Juke-Box à PoésieJehan RictusLe Revenant

                         — I — 
 
                              i
 
  
Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie 
À douète... à gauche et sans savoir 
Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir, 
Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir 
Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir 
Ou l’ macadam de « ma » Patrie, 
  
Je m’ dis : — Tout d’ même, si qu’y r’viendrait ! 
Qui ça ?... Ben quoi ! Vous savez bien, 
Eul’ l’ trimardeur galiléen, 
L’ Rouquin au cœur pus grand qu’ la Vie ! 
  
De quoi ? Ben, c’lui qui tout lardon 
N’ se les roula pas dans d’ beaux langes 
À caus’ que son double daron 
Était si tell’ment purotain  
  
Qu’y dut l’ fair’ pondr’ su’ du crottin 
Comm’ ça à la dure, à la fraîche, 
À preuv’ que la paill’ de sa crèche 
Navigua dans la bouse de vache. 
  
Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ; 
Si qu’y r’viendrait, l’ Bâtard de l’Ange ? 
C’lui qui pus tard s’ fit accrocher 
À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse 
(Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !), 
Histoir’ de rach’ter ses frangins 
Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ; 
Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or 
D’pis Judas jusqu’à Grandmachin ! 
  
L’ gas dont l’ jacqu’ter y s’en allait  
Comm’ qui eût dit un ruisseau d’ lait, 
Mais qu’a tourné, qui s’a aigri 
Comm’ le lait tourn’ dans eun’ crém’rie 
Quand la crémière a ses anglais !  
  
(La crémièr’, c’est l’Humanité 
Qui n’ peut approcher d’ la Bonté 
Sans qu’ cell’-ci, comm’ le lait, n’ s’aigrisse 
Et n’ tourne aussitôt en malice !) 
 
Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r’viendrait, 
L’Homm’ Bleu qui marchait su’ la mer 
Et qu’était la Foi en balade : 
  
Lui qui pour tous les malheureux 
Avait putôt sous l’ téton gauche 
En façon d’ cœur... un Douloureux. 
(Preuv’ qu’y guérissait les malades 
Rien qu’à les voir dans l’ blanc des yeux, 
C’ qui rendait les méd’cins furieux.) 
  
L’ gas qu’en a fait du joli 
Et qui pour les muffs de son temps 
N’tait pas toujours des pus polis ! 
   
Car y disait à ses Apôtres : 
— Amez-vous ben les uns les autres, 
Faut tous êt’ copains su’ la Terre, 
Faudrait voir à c’ qu’y gn’ait pus d’ guerres 
Et voir à n’ pus s’ buter dans l’ nez, 
Autrement vous s’rez tous damnés. 
  
Et pis encor : 
                  — Malheur aux riches ! 
Heureux les poilus sans pognon, 
Un chameau s’enfil’rait ben mieux 
Par le petit trou d’eune aiguille 
Qu’un michet n’entrerait aux cieux ! 
  
L’ mec qu’était gobé par les femmes  
(Au point qu’ c’en était scandaleux), 
L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves, 
Eul’ l’ charpentier toujours en grève, 
L’artiss’, le meneur, l’anarcho, 
L’entrelardé d’ cambrioleurs 
   
(Ça s’rait-y paradoxal ?) 
L’ gas qu’a porté su’ sa dorsale 
Eune aut’ croix qu’ la Légion d’Honneur ! 
  
  
                              ii 
 
  
Si qu’y r’viendrait, si qu’y r’viendrait ! 
Tout d’un coup... ji... en sans façons, 
L’ modèl’ des méniss’s économes, 
Lui qui gavait pus d’ cinq mille hommes 
N’avec trois pains et sept poissons. 
  
Si qu’y r’viendrait juste ed’ not’ temps 
Quoi donc qu’y s’ mettrait dans l’ battant ? 
Ah ! lui, dont à présent on s’ fout 
(Surtout les ceuss qui dis’nt qu’ils l’aiment). 
  
P’têt’ ben qu’y n’aurait qu’ du dégoût 
Pour c’ qu’a produit son sacrifice, 
Et qu’ cette fois-ci en bonn’ justice  
L’ aurait envie d’ nous fout’ des coups ! 
  
