Jehan Rictus

Poèmes divers

 

Poèmes de jeunesse signés Gabriel Randon

Paru dans La Muse Française (octobre 1887)

Sonnet

À Mlle Léonie Godart.

Je sais un ruisseau dont le flot chantonne,
Où vous aimeriez à passer vos jours.
Il tairait dans sa chanson monotone
Le secret de nos virginals amours.

Si vous consentiez, bien loin de l’envie
Nous nous en irions cacher nos baisers.
Dès lors, les instants cruels de ma vie
Seraient par vos yeux emparadisés.

Mais vous refusez. Adieu ! tout s’écroule.
Je sais une mer, là-bas, dont la houle
Fermera sur moi son linceul flottant.

Si vous demeurez dédaigneuse, altière,
Je sais une croix dans un cimetière
Où j’irai clouer mon cœur palpitant !

Paru dans Le Pierrot (11 janvier 1889)

Veille

Comme elle est triste la maison :
La petite fée est malade.
Il faut se faire une raison
Malgré son cœur en marmelade

Pour prendre les médicaments,
Absorber toutes les tisanes ;
Le docteur prescrit des calmants,
Les docteurs ne sont plus des ânes !

Aussi, l’on veille cette nuit
Pour que son repos soit paisible :
Pas une mouche ne bruit,
Pas une étoile n’est visible.

Nous remplaçons l’ange gardien
Sans regrets et sans défaillances,
Puisque cette âme de soutien
S’est enfuie avec nos croyances !

Chut ! son sommeil est enchanté,
Les voix de l’ombre se sont tues,
De silence et de chasteté
Des formes passent revêtues :

Les meubles, les menus objets,
Craquant et se plaignant sans trêves,
Ont tout à coup fait des projets
Pour ne pas effrayer ses rêves !

« Nous, disaient-ils, dans la maison,
Plus de choc, de dégringolade,
Jusqu’à parfaite guérison :
La petite fée est malade ! »

Album Mariani

(1900)

Quatrains à la gloire du Vin Mariani

C’est du nanan, d’ la confiture,
Mossieu Mariani, vot’ picton
On s’en envoierait des bitures,
On s’en f’rait pèter le bidon 

Ça vous r’gonfle un mec démoli ;
Ça vous r’met su’ patt’s eun’ gonzesse.
Ça réveill’rait des refroidis ;
C’est pas un vin c’est d’ la jeunesse

Moi qu j’ai passé par des purées
Qui font d’un gas un carcan d’ nuit,
Ça m’a tout à fait recalé
Et à présent j’ai l’ poil qui r’luit.

Aussi, sans trop vous commander
J’ vourais cor en téter un verre
Pour me saouler à vot’ santé....

(Tout un chacun ess’ploit’ ses vers)

Doléances

(1900)

Complainte pour complaire à Bibi-la-Purée

Stupeur du badaud, gaîté du trottin,
Le masque à Sardou, la gueule à Voltaire,
La tignasse en pleurs sur maigres vertèbres
Et la requimpette au revers fleuri
D’horribles bouquets pris à la Poubelle,

Ainsi se ballade à travers Paris,
Du brillant Montmartre au Quartier-Latin,
Bibi-la-Purée, le pouilleux célèbre,
Prince des Crasseux et des Purotains !

Le Mufle au sortir d’un bon restaurant
Hurle en le voyant paraître aux terrasses :
— « Quel est ce cochon ? ce gâte-soirée,
Ce Brummell fétide et malodorant,
Vêtu de microb’s et ganté de crasse ?
Vraiment la Police est plutôt mal faite ! »

Mais point ne s’émeut Bibi-la-Purée
Qui porte en son cœur un vaste mépris
Pour quiconque n’est bohème ou poète.

Et lors il s’en va promener ailleurs
Sa triste élégance et sa flânerie.
 
Cy sont ses métiers, besognes étranges
Et premièrement, simple j’m’en-foutiste,
Puis, chacun le sait, ami de Verlaine,
Ami des ponant’s, ami des artistes,
Modèle à sculpteurs dans les ateliers,
Guide à étrangers, cireurs de souliers,
Vadrouilleur encore, s’il vous plaît, bon ange,
Bon ange à poivrots perdus dans la nuit, 
Estampeur, filou, truqueur proxénète,
Ainsi va Bibi, l’illustre Bibi !

