Francis Jammes

Vers (1894)

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poétique
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« Tant il était simple, le travail paraissait grossier et d’un idiot. Mais en examinant le manteau de plus près, ils virent qu’un sylphe subtil l’avait tramé si harmonieusement et de si légère façon, qu’on pouvait à peine le saisir. »

(Contes d’Asie) A. CHASSÉRIAU.

PREMIÈRE PARTIE

À Pierre Loti, maître dont la tristesse mortelle a écrit un livre immortel et à Chassériau qui a écrit DEUIL DE FILS, livre qui est son cœur, et qui est doux comme un missel d’aïeule morte : je dédie ces vers de mes vingt-quatre et vingt-cinq ans, parce que l’un et l’autre, unis par un lien de mélancolie, en ont aimé et compris la pensée, difficile parce qu’elle est simple — et parce qu’ils se sont arrêtés un moment pour en écouter l’harmonie.

Ainsi des chercheurs de miel s’arrêtent un instant, l’Été, pour écouter vibrer une abeille sur la paix des bruyères.

Francis JAMMES.

1


J’ai été visiter la vieille maison triste
du village où vécurent les anciens parents :
la route en cabriolet, pleine de soleil
était toute triste et douce comme le miel.
Il y avait la plaine bleue et des pigeons
qui volaient le long des labours que nous longions.
La jument était bien vieille et bien fatiguée.
Elle me faisait de la peine et semblait âgée
comme les choses de l’ancien temps où j’allais.
Je savais que, depuis cent ans, ils étaient morts,
les vieux parents naïfs, doux, aux yeux sans remords,
qui allaient sans doute à la messe le dimanche
avec leur plus magnifiques chemises blanches.
J’avais appris qu’ils avaient demeuré jadis
dans ce village loin où alors je partis
pour voir si je reconnaîtrais cette patrie
où doivent être leurs tombes pleines d’orties.
En arrivant je déposai le petit chien
doux qui dormait sur mes genoux entre mes mains.
Le paysan se mit à l’ombre de la place
qui était au soleil froide comme la glace.
C’était midi au vieux clocher tout ruiné,
près d’une tour vieille comme le passé,
et des gens à qui je m’adressais répondaient :
les gens dont vous parlez... nous n’avons pas idée...
il y a très longtemps, sans doute, très longtemps...
il y avait une femme de quatre-vingts ans
qui est morte il y a quelques jours. Elle aurait pu
vous renseigner peut-être sur ces disparus.
Et j’allais de porte en porte — et chez le notaire
qui a l’étude du père de mon arrière-grand-père
et chez le curé qui ne connaissait pas non plus...
Et je passais devant des portails vermoulus,
des jardins abandonnés où, par les grosses grilles,
on voyait près des maisons sans plus de familles
des roses trémières roses dans l’herbe bleue
près des portes fermées par la vieille poussière
comme les portes des cercueils des cimetières.
Et je passais sans vouloir voir les âneries,
les nouveautés, des drapeaux neufs sur la mairie
et des lettres d’or qui disent je crois la république.
Non : je n’avais au cœur que mes vieilles reliques
et, arrière-arrière-petit-fils, je venais
me rappeler les morts aimés dont je suis né.
Enfin je traversai la magnifique grille
d’une très ancienne et très bonne famille :
la vieille dame avec un sourire très bon,
le vieux monsieur courbé allant avec un bâton,
et le fils de cette bonne et noble famille
poétique ainsi que les plantes de la grille.
Vous êtes, dit la dame, un J..... ! oui, jadis,
ils habitèrent le village... un vieux notaire 
dont les fils vers les aventures s’en allèrent... 
Notre famille a acheté la maison en ruine.
Et ils prirent la clef rouillée à la cuisine
et me conduisirent à la porte cloutée,
triste et bâtie contre l’église triste et vieille,
à la porte cloutée au marteau plein de rouille,
et les murs avaient des fenêtres tristes aussi
fermées par la poussière de la mort, du temps.

Et ils m’ouvrirent la porte forte en grinçant.

Et je montai les escaliers vermoulus, tristes. 
C’est là, qu’ils étaient passés, eux aussi, les Vieux 
qui maintenant sans doute reposent aux cieux ; 
et dans l’intérieur de la maison, 
sur le plâtre qui était crevé, sur les cloisons, 
sur les portes que les années avaient noircies, 
comme si elles avaient été des incendies, 
le soleil n’entrait pas et tout était si noir 
que c’était un deuil aussi que je croyais voir.

Et ils disaient : « Voyez ici... C’était l’étude... » 
L’étude... l’étude... et la décrépitude 
de la maison était pleine d’un grand silence, 
et je croyais entendre que les morts dans le ciel 
se taisaient dans la maison triste où je venais

Avec une tristesse douce je saluai
la bonne famille obligeante et je m’en allai.
Je remontai dans la carriole au grand soleil
pour regagner la petite ville lointaine.
Et le pauvre cheval tristement repartit,
et le petit chien triste et très doux s’endormit
entre moi et le paysan doux son maître.

Et près des champs, des pigeons tristes s’envolèrent.

2


Dont les fils vers les aventures s’en allèrent,
avait dit la bonne dame vieille, derrière
la grille pleine de roses trémières roses
dans l’herbe bleue.
                             Et ce fut une douce chose,
lorsque je repassai devant mon lieu natal, 
devant la petite gare aux vieux catalpas 
de l’endroit où je suis né. J’ai vu encore 
l’impression de mes quatre ans : l’eau claire à l’ombre,
coulant entre des berceaux de feuilles glacées, 
de quand je me demandais où allait l’eau,
au soleil, si loin, l’eau, dans cette obscurité
qu’elle a au soleil. Et j’ai revu l’enfance,
quand je cherchais où était la fin de cette eau. 
Et depuis, j’ai revu de même ce ruisseau.

3


Il y a par là un vieux château triste et gris
comme mon cœur, où quand il tombe de la pluie
dans la cour abandonnée, des pavots plient
sous l’eau lourde qui les effeuille et les pourrit.

Autrefois sans doute la grille était ouverte,
et dans la maison les vieux courbés se chauffaient
auprès d’un paravent à la bordure verte
où il y avait les quatre saisons coloriées.

On annonçait les Percival, les Demonville 
qui arrivaient dans leurs voitures, de la ville, 
et dans le vieux salon soudain plein de gaîté,
les vieux se présentaient leurs civilités.

Puis les enfants allaient jouer à cache-cache 
ou bien chercher des œufs. Puis dans les froides chambres 
ils revenaient voir les grands portraits aux yeux blancs,
ou, sur la cheminée, de drôles coquillages.

Et pendant ce temps les vieux parents se parlaient
de quelque petit-fils au portrait peint à l’huile,
disant : il était mort des fièvres typhoïdes,
au collège. Que son uniforme lui allait !

La mère qui vivait encor se souvenait 
de ce cher fils mort presque au moment des vacances,
à l’époque où les feuilles épaisses se balancent 
dans les grandes chaleurs auprès des ruisseaux frais.

Pauvre enfant — disait-elle — il aimait tant sa mère,
il évitait toujours de faire de la peine.
Et elle pleurait encore en se rappelant
ce pauvre fils très simple et bon, mort à seize ans.

Maintenant la mère est morte aussi. Que c’est triste. 
C’est triste comme mon cœur par ce jour de pluie
et comme cette grille où les pavots roses plient
sous l’eau de pluie lourde qui luit et qui les pourrit.