Si qu’y r’viendrait... si qu’y r’viendrait 
Quéqu’ jour comm’ ça sans crier gare, 
En douce, en pénars, en mariolle, 
De Montsouris à Batignolles, 
Nom d’un nom ! Qué coup d’ Trafalgar ! 
  
Devant cett’ figur’ d’honnête homme  
Quoi y diraient nos négociants ? 
(Lui qui bûchait su’ les marchands) 
Et c’est l’ Pap’ qui s’rait affolé 
Si des fois y pass’rait par Rome 
  
(Le Pap’, qu’est pus rich’ que Crésus.) 
J’en ai l’ frisson rien qu’ d’y penser. 
Si pourtant qu’y r’viendrait Jésus, 
  
Lui, et sa gueul’ de Désolé ! 
  
   
                          — II — 
 
                              iii
 
  
Eh ben ! moi... hier, j’ l’ai rencontré 
Après menuit, au coin d’eune rue, 
Incognito comm’ les passants 
Des tifs d’argent dans sa perrugue 
Et pour un Guieu qui s’ paye eun’ fugue 
Y n’était pas resplendissant ! 
  
Y n’est v’nu su’ moi et j’y ai dit : 
— Bonsoir... te v’là ? Comment, c’est toi ? 
Comme on s’ rencontr’... n’en v’là d’eun’ chance ! 
Tu m’épat’s... t’ es sorti d’ ta Croix ? 
Ça n’a pas dû êt’ très facile... 
Ben... ça fait rien, va, malgré l’ foid, 
Malgré que j’ soye sans domicile, 
J’ suis content d’ fair’ ta connaissance. 
   
— C’est vraiment toi... gn’a pas d’erreur !  
Bon sang d’ bon sang... n’en v’là d’eun’ tuile !  
Qué chahut demain dans Paris ! 
Oh ! là là, qué bouzin d’ voleurs : 
Les jornaux vont s’ vend’ par cent mille ! 
— Eud’mandez : « Le R’tour d’ Jésus-Christ ! » 
— Faut voir : « L’Arrivée du Sauveur ! ! ! » 
  
— Ho ! tas d’ gouapeurs ! Hé pauv’s morues, 
Sentinell’s des miséricordes, 
Vous savez pas, vous savez pas ? 
(Gn’a d’ quoi se l’esstraire et s’ la morde !) 
Rappliquez chaud ! Gn’a l’ fils de Dieu 
Qui vient d’ déringoler des cieux 
Et qui comme aut’fois est sans pieu, 
Su’ l’ pavé... quoi... sans feu ni lieu 
Comm’ nous les muff’s, comm’ vous les grues ! ! ! 
  
— (Chut ! fermons ça... v’là les agents !) 
T’ entends leur pas... intelligent ? 
Y s’ charg’raient d’ nous trouver eun’ turne.  
(Viens par ici... pet ! crucifié.) 
Tu sais... faudrait pas nous y fier. 
Déjà dans l’ squar’ des Oliviers, 
Tu as fait du tapag’ nocturne ; 
  
— Aujord’hui... ça s’rait l’ mêm’ tabac, 
Autrement dit, la même histoire, 
Et je n’ te crois pus l’estomac 
De r’subir la scèn’ du Prétoire ! 
  
— Viens ! que j’ te r’garde... ah ! comm’ t’ es blanc. 
Ah ! comm’ t’ es pâl’... comm’ t’ as l’air triste. 
(T’ as tout à fait l’air d’un artiste ! 
D’un d’ ces poireaux qui font des vers 
Malgré les conseils les pus sages, 
Et qu’ les borgeois guign’nt de travers, 
Jusqu’à c’ qu’y fass’nt un rich’ mariage !) 
  
— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc,  
Tu guerlott’s, tu dis rien... tu trembles. 
(T’ as pas bouffé, sûr... ni dormi !)  
Pauv’ vieux, va... si qu’on s’rait amis ! 
Veux-tu qu’on s’assoye su’ un banc, 
Ou veux-tu qu’on balade ensemble... 
  
— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc. 
T’ as toujours ton coup d’ lingue au flanc ? 
De quoi... a saign’nt encor tes plaies ? 
Et tes mains... tes pauv’s mains trouées 
Qui c’est qui les a déclouées ? 
Et tes pauv’s pieds nus su’ l’ bitume, 
Tes pieds à jour... percés au fer, 
Tes pieds crevés font courant d’air, 
Et tu vas chopper un bon rhume ! 
  
— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc, 
Sais-tu qu’ t’ as l’air d’un Revenant, 
Ou d’un clair de lune en tournée ? 
T’ es maigre et t’ es dégingandé, 
Tu d’vais êt’ comm’ ça en Judée 
Au temps où tu t’ proclamais Roi ! 
À présent t’ es comme en farine.  
Tu dois t’en aller d’ la poitrine 
Ou ben... c’est ell’ qui s’en va d’ toi ! 
  
— Quéqu’ tu viens fair’ ? T’ es pas marteau ? 
D’où c’est qu’ t’ es v’nu ? D’en bas, d’en haut ? 
Quelle est la rout’ que t’ as suivie ? 
C’est-y qu’ tu r’commenc’rais ta Vie ? 
Es-tu v’nu sercher du cravail ? 
(Ben... t’ as pas d’ vein’, car en c’ moment, 
Mon vieux, rien n’ va dans l’ bâtiment) ; 
(Pis, tu sauras qu’ su’ nos chantiers 
On veut pus voir les étrangers !) 
  
— Quoi tu pens’s de not’ Société ?  
Des becs de gaz... des électriques. 
Ho ! N’en v’là des temps héroïques ! 
Voyons ? Cause un peu ? Tu dis rien ! 
T’ es là comme un paquet d’ rancœurs. 
T’ es muet ? T’ es bouché, t’ es aveugle ? 
Yaou... ! T’ entends pas ce hurlement ? 
C’est l’ cri des chiens d’ fer, des r’morqueurs,  
C’est l’ cri d’ l’Usine en mal d’enfant, 
  
C’est l’ Désespoir présent qui beugle ! 
  
  
                              iv
 
  
— Ed’ ton temps, c’était comme aujord’hui ? 
Quand un gas tombait dans la pure 
Est-c’ qu’on l’ laissait crever la nuit 
Sans pèz’, sans rif et sans toiture ? 
  
— (Pass’ que maint’nant gn’a du progrès, 
Ainsi quand gn’a trop d’ vagabonds 
Ben on les transmet au Gabon.) 
Ceux d’ bon gré et ceux d’ mauvais gré 
  
Et ceuss comm’ toi qu’ont la manie 
D’ trouver que l’ monde est routinier, 
Ben on les fout dans l’ mêm’ pagnier. 
(Dam ! le Français est casanier,  
Faut ben meubler les colonies !) 
  
— On parle encor de toi, tu sais ! 
Voui on en parle en abondance, 
On s’ fait ta tête et on s’ la paie, 
T’ es à la roue... t’ es au théâtre, 
On t’ met en vers et en musique, 
T’ es d’venu un objet d’ Guignol, 
(Ça, ça veut dir’ qu’ tu as la guigne.) 
  
— Ousqu’il est ton ami Lazare ? 
Et Simon Pierre ? Et tes copains... 
Et Judas qui bouffait ton pain 
Tout en t’ vendant comme au bazar ? 
Et tes frangins et ta daronne 
Et ton dâb, qu’était ben jean-jean ! 
  
Te v’là, t’ es seul ! On t’abandonne ! 
  
— Et Mad’leine... ousqu’alle est passée ? 
(Ah ! pauv’ Mad’leine... pauv’ défleurie,  
Elle et ses beaux nénés tremblants, 
Criant pitié, miaulant misère, 
Ses pauv’s tétons en pomm’s d’amour 
Qu’ étaient aussi deux poir’s d’angoisse 
Qu’on s’ s’rait ben foutu dans l’ clapet.) 
  
— C’était la paix, c’était la Vie. 
Ah ! tout fout l’ camp, et vrai, ma foi, 
T’ aurais mieux fait d’ te mett’ en croix 
Contr’ son ventr’ nu... contr’ sa poitrine, 
Ces dardés-là t’euss’nt pas blessé, 
Sûr t’ aurais mieux fait... d’ l’embrasser : 
A n’avait un pépin pour toi ! 
  
