est pas vrai ».

Mais Madame de Saint-Scolopendre remue la langue, avale et... crache à son tour.

— « C’est positif, accorde-t-elle étonnée, cette soupe a le goût de savon ! Comment ça se fait-il ?

« Fil-de-Fer » triomphe... pas longtemps. Madame de Saint-Scolopendre flaire là un mystère peu banal et qui met cruellement en défaut ses lumineuses facultés. D’où vient que cette soupe ait le goût de savon ? Car elle l’a, c’est incontestable. Des Anges seraient-ils venus lessiver leurs ailes dans la marmite ? Indéchiffrable énigme !

Oh ! quelle idée ! Ciel ! Elle voit ce que c’est ! L’infâme, le diabolique, le monstre, la dénaturée crapule, le chenapan ! Parbleu !

D’une pièce, Elle se tourne vers « Fil-de-Fer » et, les yeux fulgurants et lui tendant un index accusateur, comme dans ses plus beaux rôles, Elle lui déclame :

— « Salaud ! Vous avez voulu empoisonner votrrre Mèrrrre ! »

Maintenant c’est Agrippine démasquant Néron. Blême comme un coupable, l’enfant s’écroule :

— « Moi ? » dit-il, abasourdi et repris du frisson de ses plus grandes terreurs, car il sent que si cette supposition s’ancre dans sa cervelle en délire, dans sa folie tragique, c’en est fait à l’instant de ses jours misérables, sauvegardés jusque là si habilement. — « Comment l’aurais-je pu ? J’étais à l’école... et puis... au fait qu’est devenu le savon de Marseille ? » (Vrai, on croirait la Fable du Loup et de l’Agneau).

Or, il faut agir avec vitesse ; le danger lui souffle la perspicacité d’un policier opérant une perquisition. Il soupçonne ce qui a dû se passer en son absence et va droit au broc.

Louanges à ses facultés déductrices ! Le « crétin » qu’il est montre à l’Impératrice Romaine, dans le fond du récipient, ce qui reste du pavé phocéen si volumineux ce matin encore.

Ce résidu est puéril en vérité.

Madame de Saint-Scolopendre se tait. Il lui « en a bouché un coin » malgré sa propension à transformer tout en trames criminelles dirigées contre sa Souveraineté. Mais Elle demeure néanmoins soupçonneuse, menaçante et surtout vexée, car, à présent, Elle se doute bien que c’est Elle et non lui, qui, par inadvertance, a fichu le bloc dans l’ustensile.

Pas encore convaincue cependant, Elle enquête :

— « Alors, c’est moi qui ai jeté le savon dans le broc afin de vous empoisonner ? Osez le prétendre, canaille ? »

— « Ménageons son orgueil ! calcule « Fil-de-Fer » à peine remis de son alerte. Et tout haut :

— « Il a pu, étant mouillé, glisser de lui-même et tomber du poêle dans l’eau...

— « Et qui l’aurait posé encore humide sur le poêle ? insiste la logique Madame de Saint-Scolopendre voulant avoir raison à tout prix.

« Fil-de-Fer » réfléchit. — « Ça n’est pas moi certes ! Mais à quoi bon lutter ? Autant lui céder ». Et il feint de se souvenir :

— « C’est peut-être moi, en effet... qui ai négligé de le remettre dans la savonnette après m’être débarbouillé. »

— « Voilà ce que je voulais vous faire dire, menteur, hypocrite, sournois, crapule, voyou ! » achève Madame de Saint-Scolopendre en triomphe, car Elle ne pensait pas que l’interrogatoire prendrait ce tour et qu’Elle s’en tirerait aussi bien.

Cependant, maintenant, Elle se rappelle que c’est bien Elle, qui, après le déjeuner, lui absent, s’est servie du savon en dernier lieu. Parfaitement, Elle s’est lavé les mains... c’est bien cela. Mais, ne disons rien, ne capitulons pas... il serait trop heureux. Laissons planer sur le ténébreux et détesté « Fil » l’accusation de tentative d’empoisonnement. Ainsi il ne respirera plus et sera mieux à sa merci.

Elle développe et rend cet ukase :

— « Vous êtes bien capable d’essayer de me tuer... gredin... je vous connais, allez... vous avez tous les vices ! Aussi, puisque c’est vous qui avez oublié le savon sur le fourneau, je le répète et vous l’ordonne, vous mangerez cette soupe et toute la marmite jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. »

— « Et c’est moi qui veux l’empoisonner ! » songe « Fil-de-Fer » en reprenant sa cuillère.

Or, les jours suivants, n’ayant pas autre chose, il la mange comme Elle l’a décrété. Un peu chaque jour il faut qu’il s’en arrange.

Seulement il a des coliques, de véritables tranchées de cheval, suivies de selles multipliées. Tant pis, Madame de Saint-Scolopendre, très forte sur les purges, estime que cette médication inespérée constitue vraiment un hasard céleste, un nouvel avertissement du Dieu vivant qui, dans sa sagesse profonde, a voulu que « Fil-de-Fer » fût « débarrassé de sa bile », qu’il eût les intestins convenablement nettoyés, saponifiés même, et, qu’au cas où le scélérat eût, malgré les apparences, nourri contre Elle des projets assassins, il en reçût, sous forme de purgatif, le châtiment providentiel.

36 - Dialogues qui montreront diverses préoccupations de « fil-de-fer » touchant notamment la recherche du bonheur. — Un passant hèle notre ami.

— Hé ! « Fil-de-Fer ? » Où cours-tu ? Arrête-toi !

« Voilà !

— « Pourquoi toujours galoper ?

— « Je fuis la malechance.

— « Tu l’entraînes avec toi.

— « Que faire ?

— « Retourne-toi... tiens-lui tête...

— « Je n’en peux plus.