On dit de Bibi : — « Chut ! c’est un mouchard. »
D’autres : — « Taisez-vous, il est bachelier ! »
Et d’autres encor : — « Bibi est rentier. »
Mais nul ne peut croire à la Vérité :
Bibi-la-Purée, c’est le Grand-Déchard.

Et quel âge a-t-il ? on ne sait pas bien.
Son nom symbolique en le largongi
Proclame qu’il est assez ancien,
Quasi éternel comme la Misère,
Et trimballes-tu, tu trimballeras,
Ô Bibi, toujours ta rare effigie.
Bibi-la-Purée jamais ne mourra.

Va, comédien, noble compagnon, 
Cabot de misère, ami de Verlaine,
Errant de Paris, spectre d’un autre âge
Que ne renieraient Gringoire ou Villon, 

Vilain, dégoûtant, lécheur de bottines,
Gibier de prison, chair à échafaud
Que couve l’œil blanc de la guillotine,
Dandy loqueteux, fabuleux salaud,

Ô qui que tu sois, gas d’expédients,
Ministre déchu, ex-étudiant,
Mouchard ou voleur, suce-croquenots,
Tu portes un nom bien plus beau que toi :

— « Bibi-la-Purée » : a dit la Putain ;
— « Bibi-la-Purée », dit la Faubourienne
Aussi la Mondaine, aussi le Bourgeois ;
— « Bibi-the-Piourée », daigne l’Angleterre,
— Bibi-la-Purée, songe le Poète...
C’est le Pèlerin, c’est le Solitaire
Qui depuis toujours marche sur la Terre...

C’est un sobriquet bon pour l’Être Humain.

Paru dans l’Assiette au beurre

n° 49 (8 mars 1902)

Les Petits Métiers

Nous, on est les Va-comm’-j’te-pousse,
Les « Pénars » et les J’m’en-bats-l’œil.
Bien qu’on s’ la coul’ pas toujours douce
On a ses idées, son orgueil...

On n’en fait qu’à sa fantaisie
Et on s’ fout du tiers comm’ du quart.
À quoi bon ruer dans les brancards ?
Quoi qu’on fasse, y faut vivr’ sa vie.

Aussi sans pour ça s’ fair’ de mousse,
Phizolofs du « moindre effort »,
On continue, on truque, on s’ traîne.
Tant va l’Amour, tant va la Haine
Qu’y faura ben qu’ la Mort nous prenne
Comm’ les pus gros, comm’ les pus forts...

Nous, on est les Va-comm’-j’te-pousse.

Convocation au 331e dîner du Bon Bock

(1908)

Le Pauvre

a parfois de bons moments, mais il lui manque toujours quelque chose

(poème dans la magnière à Catulle Mendès)

Y a des fois ousque j’ vas croûter
Chez les camaros du « Bon-Bock »
Et après que j’ai boulotté
J’ leur z’y gazouille un « Soliloque ».

Les Bon-Bockeurs c’est des fistons
Des affranchis, des marl’s, des potes
Et d’ l’apéro à la compote
On s’ fait pas de mousse à leurs gueul’tons.

Y sont des borgeois, des artisses
Des diplomat’s, des carabins
Des socialos, des anarchisses
Des pouâtes, des sculpteurs, des rapins.

Y’en a d’ barbus, y’en a d’ rasés
Y’en a qu’ ont nib su’ la capsule
Y’en a qu’ a des tronch’s de consuls
(Ça veut pas dir’ des chimpanzés !).

Après la croustille et l’ dessert
L’ fromgi la goutte et le cawa
On donn’ le signal du Concert
On gouâl’ de la grande Opéra.

Et pis on passe à la musique
La romance ou la poyésie
Le moral après le physique
Si qu’on rote, c’est en ambroisie.

Et tous, ténors ou barytons
Disent l’amour et ses caresses
Mais va t’ faire fout’ ça manqu’ de fesses
Au Bon-Bock y’a pas un téton.

Quand qu’ y zont piaulé des douceurs
Qui vous mett’nt d’humeur amoureuse
Ces vach’s-là prèt’raient pas leur sœur
Afin qu’on puiss’ la rendre heureuse.