  
                              v
 
  
Ah ! Généreux !... ah ! Bien-aimé, 
Tout ton monde y s’a défilé 
Et comm’ jadis, au Golgotha : 
[i]Eli lamma Sabacthani[/i],  
Ou n, i, ni c’est ben fini. 
  
Eh ! blanc youpin... eh ! pauv’ raté !  
Tout ton Œuvre il a avorté, 
Toi, ton Étoile et ta Colombe 
Déringol’nt dans l’éternité ; 
Tu dois en avoir d’ l’amertume. 
Même à présent quand la neig’ tombe : 
  
(On croirait tes Ang’s qui s’ déplument !) 
  
Là, là, mon pauv’ vieux qué désastre ! 
Gn’en a pas d’ pareil sous les astres, 
Et faut qu’ ça soye moi qui voye ça ? 
Et dir’ que nous v’là toi z’et moi, 
Des bouff’-la-guign’, des citoyens 
Qu’ ont pas l’ moyen d’avoir d’ moyens. 
  
Et que j’ suis là, moi, bon couillon, 
À t’ causer... à t’ fair’ du chagrin, 
Et que j’ sens qu’ tu vas défaillir  
Et que j’ai mêm’ rien à t’offrir, 
Pas un verre... un bol de bouillon ! 
  
Ohé, les beaux messieurs et dames 
Qui poireautez dans les Mad’leines, 
Curés, évêques, sacristains, 
Maçons, protestants, tout’ la clique, 
Maqu’reaux d’ vot’ Dieu, hé ! catholiques, 
Envoyez-nous un bout d’hostie : 
  
Gn’a Jésus-Christ qui meurt de faim ! 
  
  
                              vi
 
  
— Et pourtant, vrai, c’ qu’on caus’ de toi ! 
(Ah ! faut voir ça dans les églises, 
Dans les jornaux, dans les bouquins !) 
Tout l’ monde y bouff’ de ton cadavre 
(Mêm’ les ceuss qui t’en veul’nt le plus !) 
   
Sous la meilleur’ des Républiques  
Gn’en a qu’ ont voulu t’ décrocher, 
D’aut’s inaugur’nt des basiliques 
Où tu peux seul’ment pas coucher. 
  
— Et tout ça s’ passe en du clabaud ! 
Et quand y faut payer d’ sa peau, 
Quand faut imiter l’ Fils de l’Homme, 
Oh ! là, là, gn’a rien d’ fait... des pommes ! 
  
Les sentiments sont vit’ bouclés, 
À la r’voyure, un tour de clé ! 
Les uns y z’ont les pieds nick’lés, 
Les aut’s y les ont en dentelles ! 
  
— (Toi au moins t’ étais un sincère, 
Tu marchais... tu marchais toujours ; 
(Ah ! cœur amoureux, cœur amer) 
Tu marchais mêm’ dessur la mer 
Et t’ as marché... jusqu’au Calvaire !) 
   
— Et dir’ que nous v’là dans les rues 
(Moi passe encor’, mais toi ! oh ! toi !) 
Et nous somm’s pas si loin d’ Noël ; 
T’ es presque à poils comme autrefois, 
Tout près du jour où ta venue 
Troublait les luisants et les Rois !  
Ah ! mes souv’nirs... ah ! mon enfance 
(Qui s’est putôt mal terminée), 
Mes ribouis dans la cheminée, 
Mes mirlitons... mes joujoux d’ bois ! 
  
— Ah ! mes prièr’s..., ah ! mes croyances ! 
— Mais ! gn’a donc pus rien dans le ciel ! 
  
—  Sûr ! gn’a pus rien ! Quelle infortune ! 
(J’ suis mêm’ pas sûr qu’y ait cor la Lune.) 
Sûr ! gn’a pus rien, mêm’ que peut-être 
Y gn’a jamais, jamais rien eu... 
  
  
                              vii 
  
  
Mais à présent... quoi qu’ tu vas foutre ?  
Fair’ des bagots... ou ben encor 
Aux Hall’s... décharger les primeurs ! 
(N’ va pas chez Drumont on t’ bouff’rait) 
Après tout, tu n’étais qu’un youtre ! 
  
— Si j’ te servais tes Paraboles ! 
  