4


Les villages brillent au soleil dans les plaines,
pleins de clochers, de rivières, d’auberges noires, 
au soleil ou sous la pluie grise ou dans la neige 
avec des cris aigus de coqs, avec des blés,

avec des chars qui vont lentement aux labours, 
avec des charrues qui sont couleur de la lune, 
avec des voix de paysans qui ont des sabots lourds, 
avec des femmes qui ont la peau en terre brune,

avec des matins bleus, avec des soirées bleues, 
avec des champs de paille qui sentent la menthe, 
avec des fontaines crues où l’eau claire chante, 
avec des oiseaux qui font balancer leurs queues,

avec des jardins, des vieilles paralysées,
des sons d’angélus, des piaillements de poules,
avec des chants de vêpres et de noires croisées
et des hommes qui chantent et d’autres qui se soûlent ;

avec des églises calmes où quand il y a
des journées de chaleur on sent une odeur fade
et fraîche et un si grand silence
qu’on dirait qu’une chaise a grincé dans le froid ;

avec des routes longues et blanches où dansent
les cailloux au soleil, avec des kilomètres,
avec les pigeons des demeures des vieux prêtres,
avec des gens qui rient et d’autres de souffrance,

avec la nuit qui tombe sur les grands champs,
avec des grincements de char, des paysans calmes 
qui semblent réfléchir et qui ont l’air au loin 
de se fondre dans la nuit lentement et grands ;

avec de pauvres bœufs qui beuglent dans l’étable,
les cris longs et poignants des cochons qu’on égorge, 
avec des verres épais posés sur les tables 
et des femmes portant leurs petits sur la gorge ;

avec des voleurs qui vont entre deux gendarmes,
avec le tonnerre qui ouvre les grands chênes
en faisant un bruit de char tout rempli de pierres
qui roulerait dans un bas-fond tout noir et large ;

avec un petit oiseau, dans le vieux jardin,
qui crie tout seul auprès des roses de la vigne,
avec des enfants qui vont pêcher à la ligne,
avec le bougement bleu du vent dans les lins ;

avec la terre, avec la mer, avec le ciel,
avec des feux lointains qui semblent respirer
sur les collines, quand la nuit vient de tomber,
et qu’un homme chante au loin dans le grand silence ;

avec des sentiers où, quand c’est le mois d’octobre,
le vent fait voler les feuilles des châtaigniers
qui grattent les petits cailloux ronds des sentiers ;
avec des soirs de pluie pleins de lumière jaune,

avec des chiens qui aboient au loin longuement
après les lièvres, et le mois de Marie sonnant,
et puis les vieux curés des tristes presbytères
qui lisent près des roses, le soir, leur bréviaire ;

avec les étables où sont les douces génisses 
et les vaches poussant de longs gémissements,
et les cochons qu’on tue en les saignant longtemps 
et leurs cris aigus de mort quand ils s’affaiblissent ;

avec les oiseaux gais dont la voix est mouillée,
près de l’eau, sur les petites branches qui plient ;
et, sautant comme des boules roulent, les pies
qui crient et dont la voix semble toute rouillée.

Ainsi vont, dans les larges plaines, les villages
éparpillés qui chantent dans l’air bleu et clair,
ou qui se taisent, sous le ciel couleur de fer,
sous les raies de pluies fine en travers qui bruissaillent ;

avec un chat immobile au milieu d’un champ,
avec les femmes à pas lents qui songent, laissant
tomber les grains de maïs et comme si elles
songeaient qu’il ne faut pas contrarier la terre ;

avec les hommes qui prennent dans un tamis
le froment qu’ils lancent fort, au-dessus de terre, 
qui fait au soleil un nuage de poussière ;
avec la nuit épaisse où tout est endormi.

Ainsi vont les doux villages éparpillés
sur les coteaux, aux flancs des coteaux, à leurs pieds,
dans les plaines, dans les vallées, le long des gaves,
près des routes, près des villes et des montagnes ;

avec les clochers minces au-dessus des toits, 
avec, sur les chemins qui se croisent, des croix, 
avec des troupeaux longs qui ont des cloches rauques 
et le berger fatigué traînant ses sabots ;

avec des roues de moulin noires battant l’eau claire
et faisant au soleil de la poudrure en verre,
avec le bois à l’odeur aigre et forte, avec
des piverts qui cognent les arbres de leur bec ;

avec les vignes aux soleil et les ajoncs,
les villages s’étendent ainsi parmi les plaines :
il y en a encore et encore et les graines
sortent, les clochers sont pleins d’oiseaux et les sillons ;

avec la caille qui court inquiètement,
avec le lièvre blessé qui crie plein de sang noir,
avec les ruisseaux en cuivre, quand c’est le soir
qui ont l’air de se cailler très lentement ;

avec les palombes aux yeux rouges et tout ronds
qui arrivent de loin dans le gris des nuages
et les grues qui grincent dans le froid et qui font,
comme des serrures rouillées, un bruit sauvage ;

avec les paysans en noir allant le matin
à quelque enterrement de quelque vieux village
où ils iront manger du pain et du fromage
et boire dans un verre épais un peu de vin ; 

avec les prairies d’eau où se coulent les râles,
avec les crimes qu’on commet sur les chemins
et les mendiants idiots avec des képis sales
mendiant des sous noirs avec leurs pauvres mains ;

avec la prétention des hommes politiques,
avec le bruit glacé des sabots dans la rue
et les journaux collés sur la place publique
sur laquelle passe un long vol de grandes grues ;

avec les oiseaux attachés par une patte
que font souffrir des enfants devant les portes,
des enfants que l’on peigne, aux figures plates,
aux figures en suif rouge luisantes et béates ;

avec les grands coteaux où le soleil est doux
et le bois frais où claque la tiède pluie d’orage,
et les arrêts, quand ils marchent, des grands bœufs roux
que conduit en sifflant un enfant du village.

5


Je mettrai des jacinthes blanches 
à ma fenêtre, dans l’eau claire 
qui paraîtra bleue dans le verre.

Je mettrai sur ta gorge blanche
et luisante comme un caillou
du ruisseau, des boules de houx.

Je mettrai sur la pauvre tête
du malheureux chien tout rogneux
qui a des taches dans les yeux

la plus douce de mes caresses, 
pour qu’il s’en aille grelottant 
un tout petit peu plus content.

Je mettrai ma main dans la tienne,
et tu me conduiras dans l’ombre
où tournent les feuilles d’automne,

jusqu’au sable de la fontaine 
que la pluie si douce a troué, 
où se détrempe le vieux pré.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
.  .  .  .  .  .  .  .  .  la pluie fine
ma pensée douce comme la bruine.

Je mettrai sur l’agneau qui bêle
une branche de lierre amer
qui est noir parce qu’il est vert.

6


J’étais gai et l’église était calme au soleil,
près des jardins où sous la vigne y a des roses,
près de la route où les oies et les canards causent,
les belles oies qui sont blanches comme du sel.

Sainte-Suzanne est le nom du petit village :
c’est un nom doux ainsi qu’un vieux nom de grand-mère.
L’auberge est pleine de fumée et de gros verres.
Les vieilles femmes n’y ont pas de babillage.

Il y a au soleil des chemins très obscurs,
pleins de feuillages frais, et qui n’ont pas de fin.
On s’y donnerait des baisers longs, doux et durs,
par les après-midi des dimanches beaux et simples.

Je pense à tout cela. Alors une tristesse
me vient d’avoir laissé la femme que j’aimais.
J’avais vu autrement, alors, le mois de mai,
car mon cœur est fait pour aimer, aimer sans cesse.

Je sens que je suis fait pour un amour très pur
comme le soleil blanc qui glisse au bas du mur,
et j’ai dans mon cœur des amours froids comme ceux
quand je passais ma main à travers ses cheveux. 

Le soleil pur, le nom doux du petit village, 
les belles oies qui sont blanches comme le sel,
se mêlent à mon amour d’autrefois, pareil 
aux chemins obscurs et longs de Sainte-Suzanne.

