Jehan Rictus

.. le Cœur populaire

 

Poèmes, doléances, ballades
plaintes, complaintes
récits
chants de misère
et
d’amour.


En Langue Populaire
(1900-1913)

Paris
Eugène Rey. libraire-éditeur

1914.



Le Piège

                            I

Les soirs de Mai, quand l’Ovréier 
sort de l’usine ou d’ l’atéier, 
libre et pas gai, sa jornée faite,

fourbu par le boulot du jour, 
général’ment y rentr’ chez lui 
comme un carcan à l’écurie, 
sans seul’ment retourner la tête

Mais... y a des soirs ousqu’y s’arrête 
à regarder grouiller l’ Faubourg 
et pis aussi les alentours.

D’abord, quoiqu’ tard, y fait cor clair 
et souvent, y a eu eune ondée 
qu’était tiède autant que des pleurs...

à preusent les crottoirs mouillés
reflèt’nt le ciel et ses couleurs,
et les ruisseaux balad’nt du bleu.

V’là donc les frangins du cravail
qui rentiffent comme un bétail,
la gueul’ baissée, les arpions lourds.....

Ah ! pis y a c’ potin de la rue
fait des embarras d’omnibus,
des claqu’ments d’ fouets, des roues d’ camions,
des engueulad’s de collignons ;

pis, v’là l’ bataillon des gonzesses, 
les frangin’s aussi du turbin, 
qui trottent vite en bavardant, 
en s’ gondolant, en chahutant,

leurs group’s se crois’nt, se heurt’nt et s’ press’nt,
tricot’nt des flût’s, tortill’nt des fesses 
dans l’air amoureux du Printemps ;

cependant qu’au ciel rebleui
par l’avers’ tombée tout à l’heure,
au front du Soir triste et sévère

eune Étoile, encor solitaire, 
tremble, comme eune grosse larme 
qui s’rait su’ l’ point d’ déringoler

su’ tout’s les chieries de la Terre.


                            II

Ce soir, l’Ovréier est rêveur....
Ben sûr qu’ ça y arriv’ pas souvent,
car, depis trente ans qu’y turbine 
(on peut dir’ trente ans d’esclavage)

y n’est d’venu eun’ vraie machine ; 
c’est pus un Êtr’, c’est un rouage, 
eun’ mécanique, un automate, 
qu’ est pas pus nerveux qu’eun’ tomate.

Y n’est quasiment abruti,
laminé, usé, aplati,
et cert’s y vit pas, y fonctionne ;
c’est ben rar’ quand qu’y réflexionne !

Mais quoi..., ce soir, y n’est rêveur... ; 
ce pétard, c’ mouv’ment du faubourg, 
ces ruisseaux bleus, ces crottoirs roses, 
c’te bris’ fraîch’ su’ sa tronche en sueur, 
y sait pas porquoi,... ça l’ dispose 
et ça yi grimpe au ciboulot.

— « Gn’y a pas, qu’y s’dit en s’ graffouillant,
gn’y a pas d’erreur, c’est gigolo ;
la Vie, c’est pas pus toc qu’aut’ chose,
seul’ment ça dépend d’ la saison.....
C’est bath à voir, c’te p’tit’ louchette... ; 
le Ciel,... il est très... machin-chouette, 
de vrai, on croirait d’ la liquette 
des gonzess’s qui sont en maison ! »

Et le Prolo, au coin d’ la rue, 
boit la senteur du mois d’ Marie ; 
y s’ rinc’ l’œil, y tette, y respire,
ça yi fait doux par tout’ la chair 
depis le nombril jusqu’aux tifs : 
c’est h’un nanan qui coût’ pas cher 
et qu’ est meilleur qu’ l’apéritif.

— « Ouais !... »
Brusquement vient comme un goût 
qui sort des gargouill’s, des égouts, 
ou qu’arriv’, dit-on, d’ la banlieue....
Qu’est c’ que c’est qu’ ça ? ça schlingu’ les lieux ! 
Oh ! là là, mince ed’ choléra ! 
C’était meugnon..., c’est dégueulas ! 
Enfin tant pir’, que voulez-vous : 
à Paris les soirs de Printemps,

ça sent la merde et les lilas !

L’ gas qu’ était déjà tout réjoui 
et qui bâillait aux hirondelles, 
du coup, en a soupé vraiment :
y clôt son four et r’prend sa route, 
sans mêm’ groumer contre c’ qui l’ gêne ; 
mais... c’te bon dieu d’odeur le suit !

Pourtant, y n’aurait, lui aussi, 
besoin d’air fraîche et d’oxygène ; 
tout’ la jornée il a massé 
dans des vapeurs et dans l’ cambouis, 
ça trouillotait ferme à l’usine ;

et pour la pein’, juste en sortant, 
après eun’ tit’ bouffée d’ Printemps, 
y sent l’ caca à plein’s narines !

Beuh !... Quoi qu’ vous voulez qu’il y fasse ! 
Bédam’ ! Y n’y fait qu’ la grimace, 
le v’là r’parti l’ long du faubourg....

Y n’est pas long à arriver
à la caserne ousqu’on l’espère,
et, après des tas d’escaïers
le v’là dans sa tôle au sizième !

Sa ménagère yi dit : — « Bonsoir ? »
Lui yi rétorqu’ : — « ...soir, ça boulotte ? »
Et le v’là parti à s’asseoir.

Gn’y a l’ frich’ti su’ la tab’ bancale 
et, par la tabatière ouverte, 
il entre, avec la bris’ du soir, 
cette infamie d’odeur fécale : 
il l’a r’niflée ? Il en mang’ra...

ça sent la... chose et les lilas.

Où sont les môm’s ? Y sont pas là.
Gn’en a qu’ est à gouaper quéqu’ part,
gn’en a un qu’ est au cours du soir,
gn’en a un aute au régiment,
et gn’en a un qu’ est au ballon :
n’a fait quéqu’ sal’ coup,... on sait pas.

Quant qu’aux fill’s, gn’en a justement
eun’ qui n’a su que s’ faire enfler,
et son dâb, quand qu’il a su ça,
qu’on n’ causait que d’ell’ dans l’ quartier,
l’a foutue dehors à coups d’ pied,
ell’, son gros bide et son p’tit gas,
et depis... y en a pus d’ nouvelles...

A doit êt’ morte ou tournée grue.

Devant ce foyer déserté
l’ Travailleur se sent... embêté :
seul’ment... y veut pas qu’on n’y en cause,
bon guieu d’ nom de guieu..., d’un tas d’ choses !

V’là donc l’ moment d’ bouffer un peu ;
y n’a pas ben faim, l’Ovréier,
mais quoi, c’est « l’usage », c’est l’instant.

Sa jigi fouille au plat et l’ sert 
eun’ ratatouille à pomm’s de terre, 
et tous deux, sans s’ causer encore, 
mastiquent, lapp’nt, loufent, tortorent,

ça sent la... zut et les lilas.

Mais, c’ balthazar est vit’ fini, 
la négresse envahit l’ log’ment ; 
l’Ovréier s’ dit : « Cré nom dé dié, 
quoi que j’ vas foutre ed’ ma soirée ?

« Aller boir’ chez l’ bistrot un verre ? 
ou aller au Café-Concert, 
un d’ ces cochons d’ bouis-bouis d’ quartier 
ousqu’on n’entend qu’ des couillonnades... »

Aller faire un tour su’ l’ boul’vard ? 
(Ah ! oui, parlons-en du bol d’air ! ) 
D’abord y se sent esquinté, 
pis, si dehors y pointe el’ blair, 
y r’tomb’ra toujours sur’ c’t’ haleine 
qui pue la... hem ! et les lilas. 
Bref, tout ça, quoi... ça yi dit pas !

Y s’ dresse, y s’étir’ ! N’a la flemme : 
— « Autant s’aller plumer ! » qu’y s’ dit.

Sa femme, a y est déjà partie,
alle est dans la planque à côté,
su’ leur pauv’ galett’ de mat’las
montée su’ patt’s et qu’ est un pieu,
(mêm’ qu’on l’entend ronfler déjà
pir’ qu’un volant ou qu’eun’ turbine).

Alorss... lui aussi y n’y va ; 
y pénètr’ dans sa bonbonnière....
Nom de nom ! N’y fait chaud ce soir, 
et su’ les muraill’s du boudoir 
gn’y a déjà d’ la vermin’ qui trotte.

(Y faut qu’ tout un chacun boulotte.)

Et l’Ovréier y jett’ sa bâche, 
pis y dépiaut’ son culbutant 
et pis... ses godillots à clous ; 
y gard’ sa liquett’ ; voilà tout, 
l’ est quasi comm’ le père Adam.

Ben vrai ! C’ que l’ Travail en a fait !
Son anatomie est usée,
n’a des jointur’s ankylosées,
y n’est plein d’ tar’s et d’éparvins,

plein d’ varic’s et de durillons, 
de balafr’s qui font d’ grands sillons, 
trac’s d’accidents ou de blessures, 
(on croirait jamais not’ frangin)

à tout jamais il est atteint 
dans sa noblesse et sa beauté !

Mais quoi qu’il a à s’ dandiner, 
à stopper..., à hésitailler ? 
Ben sûr, qu’y s’apprête à s’ pieuter 
sans seul’ment se rincer la gueule, 
le troufignon, les mains, les pieds !

À r’garder sa Marie qui pionce 
innocemment, le blair dans l’ mur, 
l’Ovréier s’ dit qu’en r’montant c’ soir, 
comm’ ça, tout le long du faubourg, 
outre la merde et les lilas, 
ça sentait ben un peu l’Amour !

Gn’y avait des tas de p’tit’s jeunesses,
des gigolett’s, des p’tit’s fumelles,
qu’a pas d’ mirett’s mais d’ vraies jumelles
qui déculottent les passants,
et dont un r’gard vous r’tourn’ les sangs.

Gn’y avait des nuqu’s grass’s et dodues, 
des p’tit’s bergèr’s en camisoles, 
dans quoi tressautaient des tétons 
qui d’vaient êt’ beaux, durs et pointus.

Gn’y avait des p’tits pieds, des p’tit’s mains, 
des corsag’s ouverts, d’ la chair nue 
et des croupions de p’tit’s morues 
qu’on aurait troussés en cinq sec !

L’Ovréier, y r’pense à tout ça
on peut dir’ presque malgré lui,
car son Épouse, alle est ben moche....

La pauv’ dondon, à forc’ d’êt’ doche,
a tous ses trésors cavalés
et les nénés putôt foutus,
comm’ si, mon Guieu, sauf vot’ respect,
qu’all’ se les serait dégueulés.

Bédam’ ! vous pensez, le turbin, 
la dèch’, les soucis, l’ manqu’ de soins, 
pis toujours ête outil d’ besoins 
et pis toujours ête eun’ pondeuse...

ça use aussi avant vot’ temps, 
ça vous dégrade el’ monument, 
ça vous ronge,... ça vous détruit, 
si jeune et si girond’ soit-on, 
ça bouff’ la joie et le désir,

et l’ plaisir... y n’ fait pus plaisir !

Son Homm’, lui, y vit dans l’ dégoût ; 
gn’y a ben longtemps qu’y n’y caus’ pus, 
juste ed’ quoi y compter sa paie ; 
et quant qu’à la chos’ de l’affaire, 
lui aussi l’en a perdu l’ goût.

Mais ce soir vraiment, nom de nom,
y n’a quét’ chos’ comme un retour,
un r’gain, un fri-fri qui l’ tracasse
et lui trott’ par tout’ la carcasse...
Salaud d’ Printemps !... Cochon d’ faubourg !

D’abord y veut pas, y s’ raisonne ; 
ji, tout d’un coup, sans avertir, 
comm’ ça... rebrusquer son Ancienne 
qu’ est putôt dign’ d’êt’ respectée ! 
(Ça n’a pas d’ bon sens ni d’ pitié 
c’est quasiment d’un criminel !)

Mais quoi,... y n’a qu’ell’ sous la main ! 
Quiens, c’est-y pour son museau rose, 
les pucell’s du faubourg Germain ?

Les cochons n’auront jamais d’ perles,
les cochons n’auront jamais d’ perles ! 
Faut’ d’ortolans on bouff’ des merles, 
faut’ de brioche on s’ call’ du pain !

Pis y a pas... v’là la sèv’ qui monte ; 
la Vie, a gronde en ses rognons ; 
loufe, éperdu, rouge de honte,
l’Ovréier, le bon compagnon
s’ met à gémir... comme un entier

(La Nature est là qui exige, 
elle aussi, a fait son métier !)

Et v’lan ! Boum ! Le v’là qui s’abat 
su’ ce pauv’ pieu, su’ ce grabat, 
ousque roupill’, sans s’emballer,

sa Démolie, sa Désolée....

Et dans la nuit, près d’ la muraille, 
(sous l’ chromo de quéqu’ Président 
qui fait l’ voyeur là, sans tiquer), 
l’Ovréier r’tourn’ sa légitime 
(laquelle effarée rouvr’ les z’yeux 
ayant l’air de dir’ : — « C’ qu’y a l’ feu ? »

et, sans mamours préparatoires, 
sans un bécot, sans rien d’ gentil, 
(un peu pus même y la battrait ; 
dans les temps l’ était pus poli !)

Y l’écart’, la s’coue, la harponne,
y la coltine, y la cramponne, 
y la bouscule, y la rouscaille...

et, en gueulant comme un putois, 
y yi enfourne encore eun’ fois 
jusqu’au fin fond d’ sa vieill’ berdouille, 
d’ la grain’ de vie, d’ la pâte à mômes,

d’ la chair à turbin comme lui !

Aussi c’te pauv’ femm’ réveillée 
fait h’eun’ tass’ toute émerveillée :

— « Quoi que y a pris à son mari ? 
Pourtant y n’avait pas l’air cuit, 
quand y n’est rentré tout à l’heure. »

Car, elle, a n’y a vu qu’ du feu, 
a n’a quasiment rien senti, 
a s’est prêtée,... alle a subi ; 
alle a possédé... peau d’ zébie, 
l’ aurait dû mieux la réveiller.

(Elle, alle arriv’ comm’ les sergots,
quand les pègres sont cavalés
et le pante aux trois-quarts occis ! )

Mais a s’ dit : — « Quoi,... c’est sa façon, 
et faut y fair’ croir’ qu’ c’était bon ! »

Et v’là qu’a geint, v’là qu’a soupire, 
v’là qu’a gazouill’, v’là qu’a s’ tortille, 
v’là qu’a lui fait un peu d’ chiqué...

(chacun son genr’ de charité !)

Seul’ment lui n’est pas aussi poire, 
et y sait ben c’ qu’il en faut croire ;
y dit rien, mais... y n’y coup’ pas. 
Et y s’arr’lèv, tandis qu’ su’ l’ flanc 
ell’ riboul’ cor des callots blancs !

Y s’arr’lève, y yi tourne el’ dos 
sans eun’ caress’, sans un p’tit mot, 
et y s’assoye au bord du lit
les pieds par terr’, pas loin d’Julot !

Y n’est calmé,... y réchéflit,
y réflexionn’ su’ c’ qu’y vient d’ faire,
y sent qu’ c’est h’encor eun’ conn’rie !

— « Ah ! nom de Dieu, c’est cor le Piège ! » 
y s’a laissé chopper encore 
et à preusent il est trop tard !

Comment couper à la misère ? 
Ben sûr que c’était pas l’ moyen 
d’empêcher les grèves, les guerres, 
les chômages, les maladies....

Et c’est à présent qu’y voit clair !

— « Bon dieu d’ nom de Dieu d’ salop’rie ! 
Gn’y a donc pas assez d’ malheureux
qui chinent et peinent su’ la Terre. » 
Vrai, en c’ moment, s’il le pourrait, 
y s’ bott’rait l’ cul avec plaisir....

Mais quoi, ct’e judass’rie d’ Nature
qu’ est toujours pus marioll’ que lui !