Heureux les Simpl’s, heureux les Pauvres, 
Eul’ Royaum’ des Cieux est à euss. 
  
— (C’est avec ça qu’on nous empaume, 
Qu’on s’ cal’ des briqu’s et des moellons) 
Ben, tu sais, j’ m’en fous d’ ton Royaume ; 
J’am’rais ben mieux des patalons 
Eun’ soupe, eun’ niche et d’ l’amitié.  
  
(Car quoiqu’ t’ ay’ ben fait ton métier 
Toi, ton grand cœur et ta pitié, 
N’empêch’nt pas d’avoir foid aux pieds !)  
  
— Ainsi arr’gard’ les masons closes 
Où roupill’nt ceuss’ qui croient en Toi. 
Sûr qu’ t’ es là, su’ des bénitiers 
Dans les piaul’s... à la têt’ des pieux ; 
Crois-tu qu’un seul de ces genss’ pieux 
Vourait t’abriter sous son toit ? 
  
  
                              viii  
 
  
Ah ! toi qu’on dit l’Emp’reur des Pauvres 
Ben ton règne il est arrivé. 
Tu d’vais r’venir, tu l’as promis, 
Assis su’ ton trône et « plein d’ gloire » 
Avec les Justes à ta droite ; 
Et te v’là seul dans la nuit noire 
Comm’ un diab’ qu’ est sorti d’ sa boîte ! 
Sais-tu seul’ment où est ta gauche ? 
  
Oh ! voui t’ es là d’pis deux mille ans  
Su’ un bout d’ bois t’ ouvr’ tes bras blancs 
Comme un oiseau qu’ écart’ les ailes, 
Tes bras ouverts ouvrent... le ciel 
Mais bouch’nt l’espoir de mieux bouffer 
Aux gas qui n’ croient pus qu’à la Terre. 
  
Oh ! oui t’ es là, t’ ouvr’ tes bras blancs 
Et vrai d’pis l’ temps qu’on t’a figé 
C’ que t’ en as vu des affligés, 
Des fous, des sag’s ou des d’moiselles 
Combien d’ mains s’ sont tendues vers toi 
Sans qu’ t’ aye pipé, sans qu’ t’ aye bronché ! 
  
Avoue-le, va... t’ es impuissant, 
Tu clos tes châss’s, t’ as pas d’ scrupules, 
Tu protèg’s avec l’ mêm’ sang-froid 
L’ sommeil des Bons et des Crapules. 
Et quand on perd quéqu’un qu’on aime, 
Tu décor’s, mais tu consol’s pas. 
  
Ah ! rien n’ t’émeut, va, ouvr’ les bras,  
Prends ton essor et n’ reviens pas ; 
T’ es l’Étendard des sans-courage, 
T’ es l’Albatros du Grand Naufrage, 
T’ es le Goéland du Malheur ! 
  
  
                              ix 
 
  
Quiens ! ôt’-toi d’ là et prends ta course, 
Débin’, cavale ou tu vas voir, 
  
Aussi vrai qu’ j’ai un nom d’ baptême 
Et qu’ nous v’là tous deux dans la boue, 
Aussi vrai que j’ suis qu’eun’ vadrouille, 
Un bat-la-crève, un fout-la-faim 
Et toi un Guieu magasin d’ giffes. 
  
Ej’ m’en vas t’ buter dans la tronche, 
J’ vas t’ boulotter la pomm’ d’Adam, 
J’ m’en vas t’ rincer, gare à ta peau ! 
   
En v’là assez... j’ m’en vas t’ saigner. 
J’ai soupé, moi, des Résignés 
J’ai mon blot des Idéalisses ! 
  
— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin ! 
Un moment vient où tout s’ fait vieux, 
Où les pus bell’s chos’s perd’nt leurs charmes : 
  
(Oh ! v’là qu’ tu pleur’s, et des vraies larmes ! 
Tout va s’écrouler, nom de Dieu !) 
  
— Ah ! je m’ gondole... ah ! je m’ dandine... 
Rien n’ s’écroule, y aura pas d’ débâcle ; 
Eh l’Homme à la puissance divine ! 
Eh ! fils de Dieu ! fais un miracle ! 
  
