Juke-Box à PoésiePaul ClaudelBallade : Nous ne reviendrons plus vers vous...

Nous sommes partis bien des fois déjà, mais cette fois
  est la bonne.
Adieu, vous tous à qui nous sommes chers, le train qui
   doit nous prendre n’attend pas.
Nous avons répété cette scène bien des fois, mais cette 
  fois-ci est la bonne.
Pensiez-vous donc que je ne puis être séparé de vous
   pour de bon ? alors vous voyez que ce n’est pas le cas.
Adieu, mère. Pourquoi pleurer comme ceux qui ont de 
   l’espérance ?
Les choses qui ne peuvent être autrement ne valent pas 
   une larme de nous.
Ne savez-vous pas que je suis une ombre qui passe,
    vous-même ombre en transparence ?
Nous ne reviendrons plus vers vous.

Et nous laissons toutes les femmes derrière nous, les 
   vraies épouses, et les autres, et les fiancées.
C’est fini de l’embarras des femmes et des gosses, nous 
   voilà tout seuls et légers.
Pourtant à ce dernier moment encore, à cette heure 
   solennelle et ombragée,
Laisse-moi voir ton visage encore, avant que je ne sois le 
   mort et l’étranger,
Avant que dans un petit moment je ne sois plus, laisses 
   moi voir ton visage encore ! avant qu’il soit à un autre.
Du moins, prends bien soin où tu seras de l’enfant, l’enfant 
   qui nous était né de nous,
De l’enfant qui est dans ma chair et mon âme et qui 
   donnera le nom de père à un autre.
Nous ne reviendrons plus vers vous.

Adieu, amis ! Nous arrivions de trop loin pour mériter votre 
   croyance.
Seulement un peu d’amusement et d’effroi. Mais voici le 
   pays jamais quitté qui est familier et rassurant.
Il faut garder notre connaissance pour nous, comprenant, 
   comme une chose donnée dont l’on a d’un coup la 
   jouissance,
L’inutilité de l’homme et le mort en celui qui se croit vivant.
Tu demeures avec nous, certaine connaissance, 
   possession dévorante et inutile !
« L’art, la science, la vie libre »…, -ô frères, qu’y a-t-il entre 
   vous et nous ?
Laissez-moi seulement m’en aller, que ne me 
   laissiez-vous tranquille ?
Nous ne reviendrons plus vers vous.


                          Envoi

Vous restez vous, et nous sommes à bord, et la planche 
   entre nous est retirée.
Il n’y a plus qu’un peu de fumée dans le ciel, vous ne nous 
   reverrez plus avec vous.
Il n’y a plus que le soleil éternel de Dieu sur les eaux qu’Il 
  a créées.
Nous ne reviendrons plus vers vous.


Jean Chevrier
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