Alorss, en songeant à tout ça 
(sans pourtant ben se l’esspliquer, 
car c’est trop difficil’ pour lui...)

ses idées s’ brouill’nt, son cœur se gonfle,
et son front ridé dans les mains,
à tourner, r’tourner son malheur,
tout d’un coup jaillit sa douleur
su’ sa pauv’ gueule en deux ruisseaux ;

Et l’ restant d’ la nuit là, y d’meure 
et l’ restant d’ la nuit là, y pleure 
su’ sa limac’ de cravailleur.....

su’ sa pauv’ liquette à carreaux.


Complainte des petits déménagements parisiens
   
(Le Petit Terme)


Badadang boum ! Badadang d’zing !

Janvier, Avril, Juillet, Octobre.....
Quoi c’est que c’ chambard dans Paris, 
de Montmertre à l’av’nue du Maine 
et d’ Ménilmuche à Montsouris ?

C’est rien, Messieurs, demeurez fermes ;
c’est dans Pantruche el’ jour du Terme :
c’est l’ grand aria, le r’mue-ménage
de Populo qui déménage ;
c’est l’ « Peup’-Souv’rain » qui fout son camp.

Badadang boum ! d’zing ! Badadang !

V’là la chose ; on a essayé 
d’amasser l’argent du loyer : 
pour ça, on a trimé, veillé 
jours et nuits un trimestre entier.....

Le moment v’nu... on n’a pas pu 
on a eu beau s’ priver, s’ rogner 
su’ l’ quotidien, su’ l’ nécessaire, 
ça r’gard’ pas c’ pauv’ Popiétaire 
qui lui n’ demand’ qu’à êt’ payé.....

Preusent, y faut décaniller 
avec c’ qu’on a pu échapper 
au brocanteur, au requin d’ terre...

Gn’y a pas, y faut call’ter aut’ part, 
pour ben sûr, dans un aut’ quartier 
et d’un aut’ gourbi délétère 
redéplanquer trois mois plus tard,

Badadang boum ! Badadang d’zing !

Et aign’ donc ! L’ Cravailleur débine : 
— « Allons bon ! que s’ dit la vermine 
(punaises, poux, puc’s, araignées 
qui n’aim’nt pas ben êt’ dérangés) :

— « Ces salauds-là sont enragés, 
z’ont dû encor s’ fair’ fout’ congé ;
les v’là qui vont r’déménager, 
attention aux fuxions d’ poitrine ! »

Badadang boum ! D’zing badadang !

Et v’là la bagnole à brancards 
ousque l’ gratt’-papier, l’ovréier 
ont empilé leur p’tit bazar, 
composé d’infirm’s, d’estropiés 
qui ont vu pas mal d’escaïers, 
de collidors et d’ gueul’s d’huissiers.

Badadang boum ! Badadang d’zing !

Voici la tabl’, la pauv’ tit’ table 
autour d’ qui on s’est envoyé
tant de ratatouill’s délectables, 
tant d’ faux-filets... d’ vache enragée.

On l’a mis’ les quat’ patt’s en l’air, 
comme eun’ jument pris’ de coliques 
décédée su’ la voie publique !

Badadang d’zing ! Badadang boum !

Sucez ! V’là la machine à coudre
(achetée à tempérament
qui vous détruit l’ tempérament)

car, elle a cousu le suaire
invisible et brodé de pleurs
ousque l’on a enseveli
jeuness’, vaillance, santé, couleurs ;
à preuv’ qu’on en est tout pâli,
la poire en miroir-à-douleurs
et qu’on s’ défile en poitrinaire.

Badadang boum ! D’zing badadang !

V’là c’te pauv’ vieill’ gonzess’ d’ormoire
tout’ détraquée, toute esbloquée ;
alle a tant vu filer d’ sa panse
les petits magots dérisoires
qu’alle en garde un air « ça-m’-fait-... suer »
et « Honni soit qui mal y pense ! »

Badadang boum ! Badadang d’zing !

Et enfin l’ mat’las ousqu’on pionce,
quand qu’on rentre esquinté ou saoul ;
le pauv’ mat’las, qui fut p’t-êt’ bien
jadis mis su’ les barricades
et cardé par les biscaïens
au temps des guerr’s entr’ citoyens ;

le pauv’ mat’las, le pauv’ poussier 
d’où le p’tit Dardant s’est tiré 
y a ben longtemps, y a bell’ lurette, 
les boïaux sortis à coups d’ pied 
et les miroitants au beurr’ noir :

le pauv’ mat’las ousqu’on s’ marie 
pour pondr’ des môm’s à tour de cul, 
qu’on n’ saura pas comment nourrir ;

le pauv’ mat’las à grands carreaux 
ousque l’on chiale, ousque l’on crie, 
quand qu’on est malade ou blessé ; 
et souvent ousqu’on en finit, 
quand qu’on a ben crevé sa vie 
et qu’on n’est pas tourné rentier...

Badadang boum ! D’zing badadang !

V’là les z’outils, v’là la vaisselle, 
les grapeaux roulés, les lampions 
pour fêter la Révolution ! !

Et couronnant l’ château branlant 
par des cord’s et par des sifelles, 
voilà des chromos « artistiques », 
la tronche aux divers Preuzidents 
qu’ont « honoré la République ».

Y a les principaux, Thiers, Grévy, 
défunt Carnot, défunt Tanneur ; 
tous, sanglés d’ Ia Légion d’Honneur, 
présid’nt ces tristes déballages 
avec l’air calme qu’ont les Morts : 
(faut dir’ qu’ quand y z’étaient vivants 
y rouspétaient pas davantage).

On part : — « Filons ! » dit la borgeoise 
qui trimball’ la cage aux bécams. 
Et Populo s’ met les courroies 
ben humblement, ben tristement...

Jésus déménagea sa Croix !

Populo s’ déguise en carcan
et il emporte par les rues
ses punaises qui se tienn’nt coi,
ses Dieux, ses Maîtres et ses Rois...
et... la marmaille pousse au cul !

Badadang boum ! D’zing ! Badadang !

Ben, n’en v’là d’eune « Allégorie », 
n’en v’là d’un « Triomphe » éclatant 
pour embêter celui d’ Charonne ! 
Ça pourrait faire un beau pendant, 
on mettrait d’ssous ce boniment :

« PEUPLE SOUVERAIN DÉMÉNAGEANT 
AVEC LES BIENS DE SA COURONNE, »
Et mézig ajout’rait — : « Cambronne ! » 

Badadang boum ! D’zing ! Badadang !


Les Petites Baraques


                     (Sept ans)

— « M’man ? Laiss’-moi voir les p’tit’s baraques
dis,... arrêt’ toi M’man,... me tir’ pas !
Tu m’ sahut’s, tu m’ fais mal au bras...
Aïe, M’man ! Tu fous toujours des claques !

Ben vrai, c’ qu’y a du populo !
M’man ? y rigol’nt comm’ des baleines....
Quoi c’est qu’y leur jacqu’t’ el’ cam’lot ?
Pheu !... c’ que ça pue l’acétylène !

M’man, les « bolhommes » ! M’man, les « pépées »,
les « ciens d’ fer », les flingu’s, les « misiques »,
les sabr’s, les vélos « mécaliques » !
oh ! Moman, c’ que j’ suis égniaulé !

C’ qu’y coût’ cher « l’ ceval » du milieu ?
Ç’ui-là qu’ est pus grand qu’eune enseigne ?
J’ vourais l’avoir, moi, nom de guieu !
Aïe, M’man ! Tu fous toujours la beigne !

Quiens,... ton baluchon qui s’ défait !
Y te l’ont r’fusé chez ma « Tante » ?
C’est p’t-êt’ pour ça qu’ t’es pas contente ?
Oh ! va donc, Moman, qué qu’ ça fait !

N’ t’occup’ pas si tu n’as pas d’ sous,
c’est pas pour m’ach’ter que j’ t’arrête ;
mais rien que d’ z’yeuter les joujoux,
moi ça m’ fait du bien aux mirettes.

Si l’ dâb rentr’ pas mûr et sans l’ rond,
quiens, tu m’ paieras eun’ tite échelle,
eune orange ou deux sous d’ marrons ;
va M’man, ça f’ra la rue Michel !

Oh ! là là, c’ que j’ suis fatigué !
On l’est pas h’encore à Saint-Ouen ?
Pus qu’on trotaill’, pir’ que c’est loin,
Oh ! Moman, c’ que j’ suis fatigué !

La neige entr’ dans mes godillots ;
ça fait du tort à mes z’eng’lures ;
j’ai beau êt’ un gas à la dure,
j’ai comme un lingu’ dans les boïaux !

Tu sais, l’ sal’ môm’ de l’épicier ?
Y fait son crâneur, son borgeois ;
l’aut’ nuit, l’a eu dans ses souïers
eun’ tit’ balance et des vrais poids...

n’avec eun’ bell’ petit’ bagnole,
eun’ boît’ de troufions, un guignol ;
c’est « l’ Pèr’ Noël », à c’ qu’y paraît ;
pour voir, dis Moman, c’est-y vrai ?

— « Vous, qu’y nous a d’mandé, les crapauds,
’spliquez-moi c’ que vous avez eu
de la part du « Petit Jésus » ?
— « Nous, qu’on y a balancé, la peau ! »

Alorss, t’ sais pas c’ qu’y nous a dit,
M’man ? Y nous a app’lés « plein-d’-poux » ;
— « Le Pèr’ Noël, c’est sûr, pardi,
va pas chez des purées comm’ vous ! »

Vingt dieux ! Du coup, moi, mes frangines,
tous dessus on y a cavalé :
ah ! qu’est-c’ qu’on y a mis comm’ volée !
Dame aussi ! Porquoi qu’y nous chine !

Pis... on y a cassé ses affaires ;
pis après, on s’a fait la paire ;
ben, tu sais pas c’ qu’y nous a dit ?
— « Tas d’ salauds, j’ vas l’ dire à mon père
et j’ vous f’rai couper vot’ crédit ! »
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Oh ! là, là, Moman ! Quoi qu’y t’ prend ?
Marée ! C’est lui la « mauvais’ graine » !
Aïe ! Oh ! Soupé ! Merd’ c’ que j’étrenne !

Sûr, on voit ben qu’ c’est l’ Jour de l’An !


La Frousse

              (Onze ans, six ans)

— « Hé ! tu dors pus ?... Caus’ moi, Mémaine...
Toi aussi t’as h’entendu l’ coup ?
C’est h’encor Pepa qui rentr’ saoul :
y n’a dû claquer sa quinzaine !

Serr’-moi fort,... boug’ pas,... écoutons.
(Ah! ton p’tit cœur fait du tapage !
Y saut’ comme Fifi dans sa cage
quand y voit l’ petit chat Miton.)

Aie pas peur,... j’ suis là,... j’ suis ta « Grande »,
tu sais ben cell’ qu’ est quasiment
comm’ qui dirait ta p’tit’ moman ?
Ben voyons, la cell’ qui t’ commande,

qui t’ brabouill’, qui t’habill’, qui t’ peigne,
qui t’ mouch’, qui t’ serch’ tes petits poux,
cell’ qui ramass’ pour toi les beignes,
cell’ qui t’aime à plein-cœur-d’amour !

Bon sang ! Quoi c’est qu’y s’ passe en bas ?
M’man est encore à sa couture....
P’pa l’appell’ : — « Putain, pourriture ! »
Vrai ! Pourvu qu’à n’y répond’ pas !

Quand qu’y n’est bu y d’vient méchant :
M’man dit toujours qu’all’ le plaqu’ra
mais avant, y l’estourbira,
pis nous... y nous en f’ra autant.

Hier,... t’as vu ? Pour sercher querelle
et tâcher d’y mette eun’ pâtée,
y n’a craché dans nos écuelles,
mais Moman a pas rouspété !

T’entends ? Y va, y vient, y rogne.....
Pan ! Ça c’est nos joujoux qu’y cogne.....
(Pourvu qu’avec ses gros souïers
y n’aill’ pas les écrabouiller !)

Pleur’ pas, Mémain’, c’est pour de rire ;
laiss’ fair’, j’ fouill’rai dans son fann’zar ;
ça et c’ qu’y m’ rest’ dans ma tir’-lire,
j’ t’en ach’t’rai des aut’s au bazar.

Mais surtout qu’y grimp’ pas nous voir,
j’ai la frouss’ quand l’est dans la chambe,
y pos’ son gros cul su’ nos jambes
et y rest’ comm’ ça dans le noir....

Y ricane, y caus’, ses dents grincent
pis y nous chopp’, nous tât’, nous pince
et nous farfouille où faurait pas.....
Mais on peut rien dir’ : c’est Pepa !

On s’ gare, on s’ noue, on s’ met en boule ;
crier !... on prendrait l’ mauvais paing,
c’est du coup qu’y perdrait la boule
et nous f’rait passer l’ goût du pain !

Tout ça vient de c’ que près d’ l’usine
où tout’ la journaille y turbine,
d’un Sam’di à l’autre Sam’di,
y a plein d’ bistrots qui font crédit !

Pis M’mam aussi a pas d’ toupet,
pass’que moi, quand j’ s’rai pour m’ marier,
sûr, j’ prendrai pas un ovréier
ou c’est moi que j’ touch’rai sa paie !
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

Mémaine ! Ej’ crois que l’ v’là, bon Dieu !
voui voui,... enfonçons-nous au pieu ;
tais-toi,... f’sons min’ de roupiller,
n’os’ra p’t-êt’ pas nous réveiller.....

Patatras, boum ! Minc’ de potin !
Y bûche !... Y doit n’ête en cabosse.....
Oh ! à preusent, y a pus d’émosse,
y planqu’ra là jusqu’au matin !

Preusent... on peut rabattre el’ drap
on peut s’allonger à sa guise.
Bonn’ nuit, ma gross’, fais-moi eun’ bise,

serr’-moi ben fort dans tes p’tits bras. »


Farandole des pauv’s ’tits fan-fans morts
                            
(Ronde parlée)

Nous, on est les pauv’s tits fan-fans,
les p’tits flaupés, les p’tits foutus
à qui qu’on flanqu’ sur le tutu :

les ceuss’ qu’on cuit, les ceuss’ qu’on bat,
les p’tits bibis, les p’tits bonshommes,
qu’a pas d’ bécots ni d’ suc’s de pomme,
mais qu’a l’ jus d’ triqu’ pour sirop d’ gomme
et qui pass’nt de beigne à tabac.

Les p’tits vannés, les p’tits vaneaux
qui flageol’nt su’ leurs tit’s échâsses
et d’ qui on jambonn’ dur les châsses :

les p’tits salauds, les p’tit’s vermines,
les p’tits sans-cœur, les p’tits sans-Dieu,
les chie-d’-partout, les pisse-au-pieu
qu’il faut ben que l’on esstermine.

Nous, on n’est pas des p’tits fifis,
des p’tits choyés, des p’tits bouffis
qui n’ font pipi qu’ dans d’ la dentelle,
dans d’ la soye ou dans du velours
et sur qui veill’nt deux sentinelles :
Maam’ la Mort et M’sieu l’Amour.

Nous, on nous truff’ tell’ment la peau
et not’ tit’ viande est si meurtrie
qu’alle en a les tons du grapeau,
les Trois Couleurs de not’ Patrie...

Qué veine y z’ont les z’Avortés !
Nous, quand on peut pus résister,
on va les retrouver sous terre
ousqu’on donne à bouffer aux vers.
Morts ou vivants c’est h’un mystère,
on est toujours asticotés !

Nous, pauv’s tits fan-fans d’assassins,
on s’ra jamais les fantassins
qui farfouillent dans les boïaux
ou les tiroirs des Maternelles
ousqu’y a des porichinelles !

Car, ainsi font, font, font
les petites baïonnettes
quand y a Grève ou Insurrection,
car ainsi font, font, font
deux p’tits trous.... et pis s’en vont.

Nous n’irons pas au Bois, non pus
aux bois d’ Justice... au bois tortu,
nous n’irons pas à la Roquette !