  
                              x
 
  
— Et Jésus-Christ s’en est allé 
Sans un mot qui pût m’ consoler,  
Avec eun’ gueul’ si retournée 
Et des mirett’s si désolées 
Que j’ m’en souviendrai tout’ ma vie. 
  
Et à c’ moment-là, le jour vint  
Et j’ m’aperçus que l’Homm’ Divin.. 
C’était moi, que j’ m’étais collé 
D’vant l’ miroitant d’un marchand d’ vins ! 
  
On perd son temps à s’engueuler... 
  
  
                        — III — 
 
                    Il suffit d’un Homme pour changer la face du  
                  monde. 
                                                                                           J. R. 
 
  
                              xi
 
   
Mais ça fait rien si qu’y r’viendrait 
Quéqu’ nuit d’Hiver quand l’ frio semble 
Fair’ péter pavés et carreaux 
(Mais durcir les cœurs les pus tendres), 
Et g’ler les pleurs aux cils qui tremblent, 
Si qu’y planquait son blanc mensonge 
Quéqu’ nuit autour d’un brasero ! 
  
Ça s’rait p’têt’ moi qui yi dirait 
Les mots qui s’raient l’ pus nécessaire 
Et ça s’rait p’têt’ ben moi qui s’rais 
L’ pus au courant d’ sa grand’ misère, 
Ça s’rait p’têt’ moi qui l’ consol’rais.... 
  
— Ah ! qu’ j’y crierais, n’ va pas pus loin, 
A branl’nt dans l’ manch’ tes cathédrales ; 
N’ va pas pus loin, n’ va pas pus loin, 
Ton pat’lin bleu est cor pus vide 
Qu’ nos péritoin’s réunis. 
Ah ! enfonc’-toi les poings dans l’ bide 
Jusqu’à la colonn’ vertébrale !  
  
— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin !  
Ou n’ viens qu’ la s’main’ des quat’-jeudis 
Car tu r’trouv’rais tes Ponce-Pilate 
Présent en limace écarlate, 
Trempée dans l’ sang des raccourcis ! 
  
— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin ! 
(Car l’Iscariot a fait des p’tits) 
Tu pourrais pus confier ta peine 
Qu’aux grands torchons ou... à la Seine. 
  
T’ as cru à l’Homm’, toi, ma pauv’ vieille ? 
Ah ben ! tu sais, moi je n’ sais pus ! 
(Ventre affamé n’a pas d’oreilles 
Et les vent’s pleins n’en ont pas plus !) 
  
  
                              xii
 
  
— Pleur’ ! Pleure encor, pleur’ tout’s tes r’ssources  
(Comm’ pleur’ le gas qui n’ peut payer 
Son enterr’ment ou son loyer). 
Qu’ tes trous à voir d’vienn’nt deux gross’s sources 
Et qu’ l’Univers en soye noyé ! 
  
— Pleur’ ! pleure encore et sois béni, 
Ta banqu’ d’amour a fait faillite 
Coffret d’ sanglots, boîte à génie. 
Ah ! le beau rêv’ que t’ as conté. 
Ton Paradis ? La belle histoire 
Sans c’te vach’ de Réalité : 
  
— T’ étais l’ pus pauv’ d’entre les Hommes 
Car tu sentais qu’ tu pouvais rien 
Contre leur débine indurée : 
  
(Or comm’ les Pauv’s n’ont d’aut’ moyen  
Pour bouffer un peu leur chagrin 
Que d’ se réciter leur détresse 
Ou d’en dir’ du mal à part eux 
Et rêvasser quéqu’ chose de mieux  
Pour le surlend’main des lend’mains) 
  
— Toi, t’ as voulu sécher d’un coup 
Le très vieux cancer des Humains 
Et pour ça leur en faire accroire... 
Ton Paradis ? la belle histoire ! 
Et tu leur aimantas les yeux 
Vers le vide enivrant des cieux 
Qui dans ton pat’lin sont si bleus ! 
  
(Ton Paradis ? Eh ben ! c’était 
Un soliloque de malheureux !) 
  
  
                              xiii
 
  
— Ah ! sors-toi l’ cœur, va, pauv’ panné, 
Ton cœur de pâle illuminé, 
Au lieur d’histoir’s à la guimauve 
Hurle ta peine à plein gosier. 
   