7


Tu serais nue sur la bruyère humide et rose,
comme ces femmes qu’on apprend en classe, près 
de chèvres se donnant des coups au bas des prés. 
Tu dormirais en ne rêvant d’aucune chose, 
et tes jambes pareilles, tièdes et douces
luiraient dans la pluie verte et glacée de la mousse.
Ton corps serait comme l’air et l’eau qui sont purs.
Un grillon aigre chanterait dans le vieux mur
d’une maison abandonnée et qui aurait, 
à ses pieds, les champignons roses des forêts.
Les alouettes qui ont la couleur de l’argent
siffleraient en volant vite. Et, tout en dormant,
tu mettrais une main dans tes cheveux remplis 
de brins de paille agaçants de roides épis.

8


Les grues sont passées dans le ciel gris et leurs longues
lignes filaient en grinçant, cris de neige et d’ombre : 
c’est la saison où l’on va pour orner les tombes.

Les misérables, les aveugles mendieront
avec leurs mains rouges et luisantes. Ils iront
mourir dans les soirs noirs en riant de frissons.

Les bêtes souffriront. J’ai vu un vieux mendiant
avec des taches sur les yeux et maltraitant
son pauvre chien la queue sous le ventre, tremblant.

Il le traînait, l’étranglant avec une corde,
disant : je l’ai jeté à l’eau trois fois. La corde
a cassé. Il revient, le cochon ! et la corde

tirait. Et le vieux chien, compagnon de misère
de ce vieux, semblait lui dire : laisse-moi sur terre
m’accrocher encore à tes habits pleins de poussière.

Et lui, étant homme, plus mauvais que le chien,
disait : cochon ! cochon ! va ! je te noierai bien,
et ils allaient tous deux sous le grand ciel d’étain.

9


La maison serait pleine de roses et de guêpes. 
On y entendrait, l’après-midi, sonner les vêpres ;
et les raisins couleurs de pierre transparente 
sembleraient dormir au soleil sous l’ombre lente. 
Comme je t’y aimerais. Je te donne tout mon cœur 
qui a vingt-quatre ans et mon esprit moqueur, 
mon orgueil et ma poésie de roses blanches ; 
et pourtant je ne te connais pas, tu n’existes pas.
Je sais seulement que si tu étais vivante,
et si tu étais comme moi au fond de la prairie,
nous nous baiserions en riant sous les abeilles blondes,
près du ruisseau frais, sous les feuilles profondes.
On n’entendrait que la chaleur du soleil.
Tu aurais l’ombre des noisetiers sur ton oreille,
puis nous mêlerions nos bouches, cessant de rire,
pour dire notre amour que l’on ne peut pas dire ; 
et je trouverais, sur le rouge de tes lèvres,
le goût des raisins blonds, des roses rouges et des guêpes. 

10


La poussière des tamis chante au soleil et vole.
Mets ton épaule et tes cheveux sur mon épaule
et mes cheveux. L’air est comme l’eau, et les bœufs 
passent dans le matin froid des chemins boueux.
Les cloches des coteaux verts sonnent le dimanche. 
Tu viens de te lever. Tu es toute blanche. 
Le silence est grand et très doux comme la ligne 
qui monte et descend, dans le ciel, sur les collines.
On sent qu’on est sain et dans mon esprit bleu,
je prie, parce que dans le ciel il y a Dieu.

À CHARLES DE BORDEU.
11


L’âne était petit et plein de pluie et tirait
la charrette qui avait passé la forêt.
La femme, sa petite fille et le pauvre âne
faisaient leur devoir doux, puisque dans le village
ils vendaient pour le feu le bois des fruits de pin.
La femme et la petite fille auront du pain
qu’elles mangeront dans leur cuisine, ce soir,
près du feu que la chandelle rendra plus noir.
Voici Noël. Elles ont des figures douces
comme la pluie grise qui tombe sur la mousse.
L’âne doit être le même âne qu’à la crèche
qui regardait Jésus dans la nuit noire et fraîche :
Car rien ne change et s’il n’y a pas d’étoile,
cette nuit, qui mène à Jésus les mages vieux,
c’est que cette comète au tremblement d’eau bleue
pleure la pluie. C’était aussi simple autrefois
quand les anges chantaient dans la paille du toit ;
sans doute que les étoiles étaient des cierges
comme ceux qu’il y a aujourd’hui près des vierges
— et sans doute, — comme aujourd’hui les gens sans or
que Jésus, sa mère et Joseph étaient des pauvres.
Il y a cependant nous autres qui changeons
si rien ne change. — Et ceux qu’aime bien le bon Dieu,
comme autrefois aussi sous l’étoile d’eau bleue,
c’est les ânes très doux aux oreilles bougeantes,
avec leurs jambes minces, roides et tremblantes,
et les paysannes douces et naïves du matin
qui vendent pour le feu le bois des fruits du pin.

12


Tu viendras lorsque les bruyères au soleil 
près des routes qui se fendent ont des abeilles.

Tu viendras en riant avec ta bouche rouge 
comme les fleurs des grenadiers et des farouches.

Tu lui diras que tu l’aimes depuis longtemps, 
mais en lui refusant ton baiser en riant.

Mais lorsque tu voudras le lui donner, alors 
tremblante et suante, tu verras qu’il est mort.

13


J’aime l’âne si doux 
marchant le long des houx.

Il prend garde aux abeilles
et bouge ses oreilles ;

et il porte les pauvres
et des sacs remplis d’orge.

Il va, près des fossés, 
d’un petit pas cassé.

Mon amie le croit bête
parce qu’il est poète.

Il réfléchit toujours.
Ses yeux sont en velours.

Jeune fille au doux cœur,
tu n’as pas sa douceur :

car il est devant Dieu 
l’âne doux du ciel bleu.

Et il reste à l’étable, 
fatigué, misérable,

ayant bien fatigué
ses pauvres petits pieds.

Il a fait son devoir
du matin jusqu’au soir.

Qu’as-tu fait jeune fille ?
Tu as tiré l’aiguille...

Mais l’âne s’est blessé :
la mouche l’a piqué.

Il a tant travaillé
que ça vous fait pitié.

Qu’as-tu mangé petite ?
— T’as mangé des cerises.

L’âne n’a pas eu d’orge.
car le maître est trop pauvre.

Il a sucé la corde,
puis a dormi dans l’ombre...

La corde de ton cœur 
n’a pas cette douceur.

Il est l’âne si doux 
marchant le long des houx.

J’ai le cœur ulcéré : 
ce mot-là te plairait.

Dis-moi donc, ma chérie,
si je pleure ou je ris ?

Va trouver le vieil âne
et dis-lui que mon âme

est sur les grands chemins,
comme lui, le matin.

Demande-lui, chérie,
si je pleure ou je ris ?

Je doute qu’il réponde :
il marchera dans l’ombre,

crevé par la douceur,
sur le chemin en fleurs. 

DEUXIÈME PARTIE

Dans les vers de cette deuxième partie, j’ai suivi, à peu près, la métrique ordinaire. Ces vers, que l’on voudra bien excuser, ont été faits pour le monde, et je ne me décide à les publier que sur l’insistance d’amis.

F. J.


La Fièvre

Les genêts luisent dans la lande désolée ;
Sur l’ocre des coteaux la bruyère est de sang :
Mais tu ne peux guérir mon cœur triste où descend
Le souvenir de ma pauvre enfance en allée.

Viens : elle est d’émeraude et d’argent la vallée ;
Douce comme ta voix, l’eau chuchote en passant,
Et clair comme ton rire est l’angélus croissant ;
Fraîche comme ta bouche est la mousse mouillée.

J’ai la fièvre : Viens là, près de ces romarins,
Près de ce puits glacé que ronge l’herbe fraîche ;
Viens, pleurons et mourons, fillette aux yeux sereins ;

Nous sommes las : moi, las de sentir une brèche
En mon cœur mort d’amour lors de son mois de mai,
Toi, lasse en ton printemps de n’avoir pas aimé.