Et zon zon zon... pour rien au monde,
Et zon, zon, zon, pipi nous f’sons
et barytonnons d’ la mouquette
su’ la Misère et les Prisons.

Nous, pauv’s tits fan-fans, p’tits fantômes !
Nous irions ben en Paladis
si gn’en avait z’un pour les Mômes :

Eh ! là, yousqu’il est le royaume
des bonn’s Nounous à gros tétons
qui nous bis’ront et dorlott’ront ?

Car « P’tit Jésus » y n’en faut pus,
lui et son pat’lin transparent
ousqu’on r’trouv’rait nos bons parents,

(On am’rait mieux r’venir d’ son ciel
dans h’eun’ couveuse artificielle !)

Gn’y en a qui dis’nt que l’ Monde, un jour,
y s’ra comme un grand squar’ d’Amour,
et qu’ les Homm’s qui vivront dedans
s’ront d’ grands Fan-fans, des p’tits Fan-fans,
des gros, des beaux, des noirs, des blancs.

Chouatt’ ! Car sans ça les p’tits pleins-d’-giffes
pourraient ben la faire à la r’biffe ;
quoique après tout, on s’en-j’-m’en-fous
pisqu’on sait ben qu’un temps viendra
où qu’ Maam’ la Mort all’ mêm’ mourra
et qu’ pus personne y souffrira !

Mais en guettant c’te bonn’ nouvelle
sautez, dansez, nos p’tit’s cervelles ;
giclez, jutez, nos p’tits citrons.

Aign’ donc, cognez ! On s’ fout d’ la Vie
et d’ la Famill’ qui nous étrille,
et on s’en fout d’ la République
et des Électeurs alcooliques
qui sont nos dabs et nos darons.

Nous, on est les pauv’s tits fan-fans,
les p’tits flaupés, les p’tits fourbus,
les p’tits fou-fous, les p’tits fantômes,
qui z’ont soupé du méquier d’ môme

qui n’en r’vienn’nt pas... et r’viendront plus.


Idylle

                            I

« Môm’, c’que t’es chouatt’ ! Môm’, c’que t’es belle ! 
Je sais pas c’ que t’ as d’pis quéqu’s temps, 
c’est sans dout’ l’effet du Printemps 
et qu’ tu viens d’avoir tes quinze ans, 
mais c’ qu’y a d’ sûr... t’ es pus la même.

J’ t’ai vue qu’ tu jouais à la marelle, 
au diabolo ou au ballon, 
y n’y a pas h’encor si longtemps ; 
t’ étais eun’ « sal’ quill’ » pour les gas, 
moche et maigr’ comme un échalas, 
et quand qu’ t’ allais aux commissions 
on t’ coursait pour t’ passer à beigne !

Mais, depis p’t-êt’ mêm’ pas deux s’maines, 
voilà qu’ tu t’es mise à éclore 
comm’ qui dirait un bouton d’or ; 
t’ es sangée,... c’est la nuit et l’ jour ;

preusent t’ es forcie et t’ es ronde, 
t’ as pris d’ la fesse et des nichons 
et, pus on s’avance en saison, 
pus tu d’viens meugnonne et gironde.

Et j’ suis pas l’ seul à l’arr’marquer ; 
allum’ voir un coup en errière, 
les flics, les boscos, les rombières 
qui s’arr’tourn’nt su’ toi dans l’ faubourg.

T’ as d’ gross’s joues pleines
à bell’s couleurs,
comm’ ces mignards en porcelaine
qu’on vend au bazar dans les boîtes ;
t’ as eun’ fin’ tit’ gueulett’ de chatte
rouge et fraîch’ comm’ un petit cœur.

Mais surtout, Môm’, t’ as d’ bell’s grand’s mires 
qu’ont l’air d’éclairer tout Paris ; 
ô Môm’..., je sais pas comment dire..., 
quand qu’ tu tiens leurs beaux cils levés, 
ça fait penser aux marguerites 
qui vous regardent dans les prés.

Oh ! voui pour sûr qu’ t’ es pus pareille 
et qu’ t’es d’venue eun’ rich’ goss’line 
qui sent l’amour et la santé ; 
n’avec ton costum’ de « Claudine », 
n’avec ton p’tit blair effronté 
qui t’ donne un air de t’ foutr’ du monde, 
ta têt’ nue..., tes bell’s boucles blondes, 
tu fais scandal’, tu fais soleil !

Aussi tu l’ sens... tu cross’s, tu crânes ;
tu vous fusill’s en plein visage
de tes beaux n’œils démesurés,
et, dans la foul’ qui t’ fait passage
et qui t’envoie des boniments,
tu vas ben tranquill’ comme eun’ reine,

tétons droits et les reins cambrés.


                            II

Dis, Môm’, tu viens-t’y avec moi ?
On est en Mai, fait putôt chouette ;
les Bistrots sortent leurs fusains,
les « hollandais » gueul’nt dans leurs cages ;
la tête en bas le cul à l’air,
les grouillots jouent su’ les crottoirs
et les cadors font du bouzin
en se visitant la rosette.

Dis, Môm’, tu viens jusqu’aux fortifs ?
On s’allong’ra su’ le gazon
et, si on pousse au « Robinson »,
on f’ra eun’ partie d’ balançoires,
on s’ bécot’ra sous la tonnelle,
on bouff’ra des frit’s ou des crêpes
et on boira l’apéritif !

Dis, Môm’, tu veux-t’y et’ ma poule ?
J’ s’rai ton « p’tit homm’ », tu sais, j’ suis gas ;
j’ te défendrai, j’ te battrai pas,
et pis, si un jour on s’ dispute,
jamais j’ te dirai : choléra,
fumier, poison, putain ou vache,
comme on s’appell’ quand on s’aim’ pus.

Môm’ ! j’ vourais dormir avec toi. 
Si tu veux, on s’ louera eun’ tôle, 
un bath garno chez un bougna ; 
tu plaqu’ras tes Vieux, moi les miens, 
et on la f’ra aux bohémiens, 
on s’ra maqués au marida.

J’ turbin’rai pour toi, s’il le faut ! 
Jamais je n’ te mettrai su’ l’ tas : 
et, si j’ peux pas trouver d’ boulot, 
j’ grinch’rai, j’ truqu’rai, j’ f’rai... j’ sais pas quoi 
j’ la f’rai à la dure au besoin !

(Au jour d’aujord’hui faut du pèze 
et n’ doit pas gn’y avoir des caresses 
et d’ la Femm’ que pour les rupins !)

Dis, Môm’, tu l’ouvres pas souvent ; 
d’pis qu’on s’ ballade y a qu’ moi qui cause : 
ton beau p’tit blair aux naseaux roses 
r’mue seul, se gonfl’, souffle et pilpate 
comme un goujon chopé vivant.

Vrai, Môm’, tu l’ouvres pas souvent !

Quiens, nous y v’là à la barrière....
Viens Môm’, descendons dans l’ fossé,
donn’-moi la main pour pas glisser
(c’est plein d’ charogn’s et d’ tessons d’ verre) ;
là-bas, j’ guigne un coin pour s’asseoir,
n’avec un buisson où s’ cacher ;
là on peut camper jusqu’au soir,
personn’ vienra nous y sercher.


                            III

Dis, Môm’, maintenant y faut m’ montrer
tes beaux petits rondins bombés.....
Donne... ah ! ben vrai, c’ qu’y sont gentils ! 
(c’est pas ces gros tétons d’ borgeoise 
qui dégoulin’nt jusqu’au nombril !) 
Ben dis donc ! Moi j’ veux les p’loter ; 
euss ont deux bell’s petit’s framboises 
qui donn’nt envie d’ les boulotter !

Dis, Môm’..., sans trich’, j’ suis-t’y l’ preumier ?
Dans l’ quartier ou dans ta maison,
les collidors, les escaïers,
personne il a voulu... t’ coincer !
Ni vot’ voisin... le vieux garçon,
ni l’ merlan, le bouif, l’épicier
ni tes frangins,... ni... ton daron ?

Ça n’arriv’ pas toujours... ben sûr ;
mais j’en conobl’ qu’ est si tassés
dans leurs piaul’s en boît’s à homard,
qu’ les Sam’dis d’ paie, quand y rentr’nt mûrs,
gn’y a des fois qu’y s’ gour’nt de plumard !

Nibé, Môme !... Alorss... t’ es ma « neuve » ? 
Ben, j’en r’viens pas..., j’en suis comm’ saoul, 
j’ peux pus cracher..., j’ai l’ sang qui m’ bout ; 
tu parl’s si pour toi j’ai la gaule !

Quiens, pos’ ta têt’ su’ mon épaule, 
tu m’aim’s, tu m’aim’s, dis, répèt’-le ? 
Môm’, j’ vourais t’ manger, j’ vourais t’ boire. 
Donn’ ta tit’ langu’, donn’ ta tit’ gueule 
qu’ est pas pu gross’ qu’un bigarreau.

J’ te fais mal ? Pardon... je l’ f’rai pus... 
Tu sais,... si j’ m’aurais pas r’tenu, 
j’aurais mordu d’dans tout à fait !

Dis, Môm’, tu veux ? On s’ piqu’ra l’ bras 
et on mêl’ra nos sangs ensemble ; 
pis, on s’ f’ra tatouer tous les deux
dessus nos palpitants en feu ;
sous l’ tien v’là les mots qu’ tu mettras :
NINI AIM’ PAULO POUR LA VIE
ET JAMAIS A NE L’OUBLIERA.

Mais prends gard’, Môm’, m’ fais pas d’ paillons,
pass’ qu’alors si jamais j’ te paume,
a pès’ra pas lourd la bell’ Môme !
Tu vois mon lingu’ ? N’ te fais pas d’ mousse ;
avant d’ crever ton amoureux,
j’ lard’rai ta bell’ petit’ frimousse ;
comm’ ça... tu f’ras pus d’ malheureux !

Môm’, tu m’affol’s ! Môm’, je t’adore !
Un baiser, Môm’, dis,... un baiser ?
De quoi ? Tu veux pus t’ laisser faire ?

Ah ! vvvache... tu vas pas m’ fair’ poser !
T’ y pass’ras comme à ton baptême ;
j’ te veux,... j’ te tiens,... j’ t’aurai quand même,
et n’ gueul’ pas ou j’ vas t’écraser....

Ah ! Môme à moi,... je t’aim’, je t’aime !
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  


                            IV

Dis, Môm’, maint’nant qu’ t’ es « affranchie »,
tu m’ rest’ras toujours, tu le jures ? 
Mais, rappell’-toi qu’ c’est pour la vie !

C’est drôl’ !... malgré tout j’ suis pas sûr, 
j’ suis jaloux, j’ai eun’ boul’ qui m’ serre ; 
(t’es trop bath pour mézig, vois-tu.)

Quiens, en c’ moment, malgré l’ plaisir, 
si j’ me méfiais pas qu’ tu m’ charries, 
ben, j’ laiss’rais pisser ma misère 
comme un loupiot qu’on a battu !

V’là la neuille,... on allum’ les gaz ; 
faut nous s’couer, Môme, allons-nous-en. 
Et gare à la preumière occase, 
de n’ pas t’ trotter comme un bécan !

Enfin... en attendant ça y est !
On est rivés, on est mariés,
on peut rien fair’ contre l’Amour....

Tu viens ? R’montons vers le faubourg 
en nous bécotant l’ long d’ la route....

J’ai envie d’ gueuler à tout l’ monde, 
en passant le long des boutiques : 
— « Tenez, sieurs dam’s, de d’pis ce soir 
c’te p’tit’ Môm’ que v’là c’est ma Blonde ; 
c’est moi qu’ j’ai eu ses p’tits nichons.... »

Et l’ preumier qui viendra y voir,
je l’ descendrai comme eun’ bourrique

ou je l’ saign’rai comme un cochon !


Les Monte-en-l’air

              
(L’Apprenti)

— « Vas-y Julot, vas-y vieux frère,
faut m’ mett’ dedans c’te lourde-là ;
la carouble a peut pas y faire,
on va n’être encor chocolat !

Magn’-toi magn’-toi, prends l’ suc de pomme,
ya nib de pant’s dans le log’teau,
y vienn’nt de call’ter en auto
avec les lardons et la bonne.

Quand qu’y rentiff’ront, minc’ de blair !
Beuh !... c’est kif-kif, el’ mêm’ méquier ;
gn’en a les z’uns qu’il est banquiers
et les aut’s qu’il est monte-en-l’air.

Seul’ment, nous aut’s, on a pus d’ risques,
tandis qu’euss aut’s, y z’ont pus d’ frais ;
avant qu’y soyent bons pour êt’ faits,
faut qu’y z’ayent raflé l’Obélisque....

Stop !..... Un p’tit moment si you plaît ?
Non : j’ croyais d’ n’avoir entendu
que l’ môm’ Nu-Patt’s au bout d’ la rue
nous balançait son coup d’ sifflet.

Grouill’ Julot, c’est l’Hiver, les pègres
à la faridon sont ben maigres ;
moi d’pis deux r’luits j’ai pus d’ tabac,
mais tantôt ça s’ra la nouba.

L’ monde est h’en deux compartiments :
les poir’s sont à gauch’ de la boîte.
Mon vieux..., faut toujours t’nir sa douâte
et tout l’ rest’ c’est des boniments.

À preuv’ que moi qu’ j’ai essploré
de Cayenne à... Philadelphie,
la Société d’ Géographie,
a m’a seul’ment pas décoré !

Qui d’main s’ra à la ribouldingue ?
Qui jett’ra d’ l’huile aux pus huileux ?
Qui n’aura l’ flac et l’ gros morlingue ?
C’est les gas qu’il est pas frileux.

Les gas d’altèqu’..., les rigolos,
les pénars, les marl’s, les macaires,
qu’ estim’nt qu’y sont pas su’ la Terre
pour marner avec les boulots.

Et qui mêm’, quand y pass’nt à planche,
z’yeut’nt les chats-fourrés dans la poire,
car c’est qu’ par marlouse et fortanche
qu’y sont d’ l’aut’ côté du comptoir !

Seul’ment vieux, laiss’ ça,... c’est rouillé,
tu t’ mets pour peau d’ zèbe en quarante ;
r’gard’ comment que j’ vas travailler....
Rrrran !... Minc’ de pesée ! Minc’ de fente !

Hein ? C’est pas du boulot d’ gingeole !
Enquill’ Julot, pousse el’ verrou...
sans charrier..., nous voilà chez nous....
Ben... quéqu’ t’ as Juju, tu flageoles ?

S’pèc’ de schnock, tu vas pas flancher !
T’es-t’y un pote ou eun’ feignasse ?
À preusent que j’ t’ai embauché,
tu veux chier du poivre à mon gniasse ?

Tu sais,... méfie-toi..., l’est moins deux ;
pas d’ giries ou... j’ te capahute ;
et pis après j’ me mets les flûtes,
tant pir’ pour les canards boiteux.

Quiens, tette un coup..., v’là eun’ bouteille,
attends..., c’est d’ la fin’ « Grand Marnier » ;
allons Julot, voyons ma vieille,
hardi ! du cœur et du pognet.

Na ! maint’nant trott’ su’ la carpette
en douce,... enlève tes... escarpins ;
pas par là, c’est la sall’ de bains,
où qu’ tu crois qu’y carr’nt leurs pépettes,

Avance, y va falloir gratter,
on n’en est encor qu’au prologue ;
pas par là non pus, c’est les gogues !
Ben mon pot’, t’ es rien effronté !

Non ! Allum’-moi leur gueulard’rie
(ah ! on n’est pas chez des biffins !)
Les vach’s ! ça croût’ dans l’argent’rie
pendant qu’ l’ Ovréier meurt de faim !

À gauch’ vieill’, fouin’ dans les tiroirs,
sûr y a là d’ quoi effaroucher ;
moi j’ vas dans la chambe à coucher,
faut que j’ dis’ deux mots à l’ormoire.

Ah ! j’ te r’command’,... fais pas d’ paquets,
n’ chauff’ que c’ qu’on peut tasser en fouilles,
voyez brocquans, talbins, monouilles,
en sortant on s’ f’rait remarquer !