— Pisqu’y gn’a pus personn’ qui t’aime 
Et qu’ te v’là comme abandonné 
Le cul su’ ta Mason ruinée, 
Sors-moi ton cœur désordonné 
Lui qui n’a su que pardonner, 
Tremp’-le dans la boue et dans l’ sang 
Et dans ton poing qu’y d’vienne eun’ fronde 
Et fous-le su’ la gueule au monde 
Y t’en s’ra p’têt’ reconnaissant ! 
  
(T’ en as déjà donné l’exemple  
Mais d’puis... l’a passé d’ l’eau sous l’ pont) 
Faut rester l’ gas au coup d’ tampon 
Qui boxait les marchands du Temple ! 
  
— Chacun a la Justice en lui, 
Chacun a la Beauté en lui, 
Chacun a la Force en lui-même, 
L’Homme est tout seul dans l’Univers, 
Oh ! oui, ben seul et c’est sa gloire, 
Car y n’a qu’ deux yeux pour tout voir.  
  
Le Ciel, la Terre et les Étoiles 
Sont prisonniers d’ ses cils en pleurs. 
Y n’ peut donc compter qu’ su’ lui-même. 
J’ m’en vas m’ remuer, qu’ chacun m’imite, 
C’est là qu’est la clef du Problème, 
L’Homm’ doit êt’ son Maître et son Dieu ! 
  
  
                              xiv
 
  
— Quiens ! V’là l’ Souriant en flanquet bleu, 
V’là l’ coq qui crach’ son vieux catarrhe 
Comme au matin d’ ton agonie 
Alors que Pierr’ copiait Judas 
  
(Tu vois c’te bête alle a s’en fout 
A sonn’ la diane de la Vie, 
La Vie qui n’ meurt pas comm’ les Dieux !) 
  
— Viens çà un peu que j’ te délie  
Et que j’ t’aide à sortir tes clous 
(Eustach’s pour qui qui nous touch’ra) 
  
Viens avec moi par les Faubourgs,  
Par les mines, par les usines 
On balad’ra su’ les Patries 
Où tes frangins sont cor à g’noux 
(Car c’est toi qui les y a mis !) 
  
Faut à présent leur prend’ les pattes, 
Les aider à se r’mett’ debout, 
Y faut secouer au cœur des Hommes 
Le Dieu qui pionc’ dans chacun d’ nous ! 
  
  
                             xv
 
  
Ou ben alorss si tu peux pas, 
Si tu n’as pus rien dans les moelles, 
Remont’ là-haut ! Va dire au Père, 
À celui qui t’a envoyé,  
Quéqu’ chos’ qu’ aurait l’air d’eun’ prière 
Qui s’rait d’ not’ temps, eh ! crucifié. 
  
  
                             xvi
 
  
Notre dâb qu’on dit aux cieux, 
  
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
  
Notre daron qui êt’s si loin 
Si aveug’, si sourd et si vieux, 
  
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
  
Que Notre effort soit sanctifié, 
Que Notre Règne arrive 
À Nous les Pauvr’s d’pis si longtemps, 
  
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
   
Su’ la Terre où nous souffrons  
Où l’on nous a crucifiés 
Ben pus longtemps que vot’ pauv’ fieu 
Qu’a d’jà voulu nous dessaler, 
  
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
  
Que Notre volonté soit faite 
Car on vourait le Monde en fête, 
D’ la vraie Justice et d’ la Bonté, 
  
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
  
Donnez-nous tous les jours l’ brich’ton régulier 
(Autrement nous tâch’rons d’ le prendre) ; 
Fait’s qu’un gas qui meurt de misère 
Soye pus qu’un cas très singulier, 
  
(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)
  
Donnez-nous l’ poil et la fierté  
Et l’estomac de nous défendre, 
  
(Des fois qu’on pourrait pas s’entendre !)
  
Pardonnez-nous les offenses 
Que l’on nous fait et qu’on laiss’ faire 
Et ne nous laissez pas succomber à la tentation 
De nous endormir dans la misère 
Et délivrez-nous de la douleur 
  
                  (Ainsi soit-il !)


Pierre Brasseur
(voir sur Youtube)


Pierre Brasseur
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Pierre Hiégel

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