Pis c’est barca de la soirée
Chacun rentiffe à sa carrée
Moi avant d’enterrer Minoche
Je suis des gas qui r’filent la cloche.

Et eun’ fois d’ plus me v’là ronchon
Car d’pis trente ans de République
Ya pas encor d’ chauffoirs publics 
Et moi j’ trouv’ ça mufle et cochon.

Et j’ dis qu’ Jaurès pourrait vraiment
En fout’ eun’ secousse à la Chambre
Car enfin nous v’là en Décembre
Tout l’ monde gagne pas quinz’ mill’ par an.

En Décembre où est né Jésus
À poils aussi dans eun’ cabane
Mais Lui l’ avait le Bœuf et l’Âne
Et sa Moman qui soufflaient d’ssus.

Ohé ! Ohé ! les « Bons-Bockeurs »
Qu’ êtes des copains d’ la Gouvernance
J’ viens tirer la corde à vos cœurs
Pourriez pas avoir ça en France ?

Pour les mouisards, les ventres verts
Qu’ a pus d’ ribouis, d’ femme, ou d’ bivouac
J’ demande pas qu’on leur paie le claque
Mais un air de rif en Hiver.

Posthume

(Composé vers 1909)

Le Bel Enfant

Comme c’est doux, comme c’est beau
À voir
Le soir
Dans quelque modeste famille
Le « bel Enfant » qu’on déshabille
Petit gas ou petite fille
Avant qu’on le mette au dodo
Comme c’est doux, comme c’est beau.

Ce n’est peut-être pas au gré
D’un tas de « fabricants » de vers
Diseurs de riens cis’leurs de mots,
Bons rimeurs mais piètres poètes
Ce n’est peut-être pas assez
« Esthétique » ! ni « littéraire »
Mais c’est pourtant rudement beau.

« Petit Père » ayant tout le jour
Traqué la pièce de cent sous
Dans ce Paris cruel et fourbe
Ou bien, peiné sur des dossiers
Sous l’agressive surveillance
D’un « Chef » quinteux et tracassier
Voici, voici sa récompense...

On est à la fin du repas ;
On fume, on rêve, on boit, on cause
Quand l’Enfant se met à bâiller
(La salle à manger est bien close)
Nous allons le déshabiller
Devant l’Ami, le Familier...

La pudeur ne peut être en cause
(Il est si jeune, n’est-ce pas)...
Puis un bébé nu, c’est si beau.

Donc, la Maman le prend sur elle
(Baisers goulus, tendres querelles)
Et, sous le gaz ou l’abat-jour
À mon ravissement immense
L’ineffable labeur commence
Accompagné d’un chant d’amour.

— « Donne tes beaux « iers iers » mon Ange »
Docile, car ensommeillé
L’Enfant tend ses menus souliers
Et, partis les bas ou chaussettes,
Paraissent les deux petits pieds !

Ah ! les petons ! Ah ! les « papattes »
Ronds comm’ petites patates
Et gras comme oisillons plumés
(La bouche s’en montre affamée)
Chers petits pieds ; charmants « totos ».
Aussi Maman les mord et mange
Comme de bons petits gâteaux.

Puis, au reste de la toilette
Et voilà que les vives mains
Vont, viennent, volent, se propagent
Parcourent l’Enfant en tous sens
Le dépouillant des vêtements
Comme on délivre de ses feuilles
Un gros bouquet de fleurs des champs.

Alors, peu à peu s’en dégage
Le cou portant à sa naissance
Le beau collier d’ambre à gros grains
Vient, la suave épaule blanche
Que suit le beau petit bras rond
Au coude orné de sa fossette,
Le beau petit « bra-bras » dodu
Pénible à tirer de la manche...

Là, Mamans, j’admire Vos Mains
Vos Mains, savantes et légères
Lorsque, sans peur de le casser
Comme un bibelot d’étagères
Vous tripotez et pétrissez
Le Petit Animal Humain !

Et m’enivre du doux parler
Que forment vos tendres paroles
Ce « bébaiement » délicieux
Aux diminutifs gracieux
Analogue au babil créole !

Enfin, debout et soutenu
Près de ses mignonnes mamelles
Par les bonnes mains maternelles
Râblé, poli, frais, propre et beau
Voici l’Enfantelet tout nu
Potelé comme un angelot

Avec ses petits reins cambrés
Les fermes pommes de ses fesses
Ses doux membres cerclés de graisse
Son ventre et son pubis bombés
Comme c’est doux, comme c’est beau.