— « Couche-toi.

— « Je ne puis dormir comme je voudrais... il paraît que je ronfle.

— « Qui t’aime ?

— « Je cherche...

— « Qui aimes-tu ?

— « Je ne sais.

— « Qui t’embrassait quand tu étais petit ?

— « Des Anglaises ?

— « Et puis ?

— « C’est tout.

— « Qui t’a soigné, cajolé, consolé ?

— « . . . . . . . . . . . . . . . .

— « Qu’est-ce que tu souhaites le plus ardemment ?

— « Taper ! Cogner ! Taper jusqu’à la mort sur tous ceux qui m’ont frappé, humilié, trahi.

— « Et puis ?

— « Aider ceux qu’on trahit et bat à battre ceux qui les battent.

— « Et encore ?

— « Oh ! mais c’est impossible...

— « Dis tout de même...

— « M’allonger un soir dans une grande baignoire qui contiendrait, jusqu’aux bords, du lait tiède de nourrice, fermer les yeux et m’y noyer.

37 - Conversation avec le passant.

— « À ton tour, réponds.

— « Qu’est-ce ?

— « Quand je serai mort, que deviendra mon âme ?

— « Peut-être revivra-t-elle dans le corps d’un autre enfant.

— « Ah ! bien zut ! dit « Fil-de-Fer ».

— « Aimerais-tu mieux qu’elle revînt dans le corps d’un animal ?

— « Sans hésitation, oui.

— « Lequel ?

— « Naturellement, réfléchit « Fil », je ne peux pas souhaiter autre chose qu’être le petit d’une chamelle.

— « Sais-tu que c’est un quadrupède fort mal-traité ?

— « Oh ! alors « pas de ça Lisette ! » déclare le rebelle. »

40 - Chapitre où, toujours comme dans les contes de fées, de « grenouille », « fil-de-fer » est changé en caméleon. — L’enfant « gâté ».

— « Osez dire que je ne vous gâte pas ? lui crie-t-elle un jour en s’avançant sur lui, la « tapette » en l’air, sur lui qui se recroqueville et voudrait rentrer dans le mur. Vous allez me calomnier chez les voisins et partout, en prétendant que je vous maltraite. Osez dire que je ne vous gâte pas ! »

Devant le fléau, « Fil-de-Fer » a une défaillance. C’est véridique ; il « n’ose » formuler aucune réclamation, mais, à cet instant, se représentent à son esprit, en panorama raccourci, les gâteries illustres dont il est l’objet, et qui sont : le lit de camp avec sa barre de fer, ses pantalons aux fonds perdus, ses pieds toujours à la glace, les purges, les soupes substantielles à la soude potassée, les cris, les beignes, les cheveux arrachés, le manche à balai, les proverbes et tout jusqu’à la « tapette » élevée récemment à la dignité de verge.

C’est qu’il n’y a plus moyen de blaguer avec ce jonc fâcheux. Comment recevoir une cinglée de ça, les dents serrées et sans hurler ?

Impossible de parer, comme pour les mains, et, tout en écopant, de braver des regards. (Voulez-vous bien baisser les yeux ? Croyez-vous que vous me faites peur ? Seriez-vous aussi grand que la maison que je vous « foutrais » encore des calottes, etc.)

Saloperie d’objet de ménage ! Sans omettre qu’il y a défense expresse de s’en emparer et de le détruire, autrement Elle en rachètera un autre, ça coûte si bon marché et, au besoin, Elle y engloutirait son héritage.

Dès la première raclée le corps de « Fil-de-Fer » devient, jaune, rouge, violet, indigo, orange, vert, toutes les couleurs connues et inconnues du prisme. Madame de Saint-Scolopendre exulte. Dire qu’Elle n’a pas trouvé, non, dire que Dieu ne l’a pas avertie plus tôt de l’usage qu’on pourrait faire de ces lianes frêles.

Enfin : « Mieux vaut tard que jamais », et, à présent, il file doux et d’avance, il râle et demande « grâce » quand Elle s’approche de sa rébellion, armée comme il est dit.

Oh ! le temps des parades hypocrites est passé, et ce système apparaît si providentiel à Madame de Saint-Scolopendre qu’Elle commence déjà à en abuser.

Ça ne durera pas. « Fil-de-Fer », l’ingénieux, trouvera bien un moyen pour paralyser encore cette forme de l’éducation. Diabolique personnage !

En attendant, il écope et, par toute la chair, il est zébré et bariolé comme un Sioux.

Il offre l’aspect d’une palette aux tons purs noyés dans les complémentaires dégradées et c’est au demeurant, une fort aimable symphonie de lapis, de vermillons, de verts Véronèse, de noirs de pêche et surtout de chromes, de « terres de Sienne » et d’ocres.

Si bien qu’un après-midi de Juillet, s’étant transporté aux bains à quatre sous, il est, avant de plonger, aperçu du maître-nageur qui traduit d’un seul coup l’émotion que lui fait éprouver cette anatomie multicolore.

— « Ohé ! l’Arc-en-Ciel ! »

« Fil-de-Fer » surpris, arrête son essor, mais le maître-nageur s’approchant et lui désignant les places plus particulièrement meurtries de son individu :

— « Qu’est-ce qu’y t’a servi ça mon pauv’ vieux ? C’est ton daron ? »

— « Non, répond « Fil » je suis tombé dans mon escalier ! »

(Oh ! ce menteur de « Fil-de-Fer », ce triple, ce quadruple menteur, le Mensonge incarné somme toute).

— « Ben ! dit le triton, t’as ramassé une sacrée bûche alorss... regarde-toi donc, tout partout... t’as l’air d’une pomme pourrie ! »

— « C’est que moi, riposte « Fil », en riant, moi, vois-tu ma vieille j’ai la peau fine, un rien me marque, JE SUIS UN ENFANT GÂTÉ ».