Cré tas d’ sans-soins ! Y laiss’nt traîner
leur toquant’ su’ la cheminée,
étouffons, étouffons toujours....
Marie vous aurez vos huit jours !

Voyons leur linge. Il est coquet :
allons, aboul’-toi su’ l’ parquet,
(ça m’ rappell’ quand j’étais en Chine
cabot fantabosse ed’ marine.)

Phalzars brodanchés ? Beau travail.
Zou ! j’en carre un pour ma congaï.
Quand a n’aura ça su’ les fesses,
a mettra pus d’ cœur au bizness.

Preusent viv’ment, cherrons l’ mat’las !
Aign’ donc, à nous deux Nicolas !...
Ohé Julot, pas tant d’ bouzin,
tu vas fair’ tiquer les voisins !

Qué qu’ tu jabot’s ? On sonne ? On cogne ?
Bien bien, j’ rappliqu’..., fais dall’, tais-toi....
Merde ! on est visés ! C’est les cognes.
Allez !... faut s’ barrer par les toits.

Hop ! su’ l’ balcon, plaqu’ tout, au trot...
Qu’est-c’ qu’y t’ prend ? Encore eun’ faiblesse !
Ah ! ben mon vieux, cett’ fois j’ te laisse ;
pour t’emm’ner j’ai pas d’aéro.

Salaud ! Y tourne des mirettes !
Ah ! on m’y r’prendra eune aut’ fois
à voyager comme eun’ galette
avec un garçon qu’ a les foies !

Bon Dieu ! Y en a du trêpe en bas.
Cassez la lourde, allez, cassez !
Quiens, l’ Môm’ Nu-Patt’s il est coincé,
mais Sézig y l’ont h’encor pas.

Voui, tas d’ truff’s, app’lez les pompiers ;
j’ n’ai ni I’ vertigo ni la trouille,
moi j’ grimpe ou j’ dévale eun’ gargouille,
six étag’s, blavin dans les pieds !

J’ suis bon, j’ m’envole..., arr’moir’ Julotte !
t’t’ à l’heure au quart, d’main à la Tour,
tâch’ de n’ pas m’ donner au Gerbier
ou ben j’ t’arr’trouv’rai un d’ ces jours...

t’ entends coquine, emmanché, fiotte,
hé, Apprenti ! Hé, gât’-métier !


La Charlotte prie Notre-Dame durant la nuit du Réveillon

Seigneur Jésus, je pense à vous !
Ça m’ prend comm’ ça, gn’y a pas d’offense !
J’ suis mort’ de foid, j’ me quiens pus d’bout,
ce soir encor... j’ai pas eu d’ chance

Ce soir, pardi ! c’est Réveillon :
On n’ voit passer qu’ des rigoleurs ;
j’ gueul’rais « au feu » ou « au voleur »,
qu’ personne il y f’rait attention.

Et vous aussi, Vierge Marie,
Sainte-Vierge, Mère de Dieu,
qui pourriez croir’ que j’ vous oublie,
ayez pitié du haut des cieux.

J’ suis là, Saint’-Vierge, à mon coin d’ rue
où d’pis l’apéro, j’ bats la semelle ;
j’ suis qu’eune ordur’, qu’eun’ fill’ perdue,
c’est la Charlotte qu’on m’appelle.

Sûr qu’avant d’ vous causer preumière,
eun’ femm’ qu’ est pus bas que l’ ruisseau
devrait conobrer ses prières,
mais y m’en r’vient qu’ des p’tits morceaux.

Vierge Marie... pleine de grâce...
j’ suis fauchée à mort, vous savez ;
mes pognets, c’est pus qu’eun’ crevasse
et me v’là ce soir su’ l’ pavé.

Si j’entrais m’ chauffer à l’église,
on m’ foutrait dehors, c’est couru ;
ça s’ voit trop que j’ suis fill’ soumise...
(oh ! mand’ pardon, j’ viens d’ dir’ « foutu. »)

T’nez, z’yeutez, c’est la Saint-Poivrot ;
tout flamb’, tout chahut’, tout reluit...
les restaurants et les bistrots
y z’ont la permission d’ la nuit.

Tout chacun n’ pens’ qu’à croustiller.
Y a plein d’ mond’ dans les rôtiss’ries,
les épic’mards, les charcut’ries,
et ça sent bon l’ boudin grillé.

Ça m’ fait gazouiller les boïaux !
Brrr ! à présent Jésus est né.
Dans les temps, quand c’est arrivé,
s’ y g’lait comme y gèle e’c’te nuit,
su’ la paill’ de vot’ écurie
v’s z’avez rien dû avoir frio,
Jésus et vous, Vierge Marie.

Bing !... on m’ bouscule avec des litres,
des pains d’ quatr’ livr’s, des assiett’s d’huîtres,
Non, r’gardez-moi tous ces salauds !

(Oh ! esscusez, Vierge Marie,
j’ crois qu’ j’ai cor dit un vilain mot !)

N’est-c’ pas que vous êt’s pas fâchée
qu’eun’ fill’ d’amour plein’ de péchés
vous caus’ ce soir à sa magnère
pour vous esspliquer ses misères ?
Dit’s-moi que vous êt’s pas fâchée !

C’est vrai que j’ai quitté d’ chez nous,
mais c’était qu’ la dèche et les coups,
la doche à crans, l’ dâb toujours saoul,
les frangin’s déjà affranchies....

(C’était h’un vrai enfer, Saint’-Vierge ;
soit dit sans ête eune effrontée,
vous-même y seriez pas restée.)

C’est vrai que j’ai plaqué l’ turbin.
Mais l’ouvrièr’ gagn’ pas son pain ;
quoi qu’a fasse, elle est mal payée,
a n’ fait mêm’ pas pour son loyer ;

à la fin, quoi, ça décourage,
on n’a pus de cœur à l’ouvrage,
ni le caractère ouvrier.

J’ dois dire encor, Vierge Marie !
que j’ai aimé sans permission
mon p’tit... « mon béguin... » un voyou,
qu’ est en c’ moment en Algérie,
rapport à ses condamnations.

(Mais quand on a trinqué tout gosse,
on a toujours besoin d’ caresses,
on se meurt d’amour tout’ sa vie :
on s’arr’fait pas que voulez-vous !)

Pourtant j’y suis encore fidèle,
malgré les aut’s qui m’ cour’nt après.
Y a l’ grand Jul’s qui veut pas m’ laisser,
faudrait qu’avec lui j’ me marie,
histoir’ comme on dit, d’ l’engraisser.
Ben, jusqu’à présent, y a rien d’ fait ;
j’ai pas voulu, Vierge Marie !

Enfin, je suis déringolée,
souvent on m’a mise à l’hosto,
et j’ m’ai tant battue et soûlée,
que j’en suis plein’ de coups d’ couteau.

Bref, je suis pus qu’eun’ salop’rie,
un vrai fumier Vierge Marie !
(Seul’ment, quoi qu’on fasse ou qu’on dise
pour essayer d’ se bien conduire,
y a quèqu’ chos’ qu’ est pus fort que vous.)

Eh ! ben, c’est pas des boniments,
j’ vous l’ jure, c’est vrai, Vierge Marie !
Malgré comm’ ça qu’ j’aye fait la vie,
j’ai pensé à vous ben souvent.

Et ce soir encor ça m’ rappelle
un temps, qui jamais n’arr’viendra,
ousque j’allais à vot’ chapelle
les mois que c’était votre fête.

J’arr’vois vot’ bell’ rob’ bleue, vot’ voile,
(mêm’ qu’il était piqué d’étoiles),
vot’ bell’ couronn’ d’or su’ la tête
et votre trésor su’ les bras.

Pour sûr que vous étiez jolie
comme eun’ reine, comme un miroir,
et c’est vrai que j’ vous r’vois ce soir
avec mes z’yeux de gosseline ;
c’est comm’ si que j’y étais... parole.

Seul’ment, c’est pus comme à l’école ;
ces pauv’s callots, ce soir, Madame,
y sont rougis et pleins de larmes.

Aussi, si vous vouliez, Saint’-Vierge,
fair’ ce soir quelque chos’ pour moi,
en vous rapp’lant de ce temps-là,
ousque j’étais pas eune impie ;
vous n’avez qu’à l’ver un p’tit doigt
et n’ pas vous occuper du reste....

J’ vous d’mand’ pas des chos’s... pas honnêtes !
Fait’s seul’ment que j’ trouve et ramasse
un port’-monnaie avec galette
perdu par un d’ ces muf’s qui passent
(à moi putôt qu’au balayeur !)

Un port’-lazagn’, Vierge Marie !
gn’y aurait-y d’dans qu’un larantqué,
ça m’aid’rait pour m’aller planquer
ça m’ permettrait d’attendre à d’main
et d’ m’enfoncer dix ronds d’ boudin !

Ou alorss, si vous pouez pas
ou voulez pas, Vierge Marie...
vous allez m’ trouver ben hardie,
mais... fait’s-moi de suit’ sauter l’ pas !

Et pis... emm’nez-moi avec vous,
prenez-moi dans le Paradis
ousqu’y fait chaud, ousqu’y fait doux,
où pus jamais je f’rai la vie,

(sauf mon p’tit, dont j’ suis pas guérie,
vous pensez qu’ je n’arr’grett’rai rien
d’ Saint-Lago, d’ la Tour, des méd’cins,
des barbots et des argousins !)

Ah ! emm’nez-moi, dit’s, emm’nez-moi
avant que la nuit soye passée
et que j’ soye encor ramassée ;
Saint’-Vierge, emm’nez-moi, j’ vous en prie ?

Je n’en peux pus de grelotter...
t’nez... allumez mes mains gercées
et mes p’tits souliers découverts ;
j’ n’ai toujours qu’ mon costume d’été
qu’ j’ai fait teindre en noir pour l’hiver.

Voui, emm’nez-moi, dit’s, emm’nez-moi.
Et comme y doit gn’y avoir du ch’min
si des fois vous vous sentiez lasse
Vierge Marie, pleine de grâce,
de porter à bras not’ Seigneur,
(un enfant, c’est lourd à la fin),

Vous me l’ repass’rez un moment,
et moi, je l’ port’rai à mon tour,
(sans le laisser tomber par terre),
comm’ je faisais chez mes parents
La p’tit’ moman dans les faubourgs

quand j’ trimballais mes petits frères.


L’Étrangleur
                            
Chanson sur le mode archaïque
                            
(Argot d’escarpe)

                            (Ah ! la Vieill’, la Vieill’, la Vieille,
                            Qui croyait avoir quinze ans.)
                                          (Ronde enfantine.)

              Je l’ai apaisée,
              la Vieille, la Vielle,
              et j’ai ratissé
              son jaune et son blanc.

              — « Toc toc ! Débouclez,
              c’est h’un babillant
              que vous a torché
              votre jeune amant ! »

              Cric, crac... J’ m’ai filé
              dans l’appartement,
              et hop ! j’ai serré
              la Vieille lisant.

              « Rrrâh !... » a veut r’nâcler !
              — « Gueulez pas, Moman ! »
              Mais all’ me gratigne
              et me mord au sang.

              Crott’ ! j’ai pus r’gardé,
              j’ai foncé dedans,
              et j’ vous l’ai emm’née
              tout comme un bêlant.

              Choppe un égledon,
              Yi fous dans les dents,
              et j’ m’allonge ed’ssus
              un petit moment.

              Ah ! la vieill’ carcasse,
              ah ! le vieux carcan !
              Comme y ressautait
              son vieux Palpitant.

              Riboule des châsses
              la Vieille râlant
              et pis... c’est gagné :
              la v’là qui s’ détend.

              Lardé les puciers
              faussé les meublants,
              riflé ses talbins
              et ses frétillants.

              Vrai, moi que j’ f’rais pas
              d’tort à eun’ volaille,
              c’était du travail
              pour un débutant.

              Tout ça pour ma largue ;
              j’ suis pas regardant.
              Bah ! y faut qu’un coup,
              Charlot nous attend.

              Pauv’ vieill’, pauv’ Mémée
              a t’nait aux z’argents
              et c’est, par le fait,
              ma mistonne aimée
              qui n’a ses limaces
              et ses décorans.

              Mais d’jà d’pis quéqu’ temps,
              au fond d’ mon sommeil,
              y m’ sonne à l’oreille
              loin... comme eune enclume.

              Alors, ça m’ réveille :
              et j’arr’vois la Vieille,
              la garce de Vieille,
              la Vieill’ qui m’allume
              avec ses yeux blancs.

              À moi ! Ah !... j’étouffe,
              j’ suis piqué, j’ suis loufe,
              on veut m’ faire au quique ;
              c’est chacun son tour.

              Qu’il y vienne el’ mec
              qu’en veut à ma tronche,
              j’y f’rai avaler
              un bout d’ ma rallonge,
              chacun ses z’ognons
              et moi mes amours.

              Les garçons d’ mon poil
              y leur faut d’ la cuisse
              du treffe et du caire,

              car c’est pas malin
              de n’ pas d’venir pègre
              quand qu’on a l’ ventr’ plein,
              le morlingue au pèze,

              et ça d’pis toujours.


Jasante de la Vieille

                            Tu ne tueras point.

— « Bonjour, c’est moi,... moi, ta m’man
J’ suis là, d’vant toi au cèmetière.
(Aujord’hui y aura juste un an,
un an passé d’pis... ton affaire.)
 
Louis ?
Mon petit... m’entends-tu seul’ment ?
T’entends-t’y ta pauv’ moman d’ mère ?
Ta « Vieill’ », comm’ tu disais dans l’ temps.
 
Ta Vieill’, qu’alle est v’nue aujord’hui
malgré la bouillasse et la puïe,
et malgré qu’ ça soye loin, Ivry.
 
Alorss... on m’a pas trompée d’ lieu ?
C’est ben ici les « Condamnés » ?
C’est là qu’ t’es d’pis eun’ grande année ?
Mon dieu mon dieu ! Mon dieu mon dieu !

Et où donc ? Où c’est qu’on t’a mis ?
D’ quel côté... dis-moi mon ami ?
C’est plat et c’est nu comm’ la main....

Ya pas eun’ tomb’, pas un bout d’ croix !
Ya rien qui marqu’ ta fosse à toi,
pas un sign’, pas un nom d’ baptême,
et rien non pus pour t’abriter....
 
(J’ dis pas qu’ tu l’as point mérité
Mais pour eun’ mèr’, c’est dur tout d’ même !)

Louis, tu sais, faut que j’ te confesse ;
De d’pis un an,... d’pis... ton histoire
j’ suis pus tournée qu’aux idées noires
et j’ai l’ cœur rien qu’à la tristesse.
 
Aussi preusent j’ suis tout’ sangée,
j’ suis blanchie, courbée, ravagée
par la honte et par le tourment ;
si tu pourrais m’ voir à preusent
tu m’ donn’rais pus d’ quatre-vingts ans.
 
Et pis j’ai eu ben d’ la misère,
(ça m’a fait du tort tu comprends !)
Quand qu’on a su qu’ j’étais ta mère,
j’ai pus trouvé un sou d’ouvrage,
on m’a méprisée dans l’ quartier
et l’a fallu que j’ déménage.
 
Depis... dans mon nouveau log’ment
j’ vis seule... ej’ peux pas dir’ comment,
comme eun’ dormeuse, eun’ vraie machine ;
j’ cause à personn’ de not’ malheur.
j’ pense à toi et tout l’ jour je pleure,
mêm’ quand que j’ suis à ma cuisine.

L’ matin, ça m’ prend dès que j’ me lève ;
j’ te vois, j’ te caus’... tout haut... souvent,
comm’ si qu’ tu s’rais encor vivant !
J’ mang’ pus... j’ dors pus, tant ça m’ fait deuil
et si des fois j’ peux fermer l’œil,
ça manqu’ pas, tu viens dans mes rêves.
 
