Juke-Box à Poésie › Jules Laforgue

Les Après-midi d'automne
Oh ! les après-midi solitaires d’automne !  
II neige à tout jamais. On tousse. On n’a personne. 
Un piano voisin joue un air monotone ; 
Et, songeant au passé béni, triste, on tisonne. 
 
Comme la vie est triste ! Et triste aussi mon sort. 
Seul, sans amour, sans gloire ! et la peur de la mort ! 
Et la peur de la vie, aussi ! Suis-je assez fort ? 
Je voudrais être enfant, avoir ma mère encor. 

Oui, celle dont on est le pauvre aimé, l’idole, 
Celle qui, toujours prête, ici-bas nous console !... 
Maman ! Maman ! oh ! comme à présent, loin de tous, 

Je mettrais follement mon front dans ses genoux, 
Et je resterais là, sans dire une parole, 
À pleurer jusqu’au soir, tant ce serait trop doux.
La Chanson du petit hypertrophique
C’est d’un’ maladie d’ cœur
Qu’est mort’, m’a dit l’ docteur,
           Tir-lan-laire !
           Ma pauv’ mère ;
Et que j’irai là-bas,
Fair’ dodo z’avec elle.
J’entends mon cœur qui bat,
C’est maman qui m’appelle !

On rit d’ moi dans les rues,
De mes min’s incongrues
           La-i-tou !
           D’enfant saoul ;
Ah ! Dieu ! C’est qu’à chaqu’ pas
J’étouff’, moi, je chancelle [...]
Complainte de l'oubli des morts
Mesdames et Messieurs,
Vous dont la mère est morte,
C’est le bon fossoyeux
Qui gratte à votre porte.
 
            Les morts
     C’est sous terre ;
     Ça n’en sort
            Guère.
 
Vous fumez dans vos bocks,
Vous soldez quelque idylle,
Là-bas chante le coq,
Pauvres morts hors des villes !
 
Grand-papa se penchait,
Là, le doigt sur la tempe,
Sœur faisait du crochet,
Mère montait la [...]
Dimanches : Le ciel pleut...
Le ciel pleut sans but, sans que rien l’émeuve,
Il pleut, il pleut, bergère ! sur le fleuve...
 
Le fleuve a son repos dominical ;
Pas un chaland, en amont, en aval.
 
Les Vêpres carillonnent sur la ville,
Les berges sont désertes, sans idylles.
 
Passe un pensionnat (ô pauvres chairs !)
Plusieurs ont déjà leurs manchons d’hiver.
 
Une qui n’a ni manchon, ni fourrures
Fait, tout en gris, [...]
Méditation grisâtre
Sous le ciel pluvieux noyé de brumes sales,
Devant l’Océan blême, assis sur un îlot,
Seul, loin de tout, je songe, au clapotis du flot,
Dans le concert hurlant des mourantes rafales.

Crinière échevelée ainsi que des cavales,
Les vagues se tordant arrivent au galop
Et croulent à mes pieds avec de longs sanglots
Qu’emporte la tourmente aux haleines brutales.

Partout le grand ciel gris, le brouillard et la mer,
Rien que l’affolement des vents balayant l’air.
Plus d’heures, plus d’humains, et solitaire, morne,

Je reste là, perdu dans l’horizon lointain
Et songe que l’Espace est sans borne, sans borne,
Et que le Temps n’aura jamais... jamais de fin.
Soir de carnaval
Paris chahute au gaz. L’horloge comme un glas
Sonne une heure. Chantez ! dansez ! la vie est brève,
Tout est vain, — et, là-haut, voyez, la Lune rêve
Aussi froide qu’aux temps où l’Homme n’était pas.
 
Ah ! quel destin banal ! Tout miroite et puis passe,
Nous leurrant d’infini par le Vrai, par l’Amour ;
Et nous irons ainsi, jusqu’à ce qu’à son tour
La terre crève aux cieux, sans laisser [...]