Et, en véritable « grenouille » qu’il est, il saute à l’eau.

42 - Chapitre où « Fil-de-Fer », qui songe à choisir une carrière, se voit, dans un avenir rapproché « contrôleur de poitrines ». — La « gorge ».

Nous sommes en Été. C’est un Jeudi, jour de vacances pour l’incoercible « Fil-de-Fer », alors âgé de onze ans.

Il vient de déjeuner en tête à tête avec la toujours admirable authoresse de ses années bigarrées.

Celle-ci est en camisole et en jupon court, tenue d’intérieur extra-légère à cause de la chaleur.

« Fil-de-Fer », silencieux et sur ses gardes, semble saturé de l’honneur que lui a fait la Marquise en l’associant à son repas.

Honneur redoutable, périlleux honneur dont il se passerait volontiers car, lorsque de tels galas se déroulent, ils se terminent généralement plus mal qu’ils n’ont commencé.

Un rien, une réflexion farce, un clin d’œil gouailleur, une grimace, un fou rire réfréné trop tard, un couteau, un morceau de pain qu’il laisse choir prennent l’importance d’une faute grave, d’une offense, qui déterminent la surabondance des qualificatifs et des beignes, qu’en lui-même il appelle « les grandes eaux ».

Il préférerait déjeuner à l’école, dans le préau, en compagnie de ses camarades, même avec sa traditionnelle tartine et son fragment de tablette de chocolat, il aurait le cœur moins serré qu’en ce moment et l’esprit plus dispos, mais c’est un Jeudi encore une fois, et il n’a pu décliner l’invitation.

Justement, aujourd’hui, en considérant l’ardeur de la température qui irriterait des nervosités moins sensibles que celles de Madame de Tirlapapan, il ne peut s’attendre à rien de bon.

Aussi demeure-t-il bouche close et se tient-il sur la réserve.

Pas d’étourderie surtout, pas la moindre blague la plus mince observation qui puisse être interprétée comme une intolérable incongruité, ou sans cela, gare !

Or, voilà qu’Elle ! Elle l’examine longuement comme si Elle l’apercevait pour la première fois de leur vie commune. C’est son habitude, lorsqu’Elle redescend de l’Olympe, d’en prendre ainsi conscience. Elle a toujours l’air de le redécouvrir et c’est alors qu’Elle l’accable de reproches et l’accuse d’être la source de ses maux multiples.

Que va-t-Elle encore exprimer à son « boulet », à son « chenapan », à son « chameau d’enfant » ?

« Fil-de-Fer », malgré l’entraînement, se sent inquiet sous l’effluve des Yeux Verts.

Protégez-nous, Vous, les plus Grands-Anges !

Eh bien, aujourd’hui, précisément, Madame de Saint-Scolopendre, sans plus de motif apparent que lorsqu’Elle est méchante, aujourd’hui (soyez bénis, Séraphins intercesseurs !) Elle ! Elle ! (est-ce croyable ? est-ce un air qu’Elle se donne ?) Elle, et non Athalie, se sent disposée à une incompréhensible mansuétude, une sorte de condescendance majestueuse qui va lui faire accomplir des gestes aussi mémorables qu’étonnants.

D’un mouvement harmonieux de son beau bras nu, Elle saisit son verre de café augmenté largement de cognac (car Elle joint à ses cent mille facultés celle d’aimer le gloria) et la tête renversée, noblement, Elle le sirote.

Puis, Elle repose le verre. Silence dehors, silence auguste dans le logement, silence prudent de l’héritier.

— « Les Rois et les Empereurs quand ils bouffent ne doivent pas g..... plus que ça ! » réfléchit-il.

Mais, Madame de Saint-Scolopendre s’adresse lentement à lui.

De quoi ou de qui parler ? D’Elle, bien entendu. Ne faut-il pas implanter dans l’esprit de son « idiot », chaque fois qu’Elle le peut, le sentiment de sa supériorité sans égale ? Toute occasion est bonne pour frapper l’imagination (la viande aussi, pense « Fil ») et provoquer l’enthousiasme de ce médiocre individu.

Oui, de quelle façon l’éblouir une fois encore, et mieux que jamais, sinon en l’entretenant d’Elle, d’Elle « for ever », de sa Plastique illustre, mais peu vulgarisée, des Perfections uniques de sa Personne corporelle, de certains de ses charmes secrets que la Terre entière adorerait si Elle pouvait en soupçonner l’incomparable splendeur !

Mais « pas de ça Lisette » et bien d’autres proverbes, la Terre est une obscure « charogne » qui n’obtiendra pas l’insigne faveur de les même entrevoir.

— « Crais ! crais ! se dit « Fil ». Où veut-elle en venir ? »

Il hoche la tête et approuve pour ne point la heurter.

N’oublions point qu’il a onze ans à peine et qu’on lui réserve ceci. Elle lui commande tout à coup :

— « Regardez ! »

« Fil-de-Fer » regarde, et, comme si Elle lui faisait une inestimable aumône, Elle écarte sa camisole et découvre complètement ses seins !

Stupeur, embarras de l’insipide confident.

Pourquoi lui exhibe-t-elle « sa gorge ? »

Ces seins sont égaux, effectivement couplés et beaux autant qu’en puisse juger l’ignorant. Ils sont en « poire » fait remarquer leur propriétaire, et non « en pomme » ni « en blagues à tabac » comme le serait, d’après la Marquise, la majorité des autres tétons féminins.

Voilà qui est neuf pour « Fil-de-Fer », il ne se doutait de cette infériorité, aussi la note-t-il soigneusement. Il examine toujours les « Divins Apparus. » Le ton de leur chair ressemble à du buvard rose sur quoi il serait tombé du café. Ce sont des seins de rousse.