II

Le Bon Chien

Toi, lasse en ton printemps de n’avoir pas aimé,
Gamine au doux profil de vierge du Corrège.
Tu pleures la saison des amandiers en neige
Et les lilas légers du pâle mois de mai.

Ô fillette ! Jamais un ami n’a fermé
Sur toi, petit oiseau, ses deux bras comme un piège ?...
Viens, viens : je te dirai des mots très doux... que sais-je ?...
Je te dirai mes vers tristes, l’esprit calmé.

Allons-nous-en bien loin, bien loin, petite vierge ;
Allons-nous-en là-bas, tu sais... près de la berge
D’où, sur l’eau toute bleue, on voit courir le vent ;

Et plus tard nous aurons, aux fougères d’automne,
Sur le coteau fané, si triste quand il tonne,
Une petite hutte avec un chien devant. 

III

La Petite qui est morte

Une petite hutte avec un chien devant.....
Ô ma chère ! Ce soir, cette rose est mouillée.
Dans le grand parc, auprès de la grille rouillée,
Je l’ai prise pour toi, tout à l’heure, en rêvant.

Il bruine au dehors ; viens ici, viens... le vent
Dans les lauriers sanglote..... oh ! reste ainsi liée
Avec tes frêles bras à mon cou... mi-pliée.....
Faisons de nos cœurs morts un amour revivant.

Plonge avec tes doux yeux de sombre violette
Dans mon regard si triste et grave qui reflète
Mes deuils d’amour... Entends ma voix... Elle est le glas

Qui conduit doucement dans sa petite robe,
La seule que j’aimai, la Morte aux pâleurs d’aube
Qui dans ses mains de cire a de légers lilas.

IV

Les Bouquins

Tu me vois quelquefois triste, énervé, grincheux,
— Quand j’ai fumé surtout mes pipes allemandes
En travaillant longtemps — alors, tu me demandes
D’où vient l’expression si dure de mes yeux.

Tu me dis que mes grands bouquins sont ennuyeux
Comme les pins et leurs petits pots dans les landes ;
C’est vrai : viens... tes baisers sont comme des amandes :
Ils ont un parfum blanc : ils sont délicieux.

T’aimer bien, ça vaut mieux que de rimer des strophes
Ou que d’étudier de tristes philosophes.
Dans un livre savant, hier soir, je lisais :

On y voulait prouver d’une façon notoire
Que la réalité n’est qu’ « hallucinatoire » ;
Je suis halluciné, chère, par tes baisers.

V

Les Cerises

Le banc serait de lierre et de pierre effritée.
Auprès du vieux parterre où de tristes ricins
Ombrageraient la poule et ses petits poussins
Je vous dorloterais, ô mon enfant gâtée.

Les roses cerisiers à l’écorce argentée,
Dont les fruits sont pareils aux coraux abyssins,
Pleurant leurs larmes d’or au-dessus des fusains,
Nous diraient la chanson des moineaux enchantée.

Et je vous cueillerais sur ces frais cerisiers
Des cerises qu’un brin de bois lierait pareilles
Pour vous les mettre ainsi que des pendants d’oreilles :

Et, me baissant un peu pour que vous me baisiez
Au front, je vous rendrais dans vos cheveux en boucles
Vos baisers, en mordant vos rouges escarboucles.

VI

La Prière

Mon rêve est simple : il est trop simple, ô mon enfant, 
Peut-être, pour que toi qui m’aimes, le comprennes, 
— Car les rêves qu’on fait au couvent sont de reines 
Qui siègent près de rois dont l’air est triomphant. —

Le soir, auprès du feu, quand il ferait du vent
Et que tout gémirait dans la forêt prochaine,
Dans un fauteuil fané d’antique bois de chêne
Nous écouterions fuir la bourrasque en rêvant.

Et le globe laiteux et pâle de la lampe
Éclairant, ce tableau serait comme une estampe,
Une estampe très vague et faite au temps passé ;

Et, quand minuit très lent sonnerait au village,
Je te joindrais les mains et comme une enfant sage
Tu dirais ta prière à mon cœur trépassé.




                              1889-1890.

Vieille maison

À O. R. et Charles Lacoste.

Neige endolorissante et morne, tu déroules
Ta nappe liliale au toit cher que je sais,
Neige endolorissante, ô neige qui t’écroules !

Et la maison vieillotte aux carreaux verts cassés
A des airs de jeunesse et de pâle frileuse
Et ne se souvient plus des contes jacassés :

Des contes jacassés, au soir, par la fileuse.
En la cuisine antique où le pot noir chantait
Au rauque dévidoir sa chanson douce et creuse.

La chandelle en résine en un coin crépitait.
Près de la plaque en fer, les cri-cris aux cris grêles
S’enfuyaient dans la suie et le matou grondait.

Maintenant, dans le vieux salon, les herbes frêles,
Les avoines ornant les vases surannés,
Ne se souviennent plus des champs fauchés des grêles :

Et des plumes de paon, des bimbelots fanés,
Sont là qu’un bisaïeul rapporta de la Chine
D’où, jadis, bien des gens revinrent ruinés.

Comme alors un gros chat plie en arc son échine
Et cligne en grommelant de longs yeux mordorés 
— Et miaule, et l’on voit une expression fine

En les blancs solennels regards des hauts portraits.


Les Nègres

À M. Amaury de Cazanove

Quand le vieux Madécasse aux doigts noueux mourra,
Les gens de l’Île, ceux de la Grève et des Mornes,
Ses anciens amis, les noires maigres et mornes,
Feront sa fosse, et la mer au loin chantera.

Coiffé d’un vieux gibus, nu-jambes, un priera.
Les autres souffleront de vieux airs dans des cornes,
— Puis, au long des sentiers où s’enlacent des viornes,
Un coup de vieux fusil à pierre pétera.

Ils pleureront l’ami brave aux cheveux de laine,
Lorsqu’accroupis auprès de la mer haute et pleine
Ils prendront le repos, vêtus en vieux pompiers,

Et que, fumant leur pipe en bois, courbant l’échine,
Hébétés, regardant sur les quais des machines,
Avec leurs doigts de mains ils cureront leurs pieds.


Soleil

À Ernest Caillebar

Le village à midi. La mouche d’or bourdonne
                      Entre les cornes des bœufs.
                      Nous irons, si tu le veux,
Si tu le veux, dans la campagne monotone.

Entends le coq... Entends la cloche... Entends le paon...
                      Entends là-bas, là-bas, l’âne...
                      L’hirondelle noire plane,
Les peupliers au loin s’en vont comme un ruban.

Le puits rongé de mousse ! Écoute sa poulie
                      Qui grince, qui grince encor,
                      Car la fille aux cheveux d’or
Tient le vieux seau tout noir d’où l’argent tombe en pluie.

La fillette s’en va d’un pas qui fait pencher
                      Sur sa tête d’or la cruche,
                      Sa tête comme une ruche,
Qui se mêle au soleil sous les fleurs du pêcher.

Et dans le bourg voici que les toits noircis lancent
                      Au ciel bleu des flocons bleus ;
                      Et les arbres paresseux
À l’horizon qui vibre à peine se balancent.


Menuet

À M. A. Planté.

                      Les violes grincent, 
                      Et les clavecins. 
Dans le salon bleu, les marquis très minces,
                      Les clames nu-seins, 
Avec des roideurs de marionnettes
                              Muettes
                      Font un menuet
                              Muet.

                      Ô têtes poudrées ! 
                      Les larges yeux noirs, 
Près du foyer clair aux larges flambées,
                      Sont vos purs miroirs : 
Sur ces miroirs noirs de perruques roses
                              Se pose
                      Un miroitement
                              Charmant. 