Et puis, avant qu’Elle lui passe
Sa longue chemise de nuit
Semblable aux Vierges des Églises
Qui présentent « l’Enfant Jésus »
Maman se levant, le ramasse
Et me l’apporte, bras tendus

Me l’apporte, me le confie
Sachant bien dans sa charité
Que les seuls « enfants » de ma Vie
Sont « Solitude » et « Pauvreté »

Et dit ces mots de bonne grâce :
« Maintenant qu’on est dévêtu,
Il faut aller dire : bonsoir
À notre ami « Jehan Rictus ».

Et voilà qu’autour de mon cou
Deux jolis bras d’amour se nouent
Voilà que près de mon oreille
Et dans ma barbe qu’elle effleure
Une bouchette en chair de fleur
Balbutiante de sommeil
Me souffle : « Bonsoir mon « ictus » !

Alors, je sens mon vieux cœur fondre
Comme une neige de Printemps
À peine si je puis répondre
À la caresse de l’Enfant.

Et tandis que Maman l’emporte
Dans le nid de laine ou de soie
Je m’en vais pour ne pas qu’on voie
Outre mon trouble et ma pâleur
Qu’un lait tiède et salé, sans doute
Déjà perle en tremblantes gouttes
Aux sein gonflé de ma Douleur.

Paru dans le Figaro

(1929)

Chanson de “Taote”

(diminutif de Charlotte)
En patois “Taotique”
Recherche sur le Langage enfantin

Chant d’allégresse d’un bébé-fillette de trois ans, recueilli et mis en ordre par Jehan-Rictus

Observation : “Taote” vu son jeune âge, ne pouvait prononcer les C, les S, et les remplaçait par des T. Les J sont remplacés par des D.



« De suis Taote, Taote, Taote !
Taote Jeanson y te plaît !

Ai pas t’ois z’ans, unique au monde
Et de suis blonde
Petite fille du Toleil.

De vais, de viens, pa’tout de trotte
De perds tout le temps ma “tulotte”
Que reboutonne Maminet,
Ô maminet, ma maminet
De suis Taote, Taote, Taote, Taote !

Ma mémée me dit — “Ma thérie !”
Mon papa me dit — “Mon coco !”
Ma maman me dit — “Viens Talotte !”
Papinet me dit — “Riquiqui !”
Maminet me dit — “Mon doudou !”
De suis Taote ! De suis Taote !

Tout est à moi au Tolombet !
Les poules, les palmiers, les plantes
Le zadin et le potager :
Même la voiture
De t’assure...
T’est vrai, n’est-ce pas maminet ?
De suis Taote ! de suis Taote !

Ô Maminet, ma Maminet !
Gade mes n’yeux bleuis-bleuets
Gade mon doli corps
fuselé et tout rondelet
Gade mes “feveux” d’or fizés
Gade mes minnes à fossettes
Gade mes petons sans “çaussettes”
Avec quoi de fais que danser
De suis Taote, Taote, Taote !

Qui me dorlote ? Qui me baigne ?
Qui me met de la bonne odeur ?
Qui me fait belle ? Qui me peigne ?
T’es Maminet, ma Maminet !

Quand d’ai du “çagrin” à gros cœur
Quand de me cogne ou que de tombe
T’est à Maminet que de cours...
La “bouce” en cris, les n’œils en larmes
Mes petits bras raidis d’amour...

Et ma Maminet me “tonsole”
Et ma Maminet boit mes pleurs
De suis Taote, Taote, Taote !

Papinet me porte ou me gronde
Ou doue avec moi à “w’ou-w’ou”
Papi, Papi, t’est Papinet
De suis Taote, de suis Taote !

Les “ciens” ont mangé ma Poupée !
De leur ai donné la fessée...
Maminet a dit “T’est bien fait !”

T’est Maminet t’est la pus belle
T’est Papinet t’est le meilleur
De suis Taote, Taote, Taote !

Ô Maminet ! Ma Maminet
De suis Taote ! De suis Taote..
N’est à toi mon drand Petit cœur. »

Juillet 1927
D’après Charlotte Jeanson, Sanary (Var)

Jehan-Rictus

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