— « Regardez ! exige-t-elle de nouveau et Elle se dépoitraille davantage.

« Fil » obéit. Il se tient coi, troublé étrangement ; il ne saurait analyser ce qu’il ressent. Il sait, cependant, qu’il a honte et qu’il est, en même temps fier, d’une fierté abominable. Il lui semble qu’il n’a jamais rien vu de si beau, de si mystérieux, mais qu’il vivait tranquille sans cette révélation.

Voyons, est-ce que, par hasard, ça serait une coutume entre mère et fils, et ses camarades auraient-ils également subi cette importante initiation ?

En tous cas ils ne lui en ont rien dit.

Non, ça n’est pas possible : il n’y a qu’Elle pour avoir des idées pareilles car les autres mères n’ont pas de seins équivalents.

Alors la honte succède définitivement à la fierté, et il se sent très malheureux.

Après tout, ce ne sont que les nichons maternels, ceux là qu’il a peut-être tétés (l’occasion serait bonne pour se renseigner) mais ils ressemblent à des seins de statue, à des poitrines de jeunes filles vues sur des gravures ou dans des tableaux, ils sont menus et « en poire » retenons-le.

D’où vient qu’il existait des tétons aussi « épatants », et que c’était justement la Marquise qui les monopolisait ?

Ça n’empêche, « Fil-de-Fer » se sent rudement misérable.

La fête n’est pas finie.

— « Qu’attend-elle de moi ? pense le « chenapan ». Croit-elle que je vais me jeter à genoux pour Les adorer ? Elle peut se fouiller. Pourvu que les gens d’en face ne la voient pas ! »

Madame de Saint-Scolopendre a rejeté tout à fait sa camisole et bombe du buste, complètement, avec ses miraculeux jumeaux. Puis, Elle prend des poses, fait valoir le double objet de son orgueil luxurieux, tourne le col ainsi qu’une colombe qui va mourir, se flatte de la main le collier de Vénus, se sourit et se minaude dans la glace au-dessus du petit poêle, laquelle glace lui retourne sa prodigieuse image.

« Fil-de-Fer » se tait toujours. « Fil-de-Fer » est ému. Il ne bronche. S’il lui venait l’idée, mais elle ne le visite pas, de protester, de se dérober à ce spectacle, il sait trop comment il en serait puni.

On lui apprendrait à cette « brute » incorrigible, à cette « crapule », à mieux accepter de semblables grâces.

Donc il conserve un mutisme atterré, et sa « tête d’assassin » trahit une désolation qui échappe à la Marquise, folle d’Elle-même.

Après avoir remis sa camisole et en avoir une dernière fois écarté le devant, comme les portes d’un tabernacle, Elle harangue ainsi « le stupide » personnage qui n’a pas éclaté en louanges.

— « Regardez une dernière fois ! Emplissez-vous les yeux, pour toujours, de ce que je vous montre, rappelez-vous, le temps que vous vivrez, que vous avez contemplé les seins les plus beaux qu’il y ait jamais eu et qu’il y aura jamais !

« Oui, souvenez-vous en, car, en vérité, vous êtes le seul à qui j’aie permis d’admirer une « gorge » aussi merveilleuse. »

— « C’est d’ailleurs inexact se remémore, à présent, « Fil ». Pour un oui ou pour un non, Elle Les sort et Elle Les a déjà sortis devant plusieurs personnes dans la loge de la concierge ; Elle ne pense même qu’à leur donner de l’air, mais, jusqu’ici, j’avais été jugé indigne de Les connaître. »

— Et, continue la Marquise, vous pourriez parcourir toutes les contrées, dégrafer les plus belles femmes de la Terre... (Aussitôt, « Fil-de-Fer » qui a lu que les plus « belles femmes de la Terre » étaient des Circassiennes se transporte, en pensée, dans le Caucase, et il s’y voit en train de dégrafer un certain nombre de jolies personnes destinées au Harem)... et regarder leurs seins, jamais, non jamais vous ne trouverez de « gorge » semblable à la mienne, cette « gorge » que je viens de vous faire admirer avec une munificence qui me confond, car vous ne méritez guère une telle récompense et n’êtes point capable de l’apprécier ! Que d’autres voudraient être à votre place ! »

« Fil-de-Fer » approuve et... la remercie.

L’important n’est-ce pas, c’est d’éviter les baffes !

— « Maintenant, vous pouvez descendre jouer, conclut Madame de Saint-Scolopendre, certaine d’avoir, par ce moyen si simple, enfoncé son prestige, inébranlablement, dans l’esprit de son gamin.

« Fil-de-Fer » s’éclipse, heureux de la fin de la cérémonie, mais, à dater de ce jour, il est en proie à de singulières rêveries.

46 - Chimpanzés, ouistitis...

Ces scènes absurdes et ces accusations déraisonnables ont toutefois l’avantage de rappeler à « Fil-de-Fer » quantité de paroles, de gestes, d’attitudes équivoques, de tentatives singulières dont, bien plus jeune, il fut l’objet, et contre lesquelles, à présent, il s’est déjà mis en garde, tout seul, sans conseillers, par pudeur naturelle.

En effet, nous approchons de l’époque où, pour les éphèbes de la rue ou de l’école, camarades de « Fil », le drame de la puberté commence. Aussi peut-on concevoir que les fréquentations et les promiscuités, jointes à l’ignorance de l’hygiène élémentaire, n’affermissent point la moralité et la santé des générations qu’on façonne pour le Numérotage immense voulu par la Bourgeoisie..

Voici d’abord les galopins de l’impasse que le mystère sexuel intrigue, et qui se livrent à son sujet à des confidences fantastiques, à des causeries ordurières, à des manœuvres et à des examens qui, pour être mutuels et furtifs, n’en sont pas moins flétrisseurs.