C’te nuit encor... j’ t’ai vu... plein d’ sang,
tu t’nais à deux mains ta pauv’ tête
et tu m’ faisais — « Moman ! Moman ! »
Mais moi... j’ pouais rien pour t’aider,
moi j’étais là à t’arr’garder
et j’ te tendais mon tabellier.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Pens’ Louis, dans l’ temps, quand t’étais p’tit,
qui qu’aurait cru,... qui m’aurait dit
qu’ tu finirais comm’ ça un jour
et qu’ moi... on m’ verrait v’nir ici !

quand t’étais p’tit t’étais si doux !
 
À c’t’ heur’ j’arr’vois tout not’ passé,
lorsque t’allais su’ tes trois ans
et qu’ ton Pepa m’avait quittée
en m’ laissant tout’ seule à t’él’ver !
 
Comme ej’ t’aimais, comme on s’aimait,
qu’on était heureux tous les deux,
malgré des fois des moments durs
où y avait rien à la maison.
Comme ej’ t’aimais, comme on s’aimait,
c’était toi ma seul’ distraction,
mon p’tit mari, mon amoureux.
 
C’est pas vrai, est-c’ pas ? C’est pas vrai
tout c’ qu’on a dit d’ toi au procès ;
su’ les jornaux c’ qu’y avait d’écrit,
ça n’était ben sûr qu’ des ment’ries...
 
Mon P’tit à moi n’as pas été
si mauvais qu’on l’a raconté !

(Sûr qu’étant môm’, comm’ tous les mômes,
t’étais des fois ben garnement,
mais pour crapule... on peut pas l’ dire !)

T’étais si doux et pis... si beau...
meugnon peut-êt’ mais point chétif,
à caus’ que moi j’ t’avais nourri ;
t’étais râblé, frais et rosé,
t’étais tout blond et tout frisé
comme un amour, comme un Agneau...
 
(J’ai cor de toi eun’ boucle ed’ tifs
et deux quenott’s comm’ deux grains d’ riz.)

Mon plaisir, c’était l’ soir venu,
avant que d’ te mette au dodo,
De t’ déshabiller tout « entière »,
tant c’était divin d’ te voir nu :
 
et j’ t’admirais, j’ te cajolais,
j’ te faisais « proutt » dans ton p’tit dos,
et j’ te bisais ton p’tit darrière...

(j’ t’aurais mangé si j’aurais pu)
 
Et toi... t’étais si caressant
et rusé... et intelligent...
Oh ! intelligent, fallait voir,
pour c’ qui regardait la mémoire
t’apprenais tout c’ que tu voulais...
tu promettais, tu promettais....
 
J’en ai-t-y passé d’ ces jornées
durant des années, des années,
à turbiner pir’ qu’un carcan
pour gagner not’ pain d’ tous les jours
et d’ quoi te garder à l’école,
 
et... j’en ai-t-y passé d’ ces nuits,
(toi, dans ton p’tit lit endormi)
à coude auprès de l’abat-jour
jusqu’à la fin de mon pétrole !
 
Des fois, ça s’ tirait en longueur ;
mes pauv’s z’yeux flanchaient à la peine,
alorss... en bâillant dans ma main
j’écoutais trotter ton p’tit cœur
et souffler ta petite haleine...
 
(et rien qu’ ça m’ donnait du courage
pour me r’mett’ dar’-dare à l’ouvrage
qu’y m’ fallait livrer le lend’main.)
 
Que d’ fois j’ai eu les sangs glacés
ces nuits-là... pour la moindre toux ;
j’avais toujours peur pour le croup,
grâce au mauvais air du faubourg
où nous aut’s on est h’entassés.
 
Ah ! dir’ qu’ t’es là-d’ssous à preusent
par tous les temps qu’y neige ou pleuve !
(Vrai ! Qué crèv’-cœur ! Qué coup d’ couteau !
on m’a ratissé mon château,
on m’a esquinté mon chef-d’œuvre.)

T’ rappell’s-tu, quand tu t’ réveillais,
le croissant chaud, l’ café au lait ?
T’ rappell’s-tu comme ej’ t’habillais ?

Eh ! ben, pis nos sorties l’ Dimanche,
tes beaux p’tits vernis... ta rob’ blanche...
T’étais si fin, si gracieux,
tu faisais tant plaisir aux yeux
qu’on voyait les genss s’arr’tourner
pour te regarder trottiner.
 
Ah ! en c’ temps-là,... dis mon Petit,
de qui c’est qu’ t’étais la fifille,
l’amour, le trésor, le Soleil !
De qui c’est que t’étais l’ Jésus ?
 
De ta Vieille est-c’ pas, de ta Vieille ?

Qui faisait tes quatr’ volontés,
qui t’a pourri, qui t’ a gâté,
qui c’est qui n’ t’a jamais battu ?
Et l’année d’ ta fluxion d’ poitrine,
qui t’as soigné, veillé,... guéri ;
 
c’est-y moi ou ben la voisine ?
 
Et à présent qu’ te v’là ici
comme un chien crevé, eune ordure,
comme un fumier, eun’ pourriture,
avec la crêm’ des criminels,
 
Qui c’est qui malgré tout vient t’ voir ?
Qui qui t’esscuse et qui t’ pardonne ?
Qui c’est qu’en est la pus punie ?
C’est ta Vieill’, tu sais, ta fidèle,
ta pauv’ vieill’ loqu’ de Vieill’ vois-tu !

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
Mais j’ bavarde, moi, j’us’ ma salive ;
la puïe cess’ pas, la nuit arrive ;
faut que j’ m’en aill’ moi... il est l’heure,
maint’nant c’est si loin où j’ demeure.
 
Et pis quoi ! Qu’est-c’ que c’est qu’ ce bruit ?
On croirait de quéqu’un qui s’ plaint...
on jur’rait qu’y a quéqu’un qui pleure...
 
Oh ! Louis, réponds ? C’est p’t-êt’ ben toi
qui t’ fais du chagrin dans la terre !
Seigneur ! Si j’allais cor te voir
comme c’te nuit dans mon cauch’mar !

(Tu vourais point m’ fair’ cett’ frayeur !)
 
Oh ! Louis, si c’est toi, tiens-toi sage ;
sois mignon... j’arr’viendrai bentôt,
seul’ment, fais dodo, fais dodo,
comme aut’fois dans ton petit lit,
tu sais ben... ton petit lit-cage ?
 
Chut !... c’est rien qu’ ça... pleur’ pas j’te dis,
fais dodo va... sois sage, sage,
mon pauv’ tout nu... mon malheureux,

Mon petiot, mon petit petiot.

_______________________
* Jasante : Prière (en argot). ** Vieille : Nom donné à la Mère (argot du peuple).


Berceuse pour un Pas-de-Chance

Do mon pétiot ; do ma tototte....
Te viens d’ t’effondrer su’ l’ crottoir
comme un bestiau à l’abattoir
ou comme un qui s’rait en ribotte.

V’lan ! Nib de fieu ! Floc ! Never more !
Les passants caus’nt : « C’est h’yeun’ syncope,
faurait l’ poser chez l’ pharmacope ! »
Toi... tu caus’s pas, pisque t’es mort.

Un Mossieu qu’a un beau pardosse
dit : « J’ la connais c’est du chiqué ! »
Toi, tu t’ostin’s à fair’ la rosse
et tu t’ tais pisque t’es claqué.

Ton bloum pisseux roulé à terre,
ta p’lur’, tes tifs en escaïers,
tes sorlots qui montr’nt tes goigts d’ pieds
font croir’ qu’ t’es pas un meuyardaire.

Voyons un p’tit peu c’ qu’y t’a pris ;
on t’ lèv’, on ouvr’ ta requimpette,
v’là qu’on voit qu’ t’avais pus d’ liquette
et qu’ tes boïaux sont vert-de-gris.

Oh ! ça fait voir d’ quoi t’es crevé ;
chacun se z’yeute avec malaise,
le Mossieu lui... s’ tire à l’anglaise
du temps qu’on t’arr’couch’ su’ l’ pavé.

Do rataplan ! Do Mad’moiselle...
de loin, légers comm’ des gazelles
deux sergots s’amèn’nt essouflés,
la gueul’ pleine de « Circulez » !

T’as d’ la veine d’êt’ cuit, autrement
qué qu’on t’ pass’rait dans l’ genr’ mandales
pour t’apprendre à fair’ du scandale
et « causer des rassemblements » !

C’mment mon pauv’ vieux, en plein Paris,
à deux pas des chouatt’s devantures
t’es clamsé faute ed’ nourriture ?
Pas possib’, c’était h’un pari !

Tu sauras qu’ c’est pas comme y faut,
qu’ ça s’ fait pas en not’ « temps d’ lumière »
et qu’ les ceuss’ qui dis’nt el’ contraire,
c’est d’ la grain’ d’anars et « d’ Bonnots ».

T’as donc pas pu te mette huissier,
proprio, barbot, financier ?
T’as empoyé ton ézistence
à rester parmi les « Pas-d’-Chance » ?

Sûr qu’avant d’en arriver là
t’as dû t’ cogner à ben des seuils,
pus d’eun’ fois rester chocolat,
le ventre vide et l’ cœur en deuil.

C’est donc ça qu’ t’as pas l’air content,
qu’ t’as su’ la tronche un mauvais rire ;
en sombrant quoi c’est qu’ t’as pu t’ dire
si la Mort t’en a laissé l’ temps ?

Tu t’es p’têt ben revu p’tit gas
quand, au retour de l’atelier,
ton Pepa t’ prenait dans ses bras
en t’ disant : « Bonïour mon salé ? »

Au temps des preumières quenottes
où ta Moman se saoulait d’ toi
en t’app’lant : « Mon trésor, mon Roi,
mon cien-cien, mon loup, ma tototte ! »

Et pis t’ fesait dans les tétés
des papatt’s et des çatouillettes,
et t’inondait de baisouillettes,
du quiqui à la berdouillette
comme eun’ puïe d’orage en été.

Hein, si a t’ voyait là ta Vieille,
A lèv’rait ses pauv’s mains au ciel
en disant : « Moi que j’ l’ai nourri,
y n’est claqué d’ faim, mon petit ! »

Maint’nant t’as p’t-êt’ jamais rien eu
que la Solitude et la Peine,
t’as p’t-êt’ jamais tété, goulu,
que l’ téton mou de la Déveine !

Bah ! à présent, do ma filleule....
Quoi qu’ t’aye pleuré, quoi qu’ t’aye souffert,
te v’là sorti de not’ enfer,
t’es « arrivé », tu t’ fous d’ nos gueules.

Avec eun’ bonne grâce essquise,
les flics te lèv’nt à leur hauteur
et te balanc’nt comme eun’ marquise
d’autrefois, en chaise-à-porteurs.

Les mêm’s, qui t’emport’nt au p’tit trot,
t’auraient truffé d’ coups d’ bottes ou d’ giffes
si t’avais fait grève ou d’ la r’biffe
ou bouffé à l’œil chez Bistrot.

Les passants qui sont cor émus
s’en vont chacun à leu’ z’affaires ;
tout à l’heure y n’y pensaient guère,
à l’estant y n’y pens’ront pus.

Adieu mon p’tit, pars... pour la Morgue.
Tout l’ mond’ peut pas, évidemment,
s’ procurer pour son enterr’ment
les griftons, la grand Messe et l’orgue.

Mais si des fois tu vas aux Cieux
et qu’ tu t’y but’s dans l’ Fils de Dieu, 
au nom de nos maigres remords
n’y racont’ pas comment qu’ t’es mort.

N’y dis pas : « J’arriv’ de Paris
moi Seigneur, qu’étais votre Image !
Voilà comme on vous rend hommage,
regardez mes boïaux pourris !

Le turbin a pris ma jeunesse
ma santé, ma joie, mes désirs ;
et vioque on m’a laissé moisir,
seul et nu devant la Richesse.

Et quand à ces gas économes
j’ai d’mandé un peu d’ pain ou d’ pèze ;
Y m’ont cité les “Droits de l’Homme”
et m’ont chanté “La Marseillaise”. »


La Grande Irma

Ô Maman, ma Maman jolie, 
nous nous sommes bien promenés 
ce Dimanche de permission....

C’est bientôt l’heure du dîner, 
voici quelques gouttes de pluie... 
mon casoar sera mouillé, 
ses plumes seront défraîchies.

Et vous, avec vos fins souliers 
découverts et vos bas à jour 
peu faits pour cette ignoble boue 
attraperez du mal, bien sûr.

Ô Maman, ma Maman jolie, 
Voulez-vous que nous rentrions ?

Ô Maman ! Ces vieux beaux Messieurs
rencontrés sur le boulevard,
ces vieux, à tournure guerrière,
à pantalons à la housard
et à chapeaux badingueusards,
qui vous tutoyaient, ma Maman !....

Ces vieux baveux dont les regards 
semblaient perdus dans le coma,
qui vous disaient : « Mais, mais, mais, mais 
mais... n’est-ce pas « la Grande Irma » ?

Et puis :
— « Mâtin ! Quoi ! C’est ton fils ? 
ce bambin blond connu jadis
sous Mac-Mahon ou Gambetta !
(Hum ! ça ne nous rajeunit guère ! ) 
Quel beau garçon ! Quell’ belle plante ! 
Quel bel officier ça fera ! »

— « Alors, vous êtes à Saint-Cyr ?
(ça me rappell’ des souvenirs ! )
Et comment va le pèr’ Système ?
C’était le bon temps... Sacrédié !
Continuez jeune homme, allez !
Portez l’épaulette, c’est beau !
Mission d’honneur... servir la Frrance !
Le Drapeau ! Ah ! ah ! le Drapeau !
C’est vous qui referez la guerre
et nous rendrez nos deux provinces ! »

— « Tu as bien fait vois-tu ma chère 
d’en faire un vaillant militaire....
Compliments, mordieu... compliments...

De loin, à vous voir tous les deux, 
on aurait dit des amoureux... 
Et toi vois-tu ma Grande Irma 
tu es plus belle que jama... s. »

Maman ! J’aurais bien volontiers
poussé mon épée-baïonnette
dans le ventre à tous ces vieux beaux !

(Je n’en peux plus Maman jolie... 
Voulez-vous que nous rentrions ?

Oh ! rentrons je vous en supplie, 
je suis malheureux, malheureux...

Les magasins, les devantures,
les passants, les trams, les voitures,
ce tohu-bohu de Paris,
ces trompes, ces essieux, ces cris...
les becs, les signes lumineux, 
les kiosques, les autos, les arbres, 
les réclam’s, toutes ces réclames, 
dansent et tremblent dans mes larmes... 
(Un soldat ne doit pas pleurer !)

Je titube et je suis comme saoul....
on dirait que j’ai coup sur coup 
avalé cinq ou six absinthes....

Oh ! Maman qui ne voyez rien, 
que j’oscille et que je chancelle 
comme un arbre sous la cognée...

Rentrons, rentrons, je vous en prie ! 
Je vais défaillir de souffrance, 
je vais m’écrouler de chagrin.

Quell’ peine je ressens, Maman ! 
D’un seul coup ces vieux Assassins 
m’ont fait comprendre votre vie 
et tout... et tout... et le Passé !

Ô Maman, frivole et jolie, 
(adorée pourtant, adorée), 
avec leurs paroles affreuses, 
ces vieux salauds m’ont égorgé !

Ô Maman, rentrons voulez-vous ? 
Qu’avez-vous fait de votre fils ?

Tenez, là-bas, le marchand d’ « Presse »
qui piétine dans la boue épaisse 
et ne peut vendre ses journaux...

le bagotier qui, haletant, 
suit le fiacre chargé de malles, 
dans l’espoir de quelque dix sous 
qui l’empêcheront de mourir !

le chien qui a perdu son maître 
et qui crotté court éperdu, 
qui tourne, s’affole et aboie 
en se perdant de plus en plus...

la lugubre fille de joie
par son visqueux amant battue...
je ne sais quoi dire, ô Maman,
tous ces tragiques de la Rue
sont bien moins malheureux que moi,
en ce moment, en ce moment.