                      Dans le parc bleuâtre 
                      Où pleure un jet d’eau, 
Du salon dansant, on peut voir s’ébattre
                      Des robes Watteau. 
Pour fuir les galants, grimpent aux échelles
                              Des belles,
                      Laissant voir leurs bas
                              D’en bas.

                      Monsieur de Voltaire 
                      Est d’un grand talent. 
Il fait avec goût les rimes légères,
                      Et, voûté, tremblant, 
Avec son visage aux rides de pomme,
                              Cet homme, 
                      Cet homme est vraiment 
                              Charmant.


Distiques

Ô toi, Rose moussue et blonde, à tes oreilles,
Que mes vers chantent comme un murmure d’abeilles !

Que mon regard, vers toi glisse comme la Nuit
Qui glisse et qui t’endort sous l’or dont elle luit !

Que je te charme en invocations très douces,
— Comme les chants de la rosée au fond des mousses !

Quand tu voudras mon cœur pour t’amuser, je veux
Qu’il soit comme une fleur de sang dans tes cheveux !

Lorsque je pleurerai, je veux, ô petite oie,
Que tu prennes mes cris pour des accès de joie,

Et, lorsqu’on me mettra dans l’ombre du cercueil,
Que ta dernière larme embellisse ton œil,

Pour que ceux qui vivront, en te voyant plus belle,
Admirent dans ma mort ta jeunesse immortelle.


Sommeil

                                        I

La gomme coule en larmes d’or des cerisiers.
Cette journée, ô ma chérie, est tropicale :
Endors-toi donc dans le parterre où la cigale
Crie aigrement aux cœurs touffus des vieux rosiers.

Dans le salon où l’on causait, hier vous posiez...
Mais aujourd’hui nous sommes seuls — Rose Bengale !
Endormez-vous tout doucement dans la percale
De votre robe, endormez-vous sous mes baisers.

Il fait si chaud que l’on n’entend que les abeilles...
Endors-toi donc, petite mouche au tendre cœur !
Cet autre bruit ?... C’est le ruisseau sous les corbeilles

Des coudriers où dorment les martins-pêcheurs...
Endors-toi donc... Je ne sais plus si c’est ton rire
Ou l’eau qui court sur les cailloux qu’elle fait luire...


                                        II

Ton rêve est doux — si doux qu’il fait bouger tes lèvres
Tout doucement, tout doucement — comme un baiser...
Dis, rêves-tu que sur un roc vont se poser
Parmi des thyms chèvrefeuilles de blanches chèvres ?

Dis, rêves-tu que sur la mousse, en notes mièvres
La source pure au fond du bois vient à jaser,
— Ou qu’un oiseau tout rose et bleu s’en va briser
Les fils de Vierge et faire au loin s’enfuir les lièvres ?

Rêves-tu que la lune est un hortensia ?...
— Ou bien encor que sur le puits l’acacia
Jette des fleurs de neige d’or sentant la myrrhe ?...

— Ou que ta bouche, au fond du seau, si bien se mire, 
Que je la prends pour une fleur qu’un coup de vent 
A fait tomber, du vieux rosier, dans l’eau d’argent ?

TROISIÈME PARTIE

« Beauty is truth, truth beauty. »

Keats.

Impression of beauty, personally expressed, is the spirit of poetry.

Leila Crackanthorpe.

À Hubert Craekanthorpe
et Charles Lacoste

Vous voulez avoir quelques pages d’une œuvre écrite vers mes dix-neuf ans (1888....).

J’aurais pu imiter le style de Flaubert ou celui de Leconte de Lisle, et faire, comme un autre, un poncif.

J’ai fait des vers faux et j’ai laissé de côté, ou à peu près, toute forme et toute métrique, mais je ne confonds pas ceux qui croient que la langue est le cœur avec ceux dont le tempérament est de mettre leur cœur dans un style.

Je n’avais pas le tempérament de ces derniers. Qu’ils aient nom Lamartine, Musset, de Saint-Pierre, Leconte de Lisle ou Loti, ceux-là je les salue avec la modestie dévotieuse d’un enfant de chœur devant des divinités.

Mon style balbutie, mais j’ai dit ma vérité, et, du moins, je ne cherche pas à prouver que j’ai du génie, on érigeant en doctrine moderne les défauts grossiers d’une langue.

Je ne veux blâmer ni prôner ma façon de faire, mais, ce que j’affirme, c’est ma haine des écoles, ma tolérance, mon amour de la vérité et ma pitié de ce lieu commun, qui est le cœur de l’homme.

Pour être vrai, mon cœur a parlé comme un enfant.

Je vous dédie ceci :

À toi, Crackanthorpe, déjà célèbre en ton pays, et qui a senti passer en toi le souffle de l’amour et de la pitié ;

À toi, Lacoste, qui resteras peut-être dans l’ombre, simple et beau comme ce rosier que tu as peint au fond du vieux jardin triste.

Le 10 mai 1893.

FRANCIS JAMMES.

Cette troisième partie, qui comprend vingt et une pièces et cette préface, a déjà été imprimée en 1893. Il en fut tiré seulement cinquante exemplaires.

Je remercie ceux qui ont aimé ces simples choses, et principalement MM. Stéphane Mallarmé, Henri de Régnier et André Gide.

1


Elle va à la pension du Sacré-Cœur.
C’est une belle fille qui est blanche.
Elle vient en petite voiture sous les branches
des bois, pendant les vacances, au temps des fleurs.

Elle descend le coteau doucement. Sa charrette
est petite et vieille. Elle n’est pas très riche
et elle me rappelle les anciennes familles
d’il y a soixante ans, gaies, bonnes et honnêtes.

Elle me rappelle les écolières d’alors 
qui avaient des noms rococos, des noms de livres 
de distribution des prix, verts, rouges, olives,
avec un ornement ovale, un titre en or :

Clara d’Ellébeuse. Éléonore Derval.
Victoire d’Étremont. Laure de la Vallée.
Lia Fauchereuse. Blanche de Percival.
Rose de Liméreuil et Svlvie Laboulaye.

Et je pense à ces écolières en vacances, 
dans des propriétés qui produisaient encor, 
mangeant des pommes vertes, des noisettes rances 
devant le paon du parc frais, noir, aux grilles d’or.

C’était de ces maisons où y avait table ouverte.
On y mangeait beaucoup de plats et on riait.
Par la fenêtre on voyait la pelouse verte
et la vitre, quand le soleil baissait, brillait.

Et puis un beau jeune homme épousait l’écolière
— une très belle fille qui était rose et blanche —
et qui riait quand au lit il baisait sa hanche.
Et ils avaient beaucoup d’enfants, sachant les faire. 

2


Je parle de Dieu — mais pourtant 
est-ce que j’y crois ? — À cinq ans 
on me disait : tiens un croquant.....

Va le manger avec Marie
aux vêpres. Sois bien sage et prie
le bon Dieu, la vierge Marie.

— Puis c’était la procession
que la bonne et moi nous suivions,
et de belles fleurs en coton

dans des vases de loterie.
Les petites filles fleuries
jetaient en l’air des fleurs jolies.

Je levais la tête pour voir
le curé, le grand ostensoir
qui luisait sur le reposoir.

Et on chantait : ô bonne vierge ! 
ô lys sans tache ! Fleur des berges ! 
— Et l’on voyait briller des cierges.

Et l’on jetait encor des fleurs
et l’on chantait : prenez mon cœur,
Notre Dame des sept douleurs !

Le curé était magnifique
levant les bras pour les cantiques.
Et j’entendais dans ces cantiques :

tu-u-us...    tu uus...
ritus....     ...      uum
us...   ..          tuus.

Et l’on jetait encor des roses.
Les femmes pleuraient presque à cause
de ces si belles, belles choses.

Je voyais le petit Jésus
à Noël, dans la crèche, nu.
L’âne regardait par-dessus.

Et maman disait : les rois mages
portent la myrrhe, les images
au petit Jésus qui est sage.