C’est Codaux, le plus précoce de tous qui, encore en culottes, regarde effrontément les femmes ou les jeunes filles qui passent et leur murmure des phrases obscènes, peu intelligibles pour elles, mais compréhensibles pour les autres qui en sont avertis et s’en esclaffent.

C’est Delanoy, Maximin, Codaux toujours, qui, le soir venu, forment des groupes chuchoteurs où on se livre à on ne sait quelle besogne suspecte.

On peut y surprendre, soulevé lui aussi de tendresse bizarre, Cotonnet embrassant à pleine bouche les mollets charnus de Codaux.

Parfois tombent, sur ces conciliabules, l’imprécation d’une hétaïre sous les fenêtres de laquelle se donnaient les explications les plus graveleuses accompagnées de privautés complètes.

— « Tas de petits salauds ! Je vais vous apprendre, à vous esquinter.....

Alors, honteuse, la bande se désagrège pour se réunir de nouveau, dans l’ombre d’une encoignure ou d’un corridor plus propices.

Ainsi s’éveillent à la vie sensuelle, trouble et pleine de lacunes, les Adolescences tourmentées.

Ils ne pensent plus « qu’à ça ». Quand l’un d’eux a pu saisir un renseignement nouveau, un vocable touchant la chose de l’Amour, aussitôt il en fait part aux autres qui se le gravent dans la mémoire et longuement en palpitent.

— « Oui mon vieux, aller avec une femme, ça s’appelle « b.... ! »

Jusqu’ici « Fil-de-Fer », soit crainte, soit dégoût, a échappé à ces révélations. Sa piété, sa ferveur ardentes, l’en défendent aussi.

Il s’est dérobé d’instinct aux confidences, a refusé de prendre part aux colloques, tenus dans les coins sombres et il a châtié, avec la dernière violence, les attouchements brefs et féroces qu’il n’a pu éviter dans la cité ou à l’école.

Maintenant, sous le coup des accusations idiotes et des ligottages injustifiés de la Marquise, tout s’éclaire :

— « Ils se « touchaient » donc ! murmure-t-il, J’avais bien raison de les fuir ! »

Oui ! à présent, c’est à l’école, dans la classe des grands que ces manies simiesques ont gagné la plupart.

Dès que le professeur a le dos tourné, les voisins de « Fil-de-Fer » l’appellent à voix basse :

— « Ohé l’Angliche » ?

« Fil-de-Fer » lève les yeux.

— « Tiens... »

Et, relevant sa blouse, Delanoy ou un autre lui exhibe son sexe. Le voisin l’imite, puis c’est le suivant et puis tous.

Cela fleure fâcheusement, car, ni le Peuple, ni la Bourgeoisie et moins encore l’Instituteur n’enseignent aux garçons ces soins essentiels et particuliers (1).

« Fil-de-Fer » est répugné.

— « Fais voir la « tienne », dis, « l’Anglais ? »

« L’Anglais » ne répond et se courbe sur ses devoirs.

Alors chacun réexhibe la « sienne ».

Qu’en font-ils, mon Dieu, ces ouistitis du Tiers et même du Quatrième État ? Ils la maltraitent, et, par bravade, « la » montrent dans le dos du Maître occupé à corriger les cahiers d’un autre élève. Ils font semblant de le héler mais c’est à mi-voix :

— « M’sieu ! M’sieu ! regardez donc... »

Le Maître a entendu les rires étouffés et s’est retourné de leur côté.

Aussitôt, tous ces hypocrites semblent feuilleter les pages de leurs livres ou paraissent fouiller dans leurs pupitres. En un clin d’œil, ils ont rabattu leurs sarreaux et c’est une éclipse instantanée.

S’il survenait et osait soulever le devant des blouses, il constaterait que chacun s’est donné de l’air. Oui, mais il craint de commettre une erreur, et, s’il se trompait, c’est lui qui semblerait un « vicieux » et paraîtrait révéler aux garnements des mœurs, qu’officiellement il doit ignorer.

Mais il a cessé sa surveillance.

— « Ohé ! l’ « Angliche ! » veux-tu faire voir la tienne, nom de d’ là ! »

Silence sépulcral de l’ « Angliche ».

Alors on essaie de « la » lui extraire de force, et c’est l’échange des coups de coudes dans les côtes, des coups de règle sur les doigts, des coups de porte-plumes, dont la plume se plante en pleine chair, des coups de pied dans les tibias. Ici, « Fil-de-Fer » a encore l’avantage à cause de ses grandes guibolles.

Tumulte... cri sourd... il en a « mouché » un.

Le Maître se retourne encore une fois :

— « Ah ! je t’y pince ! crie-t-il à « Fil-de-Fer ». Et, solennellement, il lui inflige cent lignes parce qu’il est dissipé et parce qu’il bat ses camarades !

Joie diabolique des autres.

Tiens aussi, c’est bien fait. Pourquoi ne veut-il pas montrer « la sienne » !

— « Vous verrez ça à la sortie ! grince « Fil-de-Fer ».

À la sortie ou à la récréation c’est une bataille dramatique.

Si ça se passe à la récréation, c’est comme une gageure chez ces démoniaques petites humanités. Tandis que « Fil-de-Fer » commence à en boxer un avec une supériorité évidente, cinq ou six s’élancent dessus, le prennent à bras-le-corps, lui maintiennent, qui ses redoutables pieds, qui ses bras endurcis et, en l’entourant, à la faveur de la lutte, des doigts tachés d’encre s’introduisent par l’arrière jamais fermé de son légendaire pantalon et, férocement, le farfouillent dans l’intimité de sa personne...