Dites, Maman, rentrons chez nous 
pour que je pleure tout mon soûl, 
des heures, des heures, des heures...

jusqu’à demain, jusqu’à demain, 
en vous étreignant les genoux, 
en mettant dans vos belles mains,
vos mains grasses et fuselées,
mon front aux veines trop gonflées

et mes yeux brûlés par les pleurs ;

Et là je vous dirai, Maman :
— « Un enfant, n’est-ce pas, c’est cher ?
Le lait, le pain, les vêtements,
l’éducation, l’instruction,
les soins, qui sait, les maladies ;
vous avez dû pour tout cela
n’est-ce pas, ma Maman jolie,

payer de votre belle chair ?

Si même à des heures horribles 
vous vous êtes déshabillée 
(mon Dieu !) et mise toute nue,
et livrée au premier venu...

c’est qu’alors il vous a fallu 
régler les mois de ma nourrice, 
m’acheter des petits souliers 
ou bien des joujoux à Noël !

Pauvre sainte Maman jolie !
(Je vous ai coûté vos pudeurs !)
À l’idée de vot’ petit gas
vous vous sentiez bien, n’est-ce pas,
au-dessus du banal honneur ?)

N’empêche, je me sens bien triste,
j’ai la langue et la bouche amères,
comme si j’avais par erreur
mordu et mâché du poison.

Désormais j’aurai ma chimère,
et rêverai d’une Patrie
où la Femme ne sera plus
traquée, vendue, forcée, flétrie, 
à l’abri de nos trois couleurs.

Ma Maman, n’ai-je pas raison ?

Enfin je suis bien malheureux, 
j’aimerais mieux n’être point né 
et j’ai envie, combien envie, 
d’aller me jeter à la Seine 
comme un amant abandonné...

— « Fils de putain ! » me dira-t-on 
toute la vie... toute la vie...

Ô Maman, je me meurs de peine, 
voulez-vous que nous rentrions ?


Pauvre Julien

(Roman)

— « Voilà comment qu’ c’est arrivé : 
c’est la vraie vérité sincère ; 
croyez-moi Mossieu l’ Commissaire, 
mais... esscusez, y m’ont crevé, 
laissez-moi m’ moucher, j’ suis plein d’ sang, 
r’gardez-moi c’ qu’y m’ont arrangé !

Faut dir’ qu’ ça couvait d’pis longtemps,
de d’pis l’ temps qu’on vivait ensemble,
de fait, quasi marital’ment ;
(chez nous on s’ marie qu’à la colle ;
mais quand qu’on s’aim’, ça tient tout comme.)

Enfin a m’ courait d’pis longtemps....
Pourtant, pouvez vous renseigner,
tout l’ mond’ vous l’ dira dans l’ quartier, 
j’ suis d’un naturel endurant.

Moi, vous savez, j’ suis qu’un boulot,
j’ connais qu’ mon travail dès l’ matin
et si des fois j’ me soûl’ la gueule,
c’est censément qu’ dans mon méquier
on fait qu’avaler d’ la poussière 
(vous comprenez j’ suis mat’lassier,
mais à part ça l’ cœur su’ la main)

et pis.... a m’ faisait du chagrin.

L’ matin, a restait au plumard
pendant qu’ moi j’ partais au turbin
(chez mon patron l’ marchand d’ lit’ries),
et quand qu’à onze heur’s ej’ rentrais, 
le déjeuner n’était pas prêt !

C’était moi qu’ allais aux provises
et c’était moi qu’ étais d’ cuisine ;
alle ’tait feugnante et dormeuse,
vous parlez d’un coup d’ traversin !

Eh ! ben malgré ça, j’ l’aimais bien.

Vous allez m’ dire que j’avais tort... 
J’ voulais pas qu’a travaill’ dehors, 
(j’avais trop peur qu’a n’ rentre pas).
J’ voulais qu’a soye ma p’tit’ borgeoise
et j’ me disais tout l’ temps : « Mon vieux,
tu mass’ras dur pour tous les deux,
c’ qu’y fait qu’ comm’ ça a t’aim’ra bien. »

P’t-êt’ qu’en échange alle aurait pu
s’occuper d’ son p’tit intérieur,
d’autant que j’y avais payé
eun’ chambe à coucher en pitchpin
n’avec eun’ belle armoire à glace
un lit d’ milieu, pitchpin aussi,
qu’ mon patron m’avait fait crédit
en m’ ret’nant deux francs par semaine.

P’futt ! C’est tout just’ si a f’sait l’ pieu.
Eun’ voisin’ lavait la vaisselle ;
s’ lever comm’ moi, allumer l’ feu,
balayer, frotter les castroles,
s’occuper, r’priser les chaussettes,
aller au lavoir et r’passer,
éplucher ognons et poreaux,
ça y aurait rougi les mirettes
et perdu ses bell’s petit’s mains.

Aussi, j’osais pas y en dire,
et quasi chaqu’ soir en rentrant
on boulottait au restaurant,
c’ qu’y fait pus cher comm’ prix d’ revient.

Ben, malgré tout ça j’ l’aimais bien.

Le Dimanche et les jours de fête,
quand que j’ restais à la maison,
Madam’ restait à sa toilette,
à s’ fair’ des min’s devant la glace,
à s’ frisotter, à s’ pomponner
et à s’ foutr’, tout comm’ les pétasses,
de la poudr’ de riz su’ l’ museau
(et dans ces moments-là à n’ pas
pus penser à moi qu’à un chien)

Ben, malgré tout ça j’ l’aimais bien.

J’y disais : « Sortons faire un tour ? »
J’étais si content et si fier
d’ l’avoir à mon bras dans les rues....

Avec ses tifs blonds, sa têt’ nue,
ses grands z’yeux bleus comm’ deux bell’s fleurs
ses joues, comm’ deux bell’s petit’s pêches,
son corsag’ propr’, son air d’ jeunesse,
alle éclairait comme un soleil
et all’ ’tait si meugnonne et fraîche
que tout l’ monde y s’arr’tournait d’ssus
et qu’ même y avait des malappris
qui en passant m’ soufflaient dans l’ nez :
— « C’ morceau-là ? C’est pas pour ton gnère ! »
Moi d’aussitôt : — « J’ vas t’ botter l’ cul ! »

J’y disais donc : « On fait un tour ? »
Mais a r’fusait presque toujours.
Vous pensez, Maam’ la Dussèche,
sortir avec son « mat’lassier »....

J’étais bon qu’ pour gagner la croûte
et malgré c’ que j’ faisais pour elle,
j’étais jamais qu’un ovréier !

A m’ méprisait du coin de l’œil
et pis a m’ serchait eun’ querelle,
on s’engueulait et.... on restait.

Voui, a m’ comptait pour moins qu’un chien.
Pour vous en donner eune idée,
quand qu’on était en société
et que j’ voulais fair’ rigoler
en récitant des mots d’esprit,
a m’ faisait affront d’vant tout l’ monde :

— « Mon pauvre ami tu nous envoies
des boniments à la graiss’ d’oie ; 
ferme-ça crois-moi, tu f’ras bien ! »

Et moi du coup j’ disais pus rien.

Ou quand j’ voulais en pousser une
(car dans les temps j’ai eu d’ la voix),
ah ! qu’est-c’ que j’ prenais pour mon rhume.

— « Assez ! Chierie ! Dégueulando !
Tu vas fair’ pleuvoir, y fait beau.
Qué rossignol de mêlé-cass !
Mon joli, t’en as trop sucé,
tu grinc’s, on dirait d’eun’ charnière
ou ben d’un essieu mal graissé ! »

D’abord, est-c’ pas, j’ goualais quand même : 
« Ne méprisez pas mon n’amour » 
(Vous connaissez ? C’tait mon succès.)

— « Houou ! qu’a faisait la bouche en cœur, 
en essayant mon coup d’ gosier,
houou... sieurs et dam’s v’là l’ remorqueur 
qui fait manœuvrer sa sirène
et qui demande l’éclusier ! »

Alorss, j’ finissais par me taire,
vexé qu’ j’étais d’vant les copains 
qui s’ gonflaient, s’ payaient ma bobine,
en m’ disant des fois : « Pauv’ Julien !
Tu peux donc pas y mette eun’ tarte ! »

Mais ell’, pour m’ vexer encor plus,
comme a savait qu’ j’étais jaloux, 
elle, a p’lotait ses voisins d’ table
ou leur sautait su’ les genoux 
pour les embrasser à pincettes !

Et fallait pas que j’ fass’ la gueule,
autrement a m’ chantait tout l’ temps :
— « Tu sais, si tu n’es pas content
j’ ramass’ mes frusqu’s et j’ me cavale ;
mon vieux, j’en ai soupé d’ ta fiole
ej’ s’rai pas longue à foutr’ mon camp ! »

Mais tout ça c’était h’encor rien.
L’ pus charogne et l’ pus dégueulasse,
c’est qu’ moi que j’ suis né amoureux
et qu’a du goût pour la tendresse,
eh ! ben, jamais a n’ m’embrassait ;
c’tait toujours moi que j’ commençais,
et Monsieur, a m’ donnait qu’ sa joue !

Et si par bonheur ej’ pouvais 
attraper sa bell’ petit’ bouche, 
toujours a m’arr’poussait en douce 
et pis sans avoir l’air de rien, 
s’ l’essuyait d’un revers de main !...

Ben, malgré tout ça j’ l’aimais bien.

Et quand d’hasard j’y rapportais
eun’ babiole, eun’ broche, un ruban,
eune épingue, eun’ bague, eun’ toquante...
a m’arr’marciait qu’ du bout des dents, 
et pis toujours en l’asseptant 
a n’avait l’air d’ vous faire eun’ grâce !

Mais quand qu’on était au pucier, 
ah ! c’était ben d’eune aute histoire !
Dès que j’ voulais m’ rapprocher d’elle 
dans l’ but d’y faire eun’ politesse 
(comm’ c’est n’est-c’ pas tout naturel ?)
qu’ tout l’ temps à m’envoyait r’bondir :

— « J’ suis t’esquintée, j’ai la migraine,
j’ai mal dans l’ vente ou les mollets,
j’ vas encor d’avoir mes anglais... » 
ou ben :
            — « Quoi c’est qu’ t’ as avalé
poivrot, boit-sans-soif, bec salé ? 
Mon bijou... c’ que tu sens mauvais, 
tu t’ rinc’s la dalle avec un pet, 
à quinz’ pas tu tuerais des mouches ! »

Et si j’ la coltinais quand même : 
— « Te m’ fais mal que j’ te dis, laiss’-moi...
qué crampon ! Il l’a toujours dure ! 
C’ que t’es brutal quand tu vous touches, 
te sais pas t’y prende avec moi. »

Et fin finale a m’ tournait l’ cul,
en m’ jurant qu’a n’amait qu’ les vrilles
et que l’ Mâle y disait pus rien.

Et moi ! J’ me passais eun’ ceinture ! 
(sans compter qu’ pendant tout’ la nuit
a prenait les trois-quarts du lit !)

Quand qu’ tout d’ même a s’ laissait crocher, 
pour êt’ pus sûr d’ me l’attacher 
j’aurais voulu d’y faire un môme.
Mais si alle éventait mon plan,
alle entrait tout d’un coup furieuse...

A s’ tortillait pir’ qu’un sarpent
et en m’ forçant à m’en aller :
— « Tu sais, j’en veux pas d’ ton salé !
Si j’ suis prise ej’ le f’rai filer,
j’irai tout droit chez l’avorteuse. »

Tous les matins c’était l’ mêm’ blot ;
si même alle était réveillée,
a faisait la cell’ qui roupille ;
et quand j’ voulais la cajoler
avec des bécots, des mots doux
des « mon béguin », des « ma tit’ fille »,
a m’arr’misait toujours avec
des « fous-moi-la-paix-tu-m’emmerdes ».

Alorss, j’allais à mon boulot,
l’ cœur au chiendent, si on peut dire,
la fièvr’ dans l’ sang, le râbe en feu,
avec pour tout l’ restant du jour,
dans ma liquette et ma culbute,
le dardillon comme un épieu !...
Ah ! non, je n’avais pas l’ sourire !

Aussi pour m’ sanger les idées,
d’jà dès l’ matin je m’enfilais 
des fois un bon coup d’ Beaujolais,
c’ qu’y fait que j’ passais pour poivrot.

Non, ça peut pas s’ dir’ c’ qu’alle était
ressauteuse et mal embouchée !
Ah ! la sal’ gosse, on vous l’ dira,
c’était h’eun’ drogue, un choléra,
un poison, eun’ carne, eun’ vraie teigne !

Vous allez m’ dir’ que j’aurais pu
la quitter pour en prende eune aute !
Mais moi d’abord, que voulez-vous,
j’ suis pas papillon pour deux sous ;
et pis, pour dir’ la vérité,
y avait vraiment qu’ell’ qui m’ plaisait ;
c’te femm’-là, j’ l’avais dans la peau !

C’est qu’ c’était h’eun’ bell’ petit’ blonde,
pas ben haut’ mais ben balancée,
grass’ comme eun’ caill’, de d’partout ronde,
et comme un agneau tout’ frisée

Quand, comm’ de juste alle était nue,
on aurait dit d’eune estatue
polie, fignolée, faite au tour,
preuv’ qu’alle était « enfant d’amour ».

Et toute eun’ peau esstrordinaire,
douc’ comm’ de l’huile, et rose et blanche,
(je peux pas dire, un vrai velours) ; 
de c’te peau-là j’étais comm’ fou.
Quant à ses fess’s ! ah ! les bell’s fesses ;
Mossieu l’ Commissair’ de Police
vous parlez d’eun’ bell’ pair’ de miches !

Et toujours à la propreté : 
— « Quiens, qu’a disait, c’est la santé. » 
Alle était tout l’ temps l’ cul dans l’eau,
a s’ lavait pas qu’ tous les Dimanches,

En sort’ que mêm’ quand a dormait
(ça rach’tait c’ qu’alle était méchante),
dans l’ plume avec ses dix-huit ans 
(tandis qu’ moi j’ vas su’ mes quarante),
alle embaumait, alle embaumait....

C’était h’un trésor, eun’ vraie perle ;
sûr y en avait pas deux comme elle.
C’était ma tit’ poul’, ma goss’line ; 
enfin je l’aimais, je l’aimais !

J’ me disais, quand a m’engueulait :
— « Ben c’est son genre, alle est comm’ ça;
peut-êt’ ben qu’a m’ fait du chiqué,
p’t-êt’ mêm’ qu’alle est un peu piquée,
mais j’ s’rai si aimabe avec elle
qu’à la fin des fins a chang’ra :
l’Amour après tout c’est l’Amour,
ça n’ peut pas v’nir en un seul jour. »

Et j’ faisais ses quat’ volontés,
j’encaissais tout’s ses méchanc’tés,
sauf eun’ fois : alle avait été
si malhonnêt’, si effrontée,
qu’ tout d’ mêm’ j’y ai envoyé eun’ beigne !

Ben vous m’ croirez si vous voulez,
alle a été putôt surprise
que colère à c’ que j’ m’attendais ;
a m’a z’yeuté, alle a chialé,
et a m’a dit en v’nant su’ moi :
— « Julien.... j’aurais pas cru ça d’ toi ! »

Et c’te fois-là, sans que j’y d’mande,
la joue tout’ rouge encor du coup,
a s’est accrochée à mon cou,
en m’ faisant qu’ des bis’s et des bises
et m’ disant à travers ses larmes :
— « Mon homm’ ! mon homm’ ! c’est toi mon homme...
J’ f’rai tout c’ que tu voudras, n’ crains rien ! »

Qui qui fut baba ? C’est Julien.

Mais l’aurait fallu r’commencer 
tout l’ temps... c’était pas ma nature ;
j’avais pas l’ cœur d’ taper sur elle,
alle était trop meugnonne et frêle,
d’eun’ gifle ej’ l’aurais décollée,
et, on vous l’ dira dans l’ quartier,
ell’ putôt... a m’aurait battu !