Et je croyais que Dieu était
un vieux tout blanc qui vous donnait
toujours ce qu’on lui demandait.

Ça m’est bien égal, ceux qui disent 
qu’il existe ou non — car l’église 
du village était douce et grise.

À LÉOPOLD BAUBY.
3


Il va neiger dans quelques jours. Je me souviens
de l’an dernier. Je me souviens de mes tristesses
au coin du feu. Si l’on m’avait demandé : qu’est-ce ?
J’aurais dit : laissez-moi tranquille. Ce n’est rien.

J’ai bien réfléchi, l’année avant, dans ma chambre,
pendant que la neige lourde tombait dehors.
J’ai réfléchi pour rien. À présent comme alors
je fume une pipe en bois avec une bout d’ambre.

Ma vieille commode en chêne sent toujours bon.
Mais moi j’étais bête parce que ces choses
ne pouvaient pas changer et que c’est une pose
de vouloir chasser les choses que nous savons.

Pourquoi donc pensons-nous et parlons-nous ? C’est drôle ; 
nos larmes et nos baisers, eux, ne parlent pas 
et cependant nous les comprenons, et les pas 
d’un ami sont plus doux que de douces paroles.

On a baptisé les étoiles sans penser
qu’elles n’avaient pas besoin de nom et les nombres
qui prouvent que les belles comètes dans l’ombre
passeront, ne les forceront pas à passer.

Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses
de l’an dernier ? À peine si je m’en souviens.
Je dirais : laissez-moi tranquille, ce n’est rien,
si dans ma chambre on venait me demander : qu’est-ce ?

4


Le pauvre pion doux si sale m’a dit : j’ai
bien mal aux yeux et le bras droit paralysé. 

Bien sûr que le pauvre diable n’a pas de mère
pour le consoler doucement de sa misère.

Il vit comme cela, pion dans une boîte,
et passe parfois sur son front froid sa main moite.

Avec ses bras il fait un coussin sur un banc
et s’assoupit un peu comme un petit enfant.

Mais au lieu de traversin bien blanc, sa vareuse
se mêle à sa barbe dure, grise et crasseuse.

Il économise pour se faire soigner.
Il a des douleurs. C’est trop cher de se doucher.

Alors il enveloppe dans un pauvre linge
tout son pauvre corps misérable de grand singe.

Le pauvre pion doux si sale m’a dit : j’ai 
bien maI aux yeux et le bras droit paralysé.

5


La poussière froide tourne et fait voler des papiers,
et le vent gratte la terre ainsi qu’un balai qui racle,
et les chevaux ont froid dans la rue et c’est un spectacle
que de voir sur les pavés les réverbères briller.

Ce matin le soleil froid rendait comme de la corne 
les feuilles des platanes encore vertes des cours 
où le vent remuait de temps en temps ce jaune jour
qui fait dire aux gens que le temps du mois d’octobre est morne.

Le brouillard sent la fumée ; un jet d’eau ne bouge pas,
et l’on dirait qu’il est en suif très blanc ou bien en glace,
dans le ciel en laine sale où les feuilles sèches passent. 
Et le son du vent continue et l’on presse le pas.

Les contrevents grincent, cognent le mur et rebondissent, 
et l’on entend quelquefois tomber la tuile d’un toit, 
ou bien les vitres d’un tambour se casser et l’on voit 
les gens qui courent sous les nuages de fer qui glissent.

La poussière froide tourne et fait voler des papiers, 
et le froid très cru vous donne une espèce de migraine. 
La poussière mince tourne et sur les pavés se traînent 
les fiacres dont on entend les vitres froides trembler.

6


Au bord de l’eau verte, les sauterelles
          sautent ou se traînent, 
ou bien sur les fleurs des carottes frêles
          grimpent avec peine.

Dans l’eau tiède filent les poissons blancs
          auprès d’arbres noirs 
dont l’ombre sur l’eau tremble doucement
          au soleil du soir.

Deux pies qui crient s’envolent loin, très loin,
          loin de la prairie, 
et vont se poser sur des tas de foin
          pleins d’herbes fleuries.

Trois paysans assis lisent un journal
          en gardant les bœufs 
près de râteaux aux manches luisants que
          touchaient leurs doigts calleux.

Les moucherons minces volent sur l’eau,
          sans changer de place. 
En se croisant ils passent puis repassent,
          vont de bas en haut.

Je tape les herbes avec une gaule
          en réfléchissant 
et le duvet des pissenlits s’envole
          en suivant le vent.

7


Avec les pistolets aux fontes
il monte, il monte, il monte, il monte,

monte la côte de la route,
le soir dans la campagne rousse.

Chapeau tricorne : il est marquis ;
relevés sont ses pans d’habit.

Du tricorne une roide tresse
tombe et en avant il se baisse.

Il est rasé, rasé, rasé,
a les yeux bleus, un rouge nez.

Et il arrive près d’un bois : 
il écoute, écoute des voix.

Les maisons sont loin, dans du bleu,
sur le coteau rayé de feu.

« Bourse ou vie ! » quelqu’un a crié,
il se dresse sur ses étriers.

Et ses mains garnies de dentelles
fouillent les fontes de sa selle.

Et il prend les lourds pistolets
aux canons de cuivre ouvragés.

Et à deux mains, à droite, à gauche,
il tire, roide comme roche.

Le pistolet pète et crache un tas
de feu avec un grand fracas.

Et il continue et il monte
avec sa queue derrière le cou,

avec ses pistolets aux fontes,
le chemin qui mène à Ramous.

8


J’ai vu, dans de vieux salons, des tableaux flamands,
où, dans une auberge noire, on voyait un type 
qui buvait de la bière, et sa très mince pipe 
avait un point rouge et il fumait doucement.

Il avait le nez violet et bonne mine,
c’était peut-être un très heureux négociant
qui avait des vaisseaux très lourds, des bâtiments
pleins de beaux ornements dorés, allant en Chine.

Il faisait le commerce des draps recherchés,
des épices, et devait avoir dans sa chambre 
des choses drôles, des pipes à gros bout d’ambre,
des vestes de femmes turques, de beaux objets.

Il avait sans doute une femme rouge et blanche
qu’il caressait le soir dans son lit de richard.
Et il vivait considéré, se levant tard
pour aller se promener, le poing sur la hanche.

Mais parfois ses affaires réclamaient ses soins.
Il était obligé de courir la contrée
pour offrir ses marchandises, mais à l’entrée
de la nuit, il gagnait une auberge bien loin.

Pour le défendre des larrons, sa belle épée
était par lui suspendue au pied de son lit,
près des beaux coffres de fer des Indes, sortis
des grands bazars des capitales fortunées.

Et le peuple l’honorait, lorsque près des quais,
ses beaux bâtiments pleins de belles galeries
gonflaient comme les belles bannières qui plient,
leurs voiles où les marins luisants étaient gais.

9


Je sais que tu es pauvre : 
tes robes sont modestes. 
Mine douce, il me reste 
ma douleur : je te l’offre.

Mais tu es plus jolie 
que les autres, ta bouche 
sent bon — quand tu me touches 
la main, j’ai la folie.

Tu es pauvre et à cause 
de cela tu es bonne ; 
tu veux que je te donne
des baisers et des roses.

Car tu es jeune fille,
les livres t’ont fait croire
et les belles histoires,
qu’il fallait des charmilles,

des roses et des mûres,
et des fleurs des prairies,
que dans la poésie
on parlait de ramures.

Je sais que tu es pauvre :
tes robes sont modestes. 
Mine douce, il me reste 
ma douleur : je te l’offre.

10


Tu t’ennuies ? —
— Elle dure
cette pluie
qui est dure.

Je prends ma
pipe en glaise
que j’allume à
une braise.

Tu es loin 
et tu penses 
dans un coin 
aux vacances.