Énergie désespérée de « Fil-de-Fer » qui écume, rue, mord, et finit par se débarrasser de ses ennemis ; mais souvent il est, sinon blessé, tout du moins tordu et meurtri à certain endroit de son corps. Il va s’asseoir sur une marche, pâle et courbé en deux, en attendant que la douleur passe, tandis que ses agresseurs, dans la cour, font semblant de jouer, loin de lui, tout en ricanant et en le guettant de l’œil.

On ne sait pas ... s’il se plaignait au Maître.

C’est peu connaître « Fil-de-Fer ». D’abord, il n’oserait jamais expliquer ces ignominies, les termes lui manqueraient, en outre cela révélerait la détresse de son derrière effiloché... et puis, il ne faut pas passer pour un « cafard », c’est de la dernière importance. Ces manies ont, peu à peu, gagné toute la classe, il n’y a pas à dire.

Seul, « Fil-de-Fer » fait sa « Sophie », sa « sucrée », mais ça ne durera pas toujours, il y viendra aussi, il tombera comme les camarades et, à plusieurs reprises, dans la journée, en tendant le doigt vers le professeur soupçonneux mais qui ne peut prendre personne sur le fait, il sollicitera la permission de descendre aux cabinets :

— « M’sieu ! J’ai envie ! »

Il court aussi d’étranges rumeurs dans la catégorie des « grands » dont « Fil-de-Fer » naïf et récalcitrant ne peut concevoir l’ordure. Voici des dialogues brefs, échangés à voix basse, pleins de détails inexplicables pour lui.

— « Un tel « l’a fait ? »

— « Vrai ? »

— « Voui,.. avec sa sœur (ou bien) une « quille », une « copine » de sa sœur ».

— « Ah ! c’ t’épatant ! »

Et « Un tel » devient un sujet d’admiration et d’envie.

— « Et toi, tu l’as déjà fait ? questionne-t-on « Fil-de-Fer ».

— « Fait quoi ? a-t-il l’imprudence de répondre.

— « Ça ! »

Et un geste significatif figure on ne sait quel acte.

« Fil-de-Fer » conçoit quelque chose de particulièrement immonde mais aussitôt se défend d’y penser. Il s’en veut d’avoir donné dans le piège de la question. Il hausse les épaules et reprend son travail.

On parle aussi beaucoup de Rangeade, un jeune colosse, déjà légèrement moustachu, qui a un air très dégagé vis à vis des autres.

Supériorité. Ainsi il serait formidablement doué, d’après les racontars. Ce précoce gaillard, lui, « l’aurait déjà fait », d’une manière authentique et indiscutable. Oui, « avec une amie de sa mère » « qui habite sa maison ». Ah ! c’t épatant ! Veinard de Rangeade !

Et les autres, dans la cour, ne cessent de l’interroger pour qu’il leur dise « comment qu’ c’est ? » et « qu’est-ce qu’y arrive ? » et « s’il le refera encore ? » ce « soir, demain, Dimanche prochain ou Jeudi ? »

Ce Rangeade ! Quel type extraordinaire !

À présent, il connaît l’Amour !

 

___________________

(1) Cette pudeur ou cette méconnaissance sont un legs du Catholicisme aux plus Révolutionnaires. Depuis la chute de la Civilisation antique, la Foi marche de pair avec la Crasse.

La propreté de l’âme importe seule, d’après le dogme Chrétien ; et ça n’est pas une calomnie de dire que l’esclavage des Corps et des Intelligences, y compris l’esclavage économique ou le Salariat, sont d’autant mieux établis dans les régions qui manquent d’eau, de bains et de canalisations ou dont les habitants négligent leurs ablutions quotidiennes.

Des Municipalités socialistes ont cru battre en brèche l’Église de leurs Communes en édifiant, aux frais de leurs Administrés, des Mairies de marbre et d’onyx qui ont coûté des millions.

Il ne leur est pas venu cette conception, si élémentaire, que des piscines, des étuves, des thermes à la romaine eussent mieux servi la Cause Populaire que leurs Cathédrales laïques, tout en nécessitant moins de dépenses. Mais les Socialistes sont des Chrétiens qui s’ignorent car leurs dogmes, leurs formules, leur politique recréent, à leur insu, l’idéal chrétien, lequel subordonne toute réforme à la collectivité, alors qu’il faudrait, primordialement, orienter l’éducation et l’instruction vers le développement de l’Unité sociale, de l’Individu et commencer par conséquent par le laver et lui apprendre à le faire.

On peut, croit-on, sans passer pour refléter l’idéal de Ravachol, affirmer que le Bulletin de Vote apparaît comme une éponge insuffisante pour nettoyer l’Électeur et développer sa Personnalité.

Le jour où le Peuple, au lieu de lois ou de réformes illusoires, exigera, dans chaque Commune, des bains publics, ça en sera fait des Capitalistes qui l’exploitent et des Politiciens qui le nourrissent de phrases.

47 - Chapitre où « Fil-de-Fer » défend sa vertu. — « Good evening ».

Durant l’absence de « Fil », Madame de Tirlapapan a simplement bouté le feu à la cambuse. Comment ? Il n’ose le demander. La Marquise, vexée, lui refuserait la moindre explication. Tout ce qu’il peut connaître, c’est qu’Elle a renversé la lampe à essence sur le petit poêle, et que les voisins accourus ont éteint le commencement d’incendie avant l’arrivée des pompiers, que, pour deux jours au moins, à fin de réparations, leur logement est inhabitable et que, cette nuit, on louera une chambre à deux lits dans l’hôtel borgne qui fait le coin de l’impasse.

Cet hôtel est tenu par un homme d’allures respectables, marié, père de deux fillettes et « Fil-de-Fer » le connaît bien et lui-même connaît bien « Fil-de-Fer » ainsi que la Marquise, car la mère et l’enfant, à des titres différents, sont populaires dans leur zone.

