Juke-Box à PoésieVictor HugoLa Fiancée du timbalier

« Monseigneur le duc de Bretagne 
A, pour les combats meurtriers, 
Convoqué de Nante à Mortagne, 
Dans la plaine et sur la montagne, 
L’arrière-ban de ses guerriers. 
  
« Ce sont des barons dont les armes 
Ornent des forts ceints d’un fossé ; 
Des preux vieillis dans les alarmes, 
Des écuyers, des hommes d’armes ; 
L’un d’entre eux est mon fiancé. 
  
« Il est parti pour l’Aquitaine 
Comme timbalier, et pourtant 
On le prend pour un capitaine, 
Rien qu’à voir sa mine hautaine, 
Et son pourpoint, d’or éclatant !  
  
« Depuis ce jour, l’effroi m’agite. 
J’ai dit, joignant son sort au mien : 
— Ma patronne, sainte Brigitte, 
Pour que jamais il ne le quitte, 
Surveillez son ange gardien ! — 
  
« J’ai dit à notre abbé : — Messire, 
Priez bien pour tous nos soldats ! — 
Et, comme on sait qu’il le désire, 
J’ai brûlé trois cierges de cire 
Sur la châsse de saint Gildas. 
  
« À Notre-Dame de Lorette 
J’ai promis, dans mon noir chagrin, 
D’attacher sur ma gorgerette, 
Fermée à la vue indiscrète, 
Les coquilles du pèlerin. 
  
« Il n’a pu, par d’amoureux gages, 
Absent, consoler mes foyers ;  
Pour porter les tendres messages, 
La vassale n’a point de pages, 
Le vassal n’a point d’écuyers. 
  
« Il doit aujourd’hui de la guerre 
Revenir avec monseigneur ; 
Ce n’est plus un amant vulgaire ; 
Je lève un front baissé naguère, 
Et mon orgueil est du bonheur ! 
  
« Le duc triomphant nous rapporte 
Son drapeau dans les camps froissé, 
Venez tous sous la vieille porte 
Voir passer la brillante escorte, 
Et le prince, et mon fiancé ! 
  
« Venez voir pour ce jour de fête 
Son cheval caparaçonné, 
Qui sous son poids hennit, s’arrête, 
Et marche en secouant la tête 
De plumes rouges couronné !  
  
« Mes sœurs, à vous parer si lentes, 
Venez voir près de mon vainqueur, 
Ces timbales étincelantes 
Qui, sous sa main toujours tremblantes, 
Sonnent et font bondir le cœur ! 
  
« Venez surtout le voir lui-même 
Sous le manteau que j’ai brodé. 
Qu’il sera beau ! c’est lui que j’aime ! 
Il porte comme un diadème 
Son casque de crins inondé ! 
  
« L’Égyptienne sacrilège, 
M’attirant derrière un pilier, 
M’a dit hier (Dieu nous protège !) 
Qu’à la fanfare du cortège 
Il manquerait un timbalier. 
  
« Mais j’ai tant prié, que j’espère ! 
Quoique, me montrant de la main  
Un sépulcre, son noir repaire, 
La vieille aux regards de vipère 
M’ait dit : — Je t’attends là demain ! 
  
« Volons ! plus de noires pensées ! 
Ce sont les tambours que j’entends. 
Voici les dames entassées, 
Les tentes de pourpre dressées, 
Les fleurs et les drapeaux flottants. 
  
« Sur deux rangs le cortège ondoie. 
D’abord les piquiers aux pas lourds ; 
Puis, sous l’étendard qu’on déploie, 
Les barons, en robe de soie, 
Avec leurs toques de velours. 
  
« Voici les chasubles des prêtres ; 
Les hérauts sur un blanc coursier. 
Tous, en souvenir des ancêtres, 
Portent l’écusson de leurs maîtres, 
Peint sur leur corselet d’acier.  
  
« Admirez l’armure persane 
Des Templiers, craints de l’enfer ; 
Et, sous la longue pertuisane, 
Les archers venus de Lausanne, 
Vêtus de buffle, armés de fer. 
  
« Le duc n’est pas loin : ses bannières 
Flottent parmi les chevaliers ; 
Quelques enseignes prisonnières, 
Honteuses, passent les dernières... — 
Mes sueurs ! voici les timbaliers !... » 
  
Elle dit, et sa vue errante 
Plonge, hélas ! dans les rangs pressés ; 
Puis dans la foule indifférente, 
Elle tomba froide et mourante... 
— Les timbaliers étaient passés.


Malicorne
musique : Gabriel Yacoub
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