(Et pourtant j’ suis un gas poilu,
et les ceuss qui sont v’nus m’ sercher,
Monsieur, y m’ont toujours trouvé,
j’ leur z’y ai toujours cardé la laine.)

Mais Ell’ m’avait ensorcelé,
d’vant ell’ j’étais comme eun’ lavette ;
A m’ rongeait l’ cœur, l’idée, la vie,
à caus’ d’ell’ j’ me mangeais les sangs...

Sous mon hangar j’ pensais qu’à elle ;
des fois j’ m’endormais su’ l’ouvrage,
ou alorss y m’ prenait d’ ces rages
et su’ mes tréteaux j’ me vengeais,
y m’ semblait que j’ la corrigeais.

J’étais jaloux, j’étais jaloux ;
partout partout ousque j’allais,
chez l’ bistrot ou la clientèle,
j’ trimballais dans mon ciboulot
son joli petit corps d’amour !

J’étais jaloux, j’étais jaloux,
j’en avais la gueul’ retournée ;
j’ renfonçais ça, mais ça s’ voyait,
l’ singe aussi s’en apercevait
et en façon d’ me consoler :
— « Toi, tu pens’s encore à ta puce ;
va Julien, y a pas qu’ toi d’ cocu ! »

J’étais malheureux, malheureux,
et tout l’ mond’ connaissait ma peine,
et les copains m’ chinaient aussi :
— « T’as mal au front, y n’est boisé ;
viens boire un litre et ça s’ pass’ra ! »

J’étais jaloux, j’étais jaloux ;
mais malgré tout ça qu’on m’ disait,
je n’ voulais pas, moi, croire au mal.

Jamais j’ pensais qu’alle aurait l’ cœur
de s’ saloper et d’ me trahir
durant que j’ m’esquintais pour elle,
à y gagner son nécessaire
(car j’ l’avais tirée d’ la misère),
et qu’ pour ell’ seul’ j’ me démanchais
et que jamais j’ me débauchais.

Monsieur, dans l’ tantôt, v’là-t-y pas
que l’ patron y m’envoye en course
par là-bas du côté d’ Grenelle,
à livrer un joli mat’las.

Et j’ m’en r’venais tout doucett’ment,
après avoir su’ mon pourboire
pris seul’ment d’ quoi sucer deux verres :
(que voulez-vous, j’ suis mat’lassier
y faut fair’ glisser la poussière...).

J’ m’en r’venais donc ben tranquill’ment
(en pensant toujours à ma blonde),
j’tais arrivé au bout du pont,
vous savez là, au Point-du-Jour,
où su’ l’ quai on voit qu’ des beuglants,
des restaurants et des tonnelles....

Machinal’ment j’allum’ la berge
(sans penser l’ mal le moins du monde).
Qu’est-c’ que j’ dégote en grand’ toilette ?
Ma Margotton ma Marguerite,
en société d’un gigolo !

Je m’ dis d’abord : « T’as la berlue ;
voyons, Julien, t’es h’encor saoul ;
t’ y pens’s tant qu’ tu la vois partout,
par ici... c’est trop loin d’ chez nous...

Mais non bon sang ! C’était ben elle.

A s’ méfiait pas, a m’ tournait l’ dos ;
le gonc’ la tenait enlacée
par la taille... a fermait les yeux,
alle ’tait pâmée, renversée,
alle avait l’ bras autour d’ son cou....
et sauf vot’ respect, esscusez,
Mossieu l’ Commissair’ de Police,
y s’ lichaient, s’ passaient des saucisses,
t’en-veux-t’y-t’en-veux-en-voilà.
Y la dégoûtait pas ç’ui-là !

Vingt dieux ! Mon sang ne fait qu’un tour ;
j’ prends mon élan comme un maboule,
quat’ à quatr’ me v’là que j’ déboule
l’ long d’ l’escaïer du bord de l’eau...

Mais Elle, entendant mon galop,
s’arr’tourn’, voit qui qu’ c’est, et a dit :
— « Acrais ! c’est Julien mon mari ! »
Et v’là l’ Jésus qui s’ fait la paire
et même il a semé sa deffe.

— « Qu’est-c’ que tu fais là ? que j’y crie. 
Comment ! C’est comm’ ça qu’ tu t’ conduis
pendant que j’ suis à m’esquinter
pour t’ foutr’ la niche et la pâtée !
Avec qui, avec qui qu’ t’étais ?

« T’as pas hont’, voyons, t’es pas loufe
de t’ galvauder avec des gouapes,
tandis que j’ te crois d’ la raison !
Tu m’ fais donc pas assez d’ mistoufles ?
Rentre tout d’ suite à la maison,
aie pas peur, j’ te mettrai pas d’ coups... »

Et déjà en m’approchant d’elle
j’ me sentais devenir pus doux !

Mais en plac’ de s’ taire et d’ call’ter,
v’là qu’a s’ met à m’ dir’ des sottises ;
la v’là-t-y pas qu’a m’agonise,
moi que j’ me tiens pour son mari, 
a m’ trait’ comm’ du poisson pourri !

— « Rentrer ? Ah ! ben... Moi ? pus souvent !
Ah ! là là, tu m’as pas r’gardée.
Rentrer ? Pens’s-tu ? Tu voudrais pas !
J’am’rais mieux d’avoir l’ cou scié,
j’am’rais mieux crever d’ faim tout’ seule,
j’en ai assez de ta sal’ gueule,
Hé imbécile ! Eh ! « mat’lassier ! »

« T’es bon fieu, j’ dis pas, mais... t’es vioque ;
t’es amoureux, mais... t’es ballot ;
t’es pas méchant, mais t’es soûlaud ;
aussi t’as un goût... t’emboucanes...
tu trépignes de la mansarde
et fusilles du collidor ;
t’as beau fair’, tu l’aurais en or,
t’entends ? Jamais tu n’ m’arr’verras !

« C’est pas d’aujord’hui qu’ t’es cocu ;
gn’y a qu’ maint’nant qu’ tu t’en aperçois,
ben... c’est arrivé à des Rois,
et pis j’ t’emmerde et pis... touch’-moi ! »

Et là d’ssus, a m’ taille eun’ basane !

Alorss Mossieu, là, je n’ sais plus,
j’ sais pas c’ qu’y s’a passé en moi...
ça m’a fait comme un coup d’ théiâtre :
mon sang m’a dit : « Non, ça c’est moche ! »
J’ai baissé l’ nez, j’ai vu rougeâtre,
j’ai pris mon lingue et foncé d’ssus.

D’eun’ main j’ l’ai chauffée à la gorge
(qu’était douce à mes durillons).
et d’ l’autr’, qui serrait ma rallonge,
j’y ai tapé dedans tant qu’ j’ai pu,
à tout’ volée et n’importe où,
en aveugue, en sourd, en brutal ;
j’ l’ai bariolée, crevée, servie,
dans l’ bras, dans l’ cœur, dans l’ ventr’, dans l’cul.

Tout en yi gueulant à chaqu’ coup :
— « Ah ! vache ! ah ! salope ! ah ! fumelle ! 
Ah ! c’est comm’ ça, ah ! c’est comm’ ça,
quiens, v’là pour toi goyo, ordure,
poison, fumier, putain, putain,
Ah ! tu n’ veux pus rentrer chez nous...
tu veux cavaler avec d’autres.
Ben ma bell’, personne y t’aura. »

Elle, a n’a pas poussé un cri :
a s’est seul’ment pas défendue,
a s’est sentie tout d’ suit’ perdue.
(alle était dans son tort, n’est-c’ pas ?)
y a qu’à un moment qu’alle a dit :
— « Grâc’, mon Julien, je n’ le f’rai pus ! »

Mais moi, j’ai pus rien entendu 
(il était trop tard, comprenez), 
j’étais sorti d’ mon naturel
et j’ai continué d’ la cherrer,
en chialant d’ rage et de chagrin,
et j’ sais pas si j’ l’ai pas mordue.

Et voilà qu’alle est d’venue molle,
alle a fermé ses beaux grands yeux,
comme tout à l’heur’ pour le plaisir,
mais maint’nant c’était pour mourir ;
a s’est laissée fair’, laissée faire....
et j’ la sentais s’ vider d’ son sang
comme eun’ poupée qui perd sa sciure.

Moi, j’ tapais toujours et j’ tapais,
j’ me sentais du chaud su’ les mains ;
du chaud m’ giclait à la figure,
et ma foi, ça m’ faisait du bien ;
et voilà qu’ m’arrivaient des cris :
— « À l’assassin ! à l’assassin !
Mais il la tue, mais il la tue ! »

Et alorss a s’est affalée, 
j’ l’ai lâchée, et a n’a pus r’mué ;
mais moi j’arr’cevais eun’ volée
à coups d’ cann’s et de parapluies.

Enfin les agents sont venus,
de vrai j’ savais pus c’ que j’ faisais,
tout m’ chahutait devant les yeux,
les maisons la Seine et les cieux ;
j’étais là comme un abruti
et je voulais pus m’en aller ;

mais je continuais de gueuler
et il a fallu qu’on m’arrache,
on l’emportait chez l’ pharmacien.

Dans le moment qu’on la soul’vait,
j’ai eu l’ temps d’ voir c’ que j’y avais fait. 
J’y avais tranché le nez, la bouche,
en sort’ qu’on yi voyait les dents,
(Bon Dieu ! alle avait l’air de rire !)
sorti un œil, enl’vé l’oreille,
et mes cinq doigts étaient marqués
en noir, dans la chair, sous l’ menton ;
j’avais dû y briser l’ gaviot.

Alle était tout d’ rouge habillée...
(l’ sang qu’ avait pissé en fontaine ),
comm’ si j’ l’avais débarbouillée
avec de la gelée d’ groseille...

Et sa robe était en lambeaux,
sa belle robe des Dimanches,
et son corsage ouvert montrait
le haut d’ sa bell’ tit’ gorge blanche
dont j’étais tell’ment amoureux.
Mais d’ tout ça, yeux, nichons, figure,
j’en avais fait qu’un panaris
qu’était affreux à voir, affreux.

Alorss on m’a emm’né, Monsieur.
Les agents ont dû m’ protéger
contr’ les cann’s et les parapluies,
les pierr’s, les coups d’ poing, les coups d’ pied
mais y m’ont quand même attigé.

(N’est-c’ pas, y pouvaient pas s’ douter,
de tout c’ qu’a m’avait fait souffrir.)

Et je suis parti en pleurant,
et j’ai compris c’ que j’ venais d’ faire.

J’ me disais tout en v’nant ici.
— « Pauvre Julien, pauvre Julien...
Sais-tu qu’ tu viens d’ faire un beau coup !
ça peut s’appeler d’ la belle ouvrage...
tu viens d’esquinter tes amours.

« À présent ta vie est foutue,
c’est l’ dur, la crève ou la misère ;
quand tu t’y mets tu travaill’s bien,

Pauvre Julien, pauvre Julien !


« Présent partout où c’est qu’ t’iras,
si tu vis... tu la reverras
écrasée, vilaine, en bouillie
d’ la magnèr’ qu’ tu l’as arrangée.
Ell’ que tu trouvais si jolie
et que d’ baisers t’aurais mangée.

Pauvre Julien, pauvre Julien !


« A t’ faisait des queues, c’est certain.
Mais quoi, c’était-y eun’ raison ?
c’était h’encor qu’eun’ pauv’ mignarde
qui connaissait pas l’ mal du bien...
C’est vrai qu’a s’ra pus à personne ;
à toi non pus, ça t’avanc’ bien,

Pauvre Julien, pauvre Julien !


« Et dir’ qu’y a seul’ment un quart d’heure
t’étais encore un « citoyen »,
maint’nant te v’là avec la crème.
Ah ! ben, t’appell’s ça d’ la tendresse !
t’as beau êt’ bon zig et honnête,
n’ pas l’avoir tuée pour la galette,
moi, j’ te dis qu’ tu n’es qu’un feignant,
un marteau et un propre-à-rien,

Pauvre Julien, pauvre Julien. »


Aussi maint’nant tant pir’ tant pire,
J’ me fous d’ tout, pensez si j’ m’en fous ;
fait’s de moi tout c’ que vous voudrez.
prenez ma peau si vous voulez,
et tout d’ suit’ vous m’ rendrez service.

À présent que j’ l’ai estourbie,
à quoi bon, à quoi bon ma vie ?
j’y survivrai pas, vous verrez....

Ah ! la garc’ tout d’ mêm’, la fumelle !
Avoir fait de moi c’ qu’alle a fait,
de moi un honnête ouvrier,
me conduire ousqu’a m’a conduit...
qué malheur, alors ! Quée misère !...

Voilà comment qu’ c’est arrivé,
c’est tout, voyez, M’sieu l’ Commissaire.


Conseils

Ouvrier mon frère, Ouvrier ; 
crois que ma parole est profonde. 
Avant de dominer le monde 
commenc’ par te laver les pieds.

Et pas seul’ment qu’ les trottignolles 
mais encor ton gniass’ tout entier : 
les crocs le cul les roubignolles 
que t’ as tendance à oublier.

Car, sous prétexte de labeur 
tu thésaurises ta sueur 
et la crasse de ton métier,

Ouvrier mon frère, Ouvrier,

et dis des choses dérisoires :
« Pas de pain blanc sans les mains noires »,
en exhibant avec orgueil
tes mains sal’s, tes ongles en deuil.

Je sais que, forcé d’ te grouiller 
pour aller reprendr’ le collier 
chaqu’ matin, à peine réveillé, 
t’ as pas l’ temps d’ te débarbouiller.

Mais le soir, après ton boulot, 
au lieu de t’élancer vers l’eau, 
tu préfèr’s aller chez Bistrot 
sucer la « bleue » et godailler,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Si des fois un peu tu t’ récures, 
c’est l’ Dimanche et les jours de fête ; 
mais tu n’ mets d’ l’eau qu’ dans eune assiette,
pis t’ emploies que l’ bout d’ la serviette,
et jamais pus bas qu’ la ceinture,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Ou ben tu vas chez l’ perruquier
et faut qu’on t’ fout’ de l’eau d’ Cologne
su’ l’ coin mal gratté de ta trogne.

Tes dents ? Jamais tu ne les brosses, 
avant comme après ton repas. 
Quant au devoir de t’ nettoyer 
le trou du figne et les balloches, 
tu ne t’en doutes même pas.

Aussi vieil ami, tu schlipottes, 
en plein air comm’ l’acétylène : 
et quand tu souffles ton haleine, 
la mouche à merd’ tourne de l’œil, 
bien qu’a soye habituée aux chiottes.

Sans compter qu’ t’ es pas fréquentable, 
on peut pas y faire avec toi : 
si on t’ rencontre en bateau-mouche, 
en métro, en « bus », en tramway, 
suffit qu’on port’ la requimpette 
pour qu’ tu vienn’s te frotter su’ vous 
et qu’ tu vous traites de « borgeois ».

Toi, pass’ que t’ es un « travailleur »
méprisant les aut’s voyageurs,
tu rot’s tu crach’s tu louf’s tu pètes,
et, si t’es saoul pour not’ malheur
tu dégobill’s su’ la banquette
et tap’s dans l’ blair au contrôleur.

Hélas ! C’est si vrai c’ que j’ prétends 
que, lorsqu’après un accident 
on t’emmèn’ chez le pharmacope 
à Tenon Cochin ou Saint-Louis 
et qu’y faut te déshabiller ;

le carabin prend la syncope 
ou le potard s’évanouit

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Et ça c’est sur toi, rien qu’ sur toi ! 
Mais chez toi, malheureux, chez toi !

Chez toi les puces les punaises
vivent à l’aise ;
les asticots de ta paillasse
donnent le soir des « sleeple-chases »
et y a des araignées si grasses
qu’ faut les tuer à coups d’ revolver.

Quand tu vas aux wouaters-clozettes,
tu... vis’s à côté d’ la lunette
et, déconcertante coutume
dont les murs peuvent témoigner,
tu prends ton doigt pour porte-plume
et ton cul pour un encrier,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Jeun’, vigoureux et bien planté,
tu touches, sans être ébloui, 
aux délicats et blancs tétons 
de ta femme ou de ta maîtresse 
avec tes doigts gourds et brutaux 
aux amoureuses maladresses 
gantés de crotte ou de cambouis.