« Fil-de-Fer », en passant, salue le tenancier qui, toujours coiffé d’une calotte noire, se tient majestueusement sur le seuil de son château d’amour et lui rend son salut.

Quelquefois même ils ont échangé des mots anglais, le tenancier pratiquant cette langue et leurs relations ont conservé un ton de parfaite cordialité.

« Fil-de-Fer » saisit toutes les occasions qu’il peut de se rappeler sa première Patrie et d’en parler l’idiome, voilà pourquoi, sans s’engager à fond, il a noué connaissance avec le digne hôtelier.

Or, le soir venu, « Fil-de-Fer » a fait ses devoirs à la lueur d’une bougie, dans la chambre à deux lits retenue par la Marquise, puis s’est déshabillé et couché.

Madame de Tirlapapan, Elle, ne rentrera pas avant une heure du matin. Elle a retrouvé une place de vague coryphée, au Châtelet ou ailleurs, et, chaque nuit, Elle s’y transporte.

Et « Fil-de-Fer », paisible, commence à clore les paupières et s’apprête à ronfler tout son saoul, sans risquer d’être brutalement réveillé, quand il entend grincer dans la serrure de sa chambre ; puis la porte s’ouvre, et, grave et digne comme toujours, le patron de l’hôtel apparaît tenant un bougeoir allumé d’une main, et de l’autre le passe-partout qui lui a permis d’entrer.

Cette visite insolite venant d’un autre, d’un inconnu, épouvanterait « Fil-de-Fer », mais c’est le tenancier qui parle anglais !

Il le connaît et il n’y a pas de quoi crier. C’est un peu drôle tout de même qu’il pénètre ainsi, mais sans doute veut-il souhaiter le bonsoir à « Fil » son jeune ami.

— « Ça, c’est gentil ! pense « Fil ». Il est au courant de notre sinistre et, avant d’aller se coucher, il vient voir si je n’ai besoin de rien ! »

Le patron, sans hâte, referme l’huis, met le passe-partout dans sa poche, et, souriant et gracieux, il va au lit où se déroule l’onduleux « Fil-de-Fer »,

— « Good evening ! »

C’est bien ça ; ah ! le brave homme. Et « Fil » rétorque en anglais et une conversationnette s’engage.

Mais, à quel curieux travail se livre donc le visiteur ? Il introduit sa main dans les draps... Quoi ? viendrait-il border « Fil-de-Fer » ? Et, tout à coup, cette main voyage vers « Fil » qui se recroqueville et se recule aussitôt dans la ruelle. Mais là, il est arrêté par la muraille ; l’odieuse main ne manifeste aucune intention de s’en aller.

L’épouvante rend « Fil-de-Fer » muet. La figure du tenancier est hideuse à voir. Sa bouche bave et ses yeux sont fous. Cette bouche tordue prononce des mots, sans doute orduriers, que « Fil-de-Fer » n’entend pas. L’horreur lui enlève presque le sentiment. Il se dit :

— « Si je crie il m’étrangle ! »

Il a beau être nerveux « Fil de-Fer », il n’en a pas moins onze ans, et il est nu et désarmé dans ce lit. Que diable peut-il avoir, de si séduisant avec son minable et interminable squelette, son teint de cadavre, ses longues pattes maigres de héron frileux ?

Oh ! il voit ce que c’est. L’individu le croit « vicieux », lui aussi, comme ses camarades de la cité dont il a dû surprendre les vilaines pratiques et les honteux conciliabules. Oui, c’est ça. Mais ces gros doigts fébriles dans sa sensibilité vont-ils le lâcher à la fin !

« Fil-de-Fer » repousse la main et crache dans l’effroyable visage de l’aliéné :

— « Laissez-moi, laissez-moi, je ne fais pas de « saletés », moi ! »

Alors la lueur de folie luxurieuse disparaît des yeux de l’assaillant : il abandonne sa « prise », retire son bras et tente de tranquilliser l’enfant en lui parlant de tout autre chose, comme s’il n’avait rien risqué d’anormal ou de criminel, puis il lui souhaite « good evening », pour de bon cette fois, et s’en va en refermant la porte à double tour. Resté seul, « Fil-de-Fer » ne peut plus fermer l’œil jusqu’à ce que revienne la marquise de Tirlapapan à qui il se gardera bien de narrer une telle aventure. Il réfléchit dans l’obscurité tout en redoutant un retour offensif de son inquiétant ami et il se demande :

— « Qu’est-ce qu’il me voulait ? On dirait qu’il est venu voir si je n’étais pas une « quille ! »

50 - Chapitre où « Fil-de-Fer » évoque des aventures assimilables à l’adolescence de Gargantua et aux confessions de Jean-Jacques. — Coup d’oeil rétrospectif.

Et maintenant, en récapitulant ces tentatives actuelles, « Fil-de-Fer » démêle qu’il fut déjà en butte à des expériences analogues, ce à maintes reprises durant son inconscience enfantine.

Il a l’intuition fort nette que la spéciale mentalité de la Marquise l’a toujours exposé, sans défense, à ces perversités.

Elle a toujours été considérée, par chacun, comme un objet de terreur, de haine ou de dérision.

On s’est vengé et on cherche à se venger sur lui de ses insultes, de ses chantages, de ses proclamations et harangues orgueilleuses... Comme il est de notoriété publique qu’Elle le déteste, qu’Elle l’affame, le bat et l’insulte, comme on sait, tant Elle l’a répété, qu’il a « tous les vices », qu’il est « son boulet », son « porte-guigne », sa « crapule », son « chameau d’enfant », on le méprise et, de là, à vouloir le corrompre et salir, il n’y a qu’un pas, rapidement franchi. On ne sait que penser de ses exhibitions renouvelées de « gorge » ou d’épaules. On ne peut arguer, certes, qu’Elle se prostitue, mais son impudeur extravagante et glorioleuse engendre le mépris qui rejaillit sur « Fil-de-Fer ». Puisqu’elle ne se respecte pas Elle-même, pourquoi la respecterait-on, et pourquoi respecterait-on le déplorable enfant de cette détraquée ?