Les pavés 
par la pluie
sont lavés. 
Je m’ennuie.

Aux carreaux 
blancs, j’écoute 
tomber l’eau 
froide en gouttes.

Tu ne vien-
dras pas, puisque 
tu es loin : 
pas de risque.

Tu es loin : 
je m’ennuie :
je n’entends rien 
dans la pluie :

C’est de l’eau 
fine ou dure,
passant tôt 
ou qui dure ;

Je n’y vois
rien. — Entendre
là des voix
en deuil, tendres ?.....

Je ne puis :
c’est la pluie
d’un jour gris
qui essuie.

11


Le chat est auprès du feu ; le pot bout.
      Cette cuisine est très noire 
et deux saucisses rouges sont au bout
      d’une vieille canne noire.
Il pleut sur le vitrage de la cour.
      Les vitres sont toutes noires, 
et dehors la pluie qui est fine court
      devant les fenêtres noires.

Je pense que je voudrais bien baiser,
      dans sa robe toute noire, 
une jeune fille auprès du brasier
      de cette cuisine noire. 
On verrait luire la lampe à gaz-mill
      sur la cheminée qui est noire... 
Ma petite chatte qui est très gentille
      fait ron ron ron. Elle est noire. 

Les carreaux rouges sont luisants, mouillés.
      Les souches de vigne sont noires,
et les chenets en fer sont tout rouillés.
      La cuisine est toute noire.
Mais si tu étais en chemise auprès
      des tisons tout noirs, je pense 
que là, toute seule tu serais
      blanche, blanche, blanche, blanche.

12


L’après-midi d’un dimanche je voudrais bien,
quand il fait chaud et qu’il y a de gros raisins,
dîner chez une vieille fille en une grande
maison de campagne chaude, fraîche, où l’on tend du linge,
du linge propre, à des cordes, des liens.
Dans la cour il y aurait des petits poussins,
qui iraient près du puits — et une jeune fille
dînerait avec nous deux seuls comme en famille.
Nous ferions un dîner lourd et le vol-au-vent
serait sucré avec deux gros pigeons dedans.
Nous prendrions le café tous les trois, et ensuite
Nous plierions notre serviette très vite,
pour aller voir dans le jardin plein de choux bleus.
La vieille nous laisserait au jardin tous deux.
Nous nous embrasserions longtemps, laissant nos bouches
rouges collées auprès des coquelicots rouges.
Puis les vêpres sonneraient doucement, — alors
elle et moi nous nous presserions encor plus fort.

13


Je regardais le ciel et je ne voyais
                    que le ciel gris,
et un oiseau qui volait haut. Je n’entendais
                    pas un seul cri.

Et l’on aurait dit qu’il ne savait où aller
                    dans le ciel mou,
et qu’il se laissait tomber, au lieu de voler,
                    comme un caillou.

Puis il est parti. — Alors j’ai regardé bas :
                    j’ai vu les toits.
Que faisait cet oiseau si haut ? — Je ne sais pas
                    Mais, cette fois,

en regardant ce point noir — je n’avais pensé
                    qu’à ce point noir 
et qu’au grand ciel gris où ce petit point passait.
                    C’était hier soir.

14


Le paysan le soir vient de la foire et toutes
ses brebis marchent avec lui le long des routes.
Il y a des veaux qui ne veulent pas marcher
et il est obligé, pour les faire avancer,
de les tirer par le cou avec une corde.
Mais les veaux aux museaux blancs et morveux la mordent.
Les brebis se mettent à courir fort parfois
et le chien de l’homme, qui a l’air d’être en bois,
qui est jaune, les poursuit, aboie en arrière
et sur la route cela fait de la poussière.
Il y a la haie après la route — et les champs
après la haie et après des prés — on entend
le gave de là ; plus loin les coteaux paraissent
avec de grands carrés verts, jaunes, roux. Où cessent
les coteaux, par dessus eux, mais bien plus loin,
des montagnes, puis, après elles, l’air sans fin.

15


Tape le linge dans l’eau claire. 
Tes bras qui ont des fossettes
sont beaux. — Tes jambes tu les serres.

Tu es la laveuse qui jettes 
Dans l’eau le linge dur et sale
des paysans aux douces têtes.

Et puis ensuite tu l’étales
à des ficelles dans les cours
qui sont près de l’obscure étable.

Les dimanches et les grands jours,
il y a des chemises blanches
pour tes frères qui font l’amour.

Tu danses sous les grandes branches,
sur la place publique, au village,
et on a envie de tes hanches.

Pendant ce temps les garçons sages
au tir font péter des capsules
et à la loterie ils gagnent.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

.... Tu as l’air ainsi d’être heureuse.
Mais demain tape dans l’eau claire
le linge qui fait — plac — laveuse

— en écoutant l’eau sur les pierres.

16


La jeune fille est blanche,
elle a des veines vertes 
aux poignets, dans ses manches
                ouvertes.

On ne sait pas pourquoi 
elle rit. Par moment
elle crie et cela
                est perçant.

Est-ce qu’elle se doute
qu’elle vous prend le cœur
en cueillant sur la route
                des fleurs ?

On dirait quelquefois
qu’elle comprend des choses.
Pas toujours. Elle cause,
                tout bas.

« Oh ! ma chère ! oh ! la la ... 
... figure toi... mardi 
je l’ai vu.. j’ai rrri » — Elle dit 
                comme ça.

Quand un jeune homme souffre, 
d’abord elle se tait : 
elle ne rit plus, tout
                étonnée.

Dans les petits chemins,
elle remplit ses mains
de piquants de bruyères,
                de fougères.

Elle est grande, elle est blanche
Elle a des bras très doux.
Elle est très droite et penche
                le cou

17


                                       1

Je suis dans un pré où coule l’eau froide dans l’herbe,
le long des cerisiers, sur des joncs, des cailloux.
Les filles mettront les fleurs du pré vert en gerbes
pour la procession quand le temps sera doux :
les fleurs qu’on appelle bouquets faits, les joncs roses.
Les jeunes filles seront en blanc, et, le soir,
la procession jonchera le reposoir
et le curé dira de bien, bien belles choses.


                                       2

Il élèvera le saint sacrement doré
et les larmes viendront aux yeux — ô gloire, gloire,
gloire à Dieu, dira-t-on, que son nom soit sacré,
il est le Dieu puissant, le Dieu de la victoire.
Les encensoirs fumeront et les fleurs en l’air
se mêleront ; les filles feront leur voix aiguë
et la procession reviendra dans la rue
vers quatre heures, quand le soir est encore clair.


                                       3

Les ronces pendent dans le chemin, le vent passe
dans les feuilles transparentes des peupliers,
et dans le lavoir jaune il y a des laveuses,
et souvent des linges à côté sont pliés.
Les canards, les poussins jaunes sont dans la boue,
les grillons chantent dans la haie, les moucherons
au-dessus de l’eau volent en faisant des ronds.
Les frelons volent et les petits enfants jouent.


                                       4

Le ciel est bleu. Les herbes près de l’eau sont bleues, 
et au soleil les maisons en chaux sont plus blanches 
et les paysans suivent à long pas les bœufs
et derrière la herse qui racle ils se penchent.
Le vent souffle tout doucement sur le blé vert,
mais je passe ennuyé devant toutes ces choses
et sur les ajoncs qui piquent près des jardins
et près des fermes bien fraîches où aboient les chiens,
sur le farouche rouge et sur le trèfle rose.