Si, pour te plaire elle se soigne 
parfume ou lave au savon fin, 
tu l’appell’s aussitôt « putain » 
ou ben « vache » et « saloperie ».

Jaloux mesquin et envieux, 
tu la veux sale et abrutie, 
comme toi, comme toi mon vieux.

Alors la pauvre se néglige, 
elle se dégoûte et comment ! 
Plus de soins, de coquetterie, 
grâce et beauté foutent le camp ; 
avant l’âge elles sont flétries.

Comm’ t’as toujours les roupett’s grasses
et qu’ ça t’ démange aux environs,
t’ es tout l’ temps d’ssus à la... crocher,
(qu’elle en ait du plaisir ou non),
à y en coller des pétées,
à transformer la malheureuse
en fabrique de malheureux !

Ceux-ci, le fruit de tes rudesses,
tu les laisses livrés aux bêtes ;
on pourrait sur leurs jolies têtes
inscrir’ ces mots : « Chasse gardée » ;

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Pas plus que toi tu n’ leur apprends
à se baigner, à s’étriller,
et tu les laisses croupir dans
la gourm’ la morve et le pipi ;
puis tu déclar’s : « C’est la santé ! »

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Et les soirs ousque tu rentr’s mûr,
tu leur cogn’s la tronch’ dans les murs ;
et là, despote sans contrôle,
la borgeois’ les môm’s et les bois,
tout l’ mond’ pass’ à purg’ dans la tôle !
(C’est p’têt’ aussi pour leur santé ?)

Ouvrier mon frère, Ouvrier !

Et toujours tu groum’s ou rouspètes ;
tu n’as qu’ des Droits, jamais d’ Devoirs ;
toi seul a besoin d’ boulotter,
et, dans la lutte qu’est la Vie,
tu crois qu’y a qu’ toi d’exploité.

Toi seul support’s des injustices, 
et toujours y faut qu’on subisse 
ta mauvaise foi, tes caprices 
et surtout ta mauvaise odeur.

Tu cries qu’ l’Ovréier « meurt de faim »
mais quand tu touch’s de bonnes paies
tu sais plutôt t’ taper la tête,
quitte el’ restant de la semaine
à t’enfoncer de l’eau d’ vaisselle.

Et à c’ temps-là, encore eun’ fois
dans les quartiers que tu habites
les « Bains » et « Piscin’s » font faillite,
mais les beuglants font l’ maximum
les cinémas te décervellent
les claqu’s t’assurent la vérole
et les « Bars » à trois sous flamboient,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Quand tu t’ dis « Révolutionnaire »,
à part quéqu’s uns, ce n’est guèr’ mieux ;
tu fais tout comm’ les religieux,
qu’ os’nt pas se r’garder le derrière,
de peur qu’ ça leur crève les yeux.

Tu gazouilles la « Carmagnole »,
mais t’ as d’ la boue aux roubignolles ;
tu clames « l’Internationale », 
mais t’as les dents et les pieds sales !

Et, trop romantique Insurgé 
tu t’ mets des rouges églantines
mais t’ as l’ prépuce enfromagé !

Des mangins qu’a des noms en isse,
vienn’nt te donner du « citoyen » 
et t’app’lant « Peuple-Souverain » 
te mett’nt en mains un bout d’ papier 
sans penser à t’ laver les pieds.

D’aut’s, échappés de la Garonne
qui abusent de la Parole,
vienn’nt te causer de « Genre Humain »
d’ « Fraternité Universelle ».
Nul ne te dit : « Lav’-toi les mains
les dents le figne et les aisselles. »

Beaucoup jouent avec tes souffrances 
en te menant par l’Espérance : 
puis, quand y sont d’venus menisses 
et qu’ tu leur rappell’s leurs promesses 
y sont tout prêts à t’ fusiller,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

D’autr’s, en flattant ta vanité,
t’expliquent qu’y a qu’ toi d’utile
que C’lui qui n’ manie pas l’outil, 
le marteau, la pioche ou la pelle, 
n’est qu’eun’ vach’ « d’intellectuel » ; 
que c’lui qui trim’ du ciboulot 
n’est qu’un feignant ou qu’un salaud ;

et que « Demain » ou... après-d’main... 
« conscient et organisé », 
par la bombe ou les bras croisés, 
n’ sachant pas t’ gouverner toi-même, 
tu gouverneras l’Univers !

En attendant par les journaux 
les cafés-concerts, les phonos, 
t’es dans la main des Financiers 
dans celle des Distillateurs, 
et tous les genr’s d’ spéculateurs.

En attendant Vautour-Premier, 
Grand Maître de la République, 
t’ vide à la rue, toi et ta clique, 
et refuse de vous loger 
(bien qu’il veuille aussi des soldats 
pour le défendr’ contr’ l’Étranger !)

En attendant que par Jaurès
triomph’ la « Société future »,
j’ crois qu’ tu peux t’ passer eun’ ceinture !

En attendant, t’es pas l’ pus fort, 
Jean Grave avec ses « Temps Nouveaux » 
ne semblent pas tout près d’éclore, 
malgré l’appui d’ Sébastien Faure 
d’Anatol’ France et de Mirbeau !

Et les Bourgeois font tout c’ qu’y veulent ;
et quand tu renaud’s un peu trop, 
frère Flick te jambonn’ la gueule 
et t’es ben forcé d’ rengracier.

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

En somm’ ton sort n’a pas changé
au contraire, il s’est aggravé,
malgré des monceaux d’ « Lois Sociales »
leur prétendue « Humanité »
qui tombe toujours à côté

Et toi toujours tu vis ta vie,
(avec ou sans bell’s théories),
le cul merdeux la gueul’ pourrie,
emboucanant le rat crevé,
les pieds dans des chaussett’s de suie
et l’ cœur de haine empoisonné

Ouvrier mon frère, Ouvrier.


Ben moi je te le dis dans l’ blair 
en vrai Poète populaire, 
pas d’autre cause à ta Misère 
que ta crasse et que ton fumier,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.


La saleté c’est l’Esclavage, 
c’est l’absence de Dignité, 
c’est aussi l’Imbécillité, 
c’est la Tristesse et le Dégoût.

Et v’là pourquoi t’ es méprisé, 
berné, maltraité, exploité,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

La vérité la vérité, 
le secret même de la Vie 
de la chance et de la santé, 
d’ la richesse et d’ la Liberté 
réside dans la Propreté !

Parmi ceux qui vienn’nt t’exciter 
à foutre en bas « la Société », 
en s’ faisant nommer Députés 
ou membres de tes Comités,

Nul n’a l’ courage ou la franchise 
de t’ reprocher ton manqu’ de soins,
ainsi qu’aux Hébreux fit Moïse
et Mahomet à ses Bédouins.

Moi, je n’ viens pas t’ parler d’ mensonges
ni d’un paradis incertain,
j’ viens t’ parler d’eau fraîche et d’éponge.

J’ viens t’ dir’ d’ commencer par toi-même 
la « sociale transformation », 
la célèbre « Révolution ».

Ainsi triomphera « la Cause » ;
le « Grand Soir » c’est d’ se laver l’ prose,
la « Prochain’ », c’est s’ poncer les pieds !

Si tu veux que l’on te respecte, 
commenc’ par t’ respecter toi-même ! 
N’ crains pas d’ passer pour aristo 
si tu te mouilles les orteaux.

Et si drôl’ que ça t’ paraîtra, 
qu’avant tout ta peau se blanchisse : 
« Individu », « Individu », 
que la Cellule s’affranchisse, 
et le Corps entier guérira.

Car c’est très bien de fair’ l’apôtre; 
mais avant d’éduquer les autres 
il faut d’abord s’éduquer soi :

Et c’est parfait les Syndicats ; 
mais si tes fess’s sont au caca, 
tu auras des idées merdeuses.

Ah ! Ouvrier, pauvre Ouvrier, 
mon copain, mon poteau, mon frère, 
souvent mon cœur se désespère, 
comme il est dur de « t’affranchir ».

Non seulement de ta misère, 
donc, de ton enduit séculaire, 
mais encor de tes préjugés, 
aussi de tes illusions 
des sophismes et des clichés 
du jargon révolutionnaire.

Sans oublier la Politique, 
Poison de l’Énergie Pratique 
et de la Beauté poétique
dont meurent Gaulois et Latins.

Car mêm’ parmi les Compagnons, 
combien peu, à ma connaissance, 
savent la mystique importance 
de se noyer le troufignon 
chaque jour de son existence.

Ah ! Ouvrier, pauvre Ouvrier, 
je ne voudrais pas t’avilir, 
mais bien plutôt t’encourager, 
te relever et t’ennoblir, 
et si je ne puis te guérir, 
du moins puis-je te soulager.

Sûr que t’ es bon, sûr qu’ t’ es honnête ; 
mais, vaudrait mieux encore avoir 
la conscience un peu moins nette 
que le cul sale et les pieds noirs.

Pas d’autre moyen de lutter 
contre l’aveugle Autorité 
que la maîtrise de soi-même 
Sobriété et Chasteté, 
par conséquent la Propreté.

D’ailleurs en princip’ quoi qu’il fasse 
qu’il soit Patron ou Employé 
Paysan, soldat ou rentier

L’Homm’ qui, à moins de maladie,
ne se lave pas chaque jour
les dominos les paturons
le double-blanc et les marrons
le périné le péritoine,
en un mot le Corps tout entier
n’est qu’un compagnon d’ saint Antoine

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Ne m’objecte pas qu’ les Bourgeois 
ne sont guèr’ plus propres que toi : 
raison d’ plus pour que tu t’ nettoies.

Ne dis pas comm’ les Catholiques 
que ton Corps n’est qu’une guenille 
qu’il importe peu de soigner.

Jésus lavait les pieds des Pauvres, 
mais les Prêtres l’ont oublié

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Mécanicien Mécanicien,
tu comprends la nécessité
de nettoyer ta rotative
ton moteur ta locomotive ;
mais ton rouage particulier
tu le laiss’s toujours se rouiller,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Or ton Corps est la Mécanique
merveilleuse,
le chef-d’œuvre unique
qu’il faut sans cesse surveiller,
graisser polir de tout’s manières.
de la soupape à la chaudière
en passant par le cendrier.

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Quand Jésus éveilla Lazare 
saucissonné de bandelettes 
plein de la crasse du tombeau 
il lui dit :
— « Mon ami va fair’ ta toilette 
et après ça nous causerons ! »

Eh bien ! mon Ami mon Pareil, 
crasse morale ou corporelle, 
tristesses, poux, haines, fumier, 
laideurs ou sophismes bizarres, 
je suis Qui vient te nettoyer, 
et, dans ce cas particulier 
je suis Jésus, tu es Lazare

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Par conséquent éperdument, 
chaque matin à ton lever, 
chaque soir avant d’ te coucher, 
rinc’-toi les dents, les pieds, la gueule, 
le trou du cul les roubignolles, 
et fais-le faire à ta famille,

Ouvrier mon frère, Ouvrier.

Mêm’ dès ce soir en rentiffant, 
que tu m’aies entendu ou lu, 
je t’ordonne de m’obéir 
et de rebiffer tous les jours.

Si tu t’ nettoies comme je dis, 
chaque soir et chaque matin, 
non seulement, fleur arrosée, 
ta peine sera reposée, 
mais avec la bonne santé 
tu retrouveras ta gaieté.

et je te le prédis soudain
tu verras clair dans ton Destin.

Il t’apparaîtra tout à coup 
que la vraie « Société future » 
s’rait de lâcher le Machinisme 
pour retourner à la Nature
en plaquant délibérément
ce dont tu souffr’s obscurément
ainsi d’ailleurs que tous les Hommes

La « Grand’ Laideur Mathématique » 
et ton labeur automatique 
impersonnel et sans amour.

Et puis enfin tu s’ras plus chaste, 
ça t’ gratt’ra moins où ça t’ démange
et tu n’engross’ras plus ta femme
à tous les coups comme à présent.

Car du moment qu’à chaque enfant 
on n’augmente pas ton salaire, 
tu sais ce qu’il te reste à faire, 
ou, pour mieux dire, à ne pas faire.

Dis à ceux qui viendront t’ crier : 
« La France va se dépeuplant 
nous comptons sur toi, Ouvrier ! » 
— « Eh ! bien, prêtez-moi votre Épouse.
La mienn’ ne sera pas jalouse 
seulement vous paierez la sag’-femme 
les mois d’ nourrice et le loyer ! »

Je te l’ crierai jusqu’à la mort :
tu n’ sortiras d’ ton esclavage
du salariat et du servage
que par le quotidien lavage

Si on vient te d’mander d’ voter,
afin d’élire un député, 
un d’ ces marchands de boniments
qui viv’nt toujours à tes dépens :

Réponds : « Oui oui, causez toujours ;
mais avant tout veuillez m’ donner
du temps pour me débarbouiller,

« d’ l’eau, du savon à bon marché,
« gratuit » « laïque » « obligatoire » 
de bell’s piscin’s dans mon quartier 
pour moi ma femme et mes amours ;
tant qu’ j’aurai pas ça j’ vot’rai pas.

« Car,
comment voulez-vous qu’on m’ nomme
un Homme
si j’ai des bestiaux dans les poils
et du fromgi dans les doigts d’ pied ?

« Oui, moins d’emblèmes symboliques,
moins d’ mairies comm’ des basiliques
(histoir’ d’embêter les curés),

« Des piscines, un peu moins d’ musées,
moins de discours idéalisses, 
un peu plus de réalité,

« moins d’ cours du soir, moins d’ conférences
gardez pour vous votre instruction ;
j’ veux pus aller dans les U. P.,
mieux vaut me laver les arpions
que d’aller écouter des pions.

« Puis, si ce n’est exiger trop,
beaucoup moins de marchands d’ poisons,
moins de beuglants, moins de cinés,
moins d’ bistrots, surtout, moins d’ bistrots,

ce sera la fin des prisons
et des cellules d’aliénés. »

Car lorsque tu seras tout propre,
tu diras à ceux qui t’arr’fusent
le bain, l’estime et le loisir, 
sous prétext’ que t’ es un cochon :

— « Pardon... esscuses,
présent j’ai mérité la Vie,
j’ai le cul net et les dents blanches,
je n’ me lav’ pus qu’ tous les Dimanches,

le Temps de Ma Merde est fini. »

Alors y pourront pus rien dire, 
et y s’ront forcés d’ te céder,
car c’est là, c’est là le prodige
ton sort est dans tes mains te dis-je.

Mais jusque-là je te l’ répète,
tu n’ seras jamais qu’un Esclave,
la dupe d’un tas de chimères,
le remâcheur de phrases creuses
aussi creuses qu’humanitaires :
la victime des bonisseurs
d’ la Politique ou d’ la Sociale.

Ni émeut’s, ni grèv’ générale
ne te donn’ront la forc’ morale
qu’il faut pour vaincre ses enn’mis,
et que t’apporteront l’eau fraîche,
la brosse à dents la pierre ponce,
le tub la douche et le savon.

Voilà mon Ami mon Pareil,
ce que l’étude et l’expérience,
la pitié jointe à la gaieté
l’intuition, la verve joyeuse
ce soir tout à coup m’ont dicté.

Ce soir est un soir de Printemps ;
sur la Ville aux rues éclairées
par les derniers rayons du jour
flotte l’haleine de l’Amour.

Ce soir, tout est beau dans Paris.
Seul et veillant comme un prophète,
mon Cœur éclate de tendresse

et les Marronniers ont fleuri.

Cette édition électronique reproduit l’édition de 1914
du Cœur populaire
(après correction de quelques coquilles évidentes).
Quiconque peut la réutiliser librement.
Première mise en ligne le 30 septembre 2005.
Présente version générée le 13 novembre 2006.

Jehan-Rictus

.. le Coeur populaire

Glossaire