Et la salauderie diabolique qui dort au fond de tant de cœurs cherche à s’exercer sur le malheureux, sur l’être désarmé, sans appui, comme elle s’exerce souvent sur des infirmes, des sourds-muets, des simples, incapables seulement de désigner celui qui les viola...

Toutefois, ce qui trompe dans le cas de « Fil-de-Fer », c’est qu’il a une horreur naturelle de la corruption, et qu’il a peut-être hérité de son « salaud de Père » d’une lucidité parfaite et d’une intrépidité à se défendre, fortifiée sans doute, par son aptitude à recevoir les torgnoles sans broncher... Alors on croirait que cette précoce dignité de lui-même exaspère le stupre de ceux qui l’approchent et le guettent, et que ceux-là se disent : — « Il faudra bien qu’il y passe ! » De ces abominables calculs, chez certains sont venus ces brusques élans de Monsieur de Blignac, de l’hôtelier et de bien d’autres jusqu’ici déjoués et repoussés.

Il faut s’en rendre compte. Le malheur, la faiblesse, la pauvreté, l’abandon, la candeur de l’Enfant, sont des aphrodisiaques supérieurs, qui font lever les priapes et animent criminellement les mains impudiques. Et « Fil-de-Fer », si loin qu’il remonte dans ses souvenirs, récapitule maintenant les caresses caractéristiques et malpropres, dont son innocence enfantine fut la victime ingénue et consentante.

Car, si, à présent, il est assailli par la grossièreté, la crapule, le sadisme sournois de ses relations, de l’école, de la rue et de tous, autrefois il fut l’objet de frénésies dévorantes, dont à présent seulement il commence à concevoir la délicieuse infamie.

Il se rappelle notamment la sensation douloureuse que lui causaient, tout petit, dans les endroits les plus délicats de sa chair, les doigts calleux d’un palefrenier nommé Vincent, qui l’avait pris en amitié et ne cessait, dans les coins, tout en ayant l’air de le faire sauter, de lui pincer le bas-ventre et de lui râper les fesses.

Lui succédèrent, en Angleterre, les mains d’une bonne, fréquemment égarées sous sa chemisette quand elle le levait ou le couchait, l’habillait ou faisait sa toilette, sans cependant le tenailler.

Mais ce qui lui revient nettement, c’est son idylle, avec une « miss » déjà mûre, affolée par le célibat, laquelle miss s’était toquée de lui, alors âgé de quatre ou cinq ans, et qui, après quelques platitudes et flatteries, obtenait de se le faire confier des heures par la marquise de Tirlapapan-Ribbon-Ribette, laquelle, le haïssant déjà, profitait de toutes les occasions qui lui étaient offertes de se priver de sa présence.

Cette demoiselle, dont il ne se remémore plus que le visage effacé, avait remarqué les sentiments qu’il inspirait à son authoresse et la pitié qu’elle en ressentait, et s’était, pour lui, transformée en véritable passion, dans laquelle se soulageait son cœur affamé d’affection et très certainement sa continence de vieille fille.

Animalement « Fil-de-Fer », déjà maltraité et bourrelé, allait aux caresses quelles qu’elles fussent, et les rendait aussi ardemment que sa chétivité le lui permettait, de sorte que la miss pouvait faire de lui ce qu’elle voulait, ce dont elle ne se privait guère.

Oui, à présent, il reconstitue les scènes. Elle l’emmenait chez elle comme une petite proie, et, là, elle se livrait à des manigances incompréhensibles ou bien elle lui en faisait accomplir de curieuses, se servant de lui ainsi qu’il s’en rendra compte plus tard, comme d’un instrument de volupté.

Oh ! les jolis mots d’amour, de véritable amour, qu’elle lui logeait alors dans la bouchette en l’étreignant ; ces vocables mignons dans cette langue anglaise si musicale et suave :

— « My dear, my dear, my pretty, pretty littte dear, my love dove cat’s eyes, my beautiful eyes...

(Mon chéri, mon chéri, mon joli joli petit chéri, mes yeux de chaton aimé, mes magnifiques prunelles).

D’autres fois, Elle, aussi, dégrafait son corsage et, sur ses beaux seins ronds et nus de blonde, elle lui écrasait la tête ou lui en donnait les pointes à mordiller, ce à quoi il obéissait, car il a l’impression que leur contact, leur tiédeur et leur odeur fine le rendaient tout à fait heureux.

Souvent elle lui accordait d’amicales, de tendres fessées, prétextes à d’étonnantes incursions sous sa robe écossaise et, comme une compensation à ces sévérités dérisoires, certains frôlements légers qu’elle multipliait du nombril à l’aine et très vraisemblablement sur un petit Quelque chose qui prenait aussitôt, croit-il, de l’importance.

Et, à ces évocations de caresses qui jusque-là lui avaient paru normales, « Fil-de-Fer » chez qui s’éveillent les sens, frémit obscurément et s’avoue, à sa confusion intime, qu’il regrette son jeune âge, Londres et sa première amie.

Quelle rancune aurait-il ?

Il était déjà rudement malmené. Sa paume grasse et douce, à elle, ne le fustigeait que délicatement. Tout ce qu’on voudra, cela lui semblait bon et, à des années de distance, sa chair en garde le reconnaissant émoi.

— « Oh ! mon Dieu, se dit « Fil-de-Fer », s’il n’y avait eu qu’Elle ! »