                                       5

Bien que je m’ennuie, moi, je veux retourner là
quand je serai malade encore, voir des bûches
dans les vieux jardins et secouer des lilas
pour faire pleuvoir les hannetons, boire aux cruches
sur l’évier frais, dans la cuisine qui sent fort,
et rester seul avec moi d’un air doux et triste
et puis me promener seul sans aller trop vite.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  


                                       6

Les nuages sont blancs, la terre grise est tiède.
Devant la ferme l’évier frais sue en dehors ;
cet évier est une pierre usée qui est froide 
même à midi, quand tout est chaud et que tout dort.
Les lézards courent sur les briques des murailles
dont les ongles peuvent enlever des morceaux.
Il fait chaud, il fait chaud, il fait chaud, il fait chaud 
et l’on s’égratigne les jambes aux broussailles.


                                       7

La terre se fendille et nous avons été
cueillir de la mousse pour une croix de tombe ;
elle était jaune et sèche et j’ai gratté
pour l’arracher ; sur des flaques d’eau jaune tombent
des feuilles, et au fond il y a des têtards.
Dans les prés il y a des fleurs fines qui bougent ;
les pies viennent en criant sur les chênes ronds
et sitôt que quelqu’un arrive, elles s’en vont.
Vers sept heures tout le fond du ciel est très rouge.


                                       8

Il y a sur la place un soleil chaud et blanc.
Sur la place on entend des marteaux qui résonnent
dans la forge noire et rouge : un retombement.
Les poulets piquent le grain dans la paille jaune.
L’herbe a poussé entre les pavés près des bancs
où sont des femmes qui causent et qui s’arrêtent
de bavarder pour regarder passer les gens.
On dirait que les coqs ont du sang à la crête.



II

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

                                       1

Il y a des roses sur le mur où il a plu ;
et dans la haie aussi et les feuilles sont molles.
Ce matin il y a du brouillard gris, et plus
on regarde loin, il est épais. Il se pose
sur le coteau au haut des feuilles des pins noirs ;
il fait un peu frais, mais pas trop. Je viens de voir
des laitières près du mur mouillé plein de roses.


                                       2

Sur la route il y a un peuplier écorcé
dont le bois blanc est un peu jauni par la pluie ; 
j’avais les doigts froids pour les y avoir passés. 
L’osier mouillé qui tient les portes des champs crie.
Le foin du pré est couché ; dans la haie on voit
des branches noires de bois sec pleines de gouttes ;
une pie est posée sur le bord de la route, 
la pluie coule de la paille des chars et des toits.


                                       3

Le temps est gris, sans nuages : les hirondelles
poussent des cris dans le ciel gris, humide et froid
et elles font des croix noires avec leurs ailes.
Leur cri est aigu et long au-dessus des toits 
d’où la fumée sort doucement des briques rouges.
L’intérieur des mansardes est noir et profond,
et l’on ne peut pas voir ce qu’il y a au fond.
Il commence à pleuvoir un peu à grosses gouttes. 

18


Viens, je te mettrai des boucles d’oreilles
                       de cerises
et je te montrerai les longues treilles
où volent des merles bleus et des grives.
Viens, c’est la saison des grandes chaleurs
                       et des fleurs
Sur les fossés poudreux les carottes blanches 
poussent : il y a encor deux ou trois pervenches.
Dans le fond des bois frais les oiseaux crient.
                       Le ciel cuit.
Dans les mares il y a des joncs longs, 
et les grenouilles grises font des bonds.
Dans les endroits chauds et frais, vois les sources
                       qui sont douces.
Dans le terrain rouge ou bien sur la mousse
elles coulent près des abeilles rousses.

À EUGÈNE ROUART.
19


J’allai à Lourdes par le chemin de fer,
le long du gave qui est bleu comme l’air.

Au soleil les montagnes semblaient d’étain.
Et l’on chantait : sauvez ! sauvez ! dans le train.

Il y avait un monde fou, exalté, 
plein de poussière et du soleil d’été.

Des malheureux avec le ventre en avant 
étendaient leurs bras, priaient en les tordant.

Et dans une chaire, où était du drap bleu,
Un prêtre disait : « un chapelet à Dieu ! »

Et un groupe de femmes, parfois passait,
qui chantait : sauvez ! sauvez ! sauvez ! sauvez !

Et la procession chantait. Les drapeaux 
se penchaient avec leur devises en or.

Le soleil était blanc sur les escaliers.
dans l’air bleu, sur les clochers déchiquetés.

Mais sur un brancard, portée par ses parents,
son pauvre père tête nue et priant,

et ses frères qui disaient : « ainsi soit-il »,
une jeune fille sur le point de mourir.

Oh ! qu’elle était belle ! elle avait dix-huit ans,
et elle souriait ; elle était en blanc.

Et la procession chantait. Les drapeaux
se penchaient avec leurs devises en or.

Moi je serrais les dents pour ne pas pleurer,
et cette fille, je me sentais l’aimer.

Oh ! elle m’a regardé un grand moment,
une rose blanche en main, souriant.

Mais maintenant où es-tu ? dis, où es-tu ?
es-tu morte ? je t’aime, toi qui m’as vu.

Si tu existes, Dieu, ne la tue pas :
elle avait des mains blanches, de minces bras.

Dieu ne la tue pas ! — et ne serait-ce que 
pour son père nu-tête qui priait Dieu.

20


Au moulin du bois froid où coule de l’eau claire, 
       près des rochers il y a de la fougère.

Tout près du bois bleu une jeune fille blonde
       lavait le linge et l’eau coulait à l’ombre.

Et elle avait retroussé sa robe assez haut :
       on voyait ses jambes blanches dans l’eau.

Et les chemins étaient frais, étroits, mauvais, noirs 
       comme si ç’avait été le soir.

Les chênes ronds et durs empêchaient la chaleur
       et sur la mousse il y avait des fleurs.

Nous marchions sur les petits cailloux des sentiers,
       près des ronces rouges, des églantiers.

Parce qu’on dépiquait du froment, la batteuse
       ronflait au soleil sur la paille creuse.

Mais je repasserai dans le bois où dans l’eau
       une fille fraîche a la robe haut.

J’irai sur la noire et violette bruyère
       couper avec effort de la fougère.

Est-ce que la nuit, quand il y a des étoiles,
       elle lave encore au ruisseau ses toiles ?

Pourquoi cela ? — Bah ! sur la bruyère violette,
       sur la fille chantera l’alouette.

Et je repasserai dans le bois où dans l’eau
       cette fille blanche a la robe haut.

21


Tu rirais d’un pauvre diable qui t’aimerait
et cependant tu pourrais devenir la chienne
d’un homme qui ne t’aimerait pas et rirait.
Crois-moi : préfère le pauvre diable sans haine
qui serait pour toi très complaisant et très doux.
Puis, qu’est-ce qui te dit que, comme une chérie,
tu ne mettrais pas tes minces bras à son cou
en croisant tes petits doigts comme quand on prie ?

Va : n’attends pas un grand poète à cheveux longs :
il n’en existe pas plus que des mousquetaires
ou que des princes russes distingués et blonds.
Le bien-aimé ne se trouve pas sur la terre ;
et pourtant devant le pauvre diable tu ris
parce que tu lisais, étant toute petite,
dans les livres de distribution des prix
que les beaux fiancés se faisaient aimer vite.

Regarde les vieux qui sont ridés et tout blancs
et qui dans leur temps croyaient, eux aussi, des choses :
ils ont de grosses veines dans leurs doigts tremblants
et sont confus de s’être offert jadis des roses.
Puis, je crois que si l’on a plus tard des enfants,
il vaut bien mieux qu’un peu d’amitié vous rapproche,
car l’amitié fait mieux aimer l’enfant — souvent
la femme embrasse son mari contre son mioche.

  1888-89.


Ce texte électronique a été mis au point à l’aide de la numérisation de l’ouvrage par Google.
Ce texte peut être utilisé librement pour tout usage non commercial ;
autrement, me contacter : http://www.florilege.free.fr/florilege/mailxian.htm.
Première mise en ligne le 2 avril 2009.
Présente version générée le 8 avril 2009.

Francis Jammes

Vers (1894)

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