Émile Verhaeren

Les Campagnes hallucinées

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poétique

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La Ville

Tous les chemins vont vers la ville.

Du fond des brumes,
Avec tous ses étages en voyage
Jusques au ciel, vers de plus hauts étages,
Comme d’un rêve, elle s’exhume.

Là-bas,
Ce sont des ponts musclés de fer,
Lancés, par bonds, à travers l’air ;
Ce sont des blocs et des colonnes
Que décorent Sphinx et Gorgones ;
Ce sont des tours sur des faubourgs ;
Ce sont des millions de toits
Dressant au ciel leurs angles droits :
C’est la ville tentaculaire,
Debout,
Au bout des plaines et des domaines.

Des clartés rouges
Qui bougent
Sur des poteaux et des grands mâts,
Même à midi, brûlent encor
Comme des œufs de pourpre et d’or ;
Le haut soleil ne se voit pas :
Bouche de lumière, fermée
Par le charbon et la fumée.

Un fleuve de naphte et de poix
Bat les môles de pierre et les pontons de bois ;
Les sifflets crus des navires qui passent
Hurlent de peur dans le brouillard ;
Un fanal vert est leur regard
Vers l’océan et les espaces.

Des quais sonnent aux chocs de lourds fourgons ;
Des tombereaux grincent comme des gonds ;
Des balances de fer font choir des cubes d’ombre
Et les glissent soudain en des sous-sols de feu ;
Des ponts s’ouvrant par le milieu,
Entre les mâts touffus dressent des gibets sombres
Et des lettres de cuivre inscrivent l’univers,
Immensément, par à travers
Les toits, les corniches et les murailles,
Face à face, comme en bataille.

Et tout là-bas, passent chevaux et roues,
Filent les trains, vole l’effort,
Jusqu’aux gares, dressant, telles des proues
Immobiles, de mille en mille, un fronton d’or.
Des rails ramifiés y descendent sous terre
Comme en des puits et des cratères
Pour reparaître au loin en réseaux clairs d’éclairs
Dans le vacarme et la poussière.
C’est la ville tentaculaire.

La rue — et ses remous comme des câbles
Noués autour des monuments —
Fuit et revient en longs enlacements ;
Et ses foules inextricables,
Les mains folles, les pas fiévreux,
La haine aux yeux,
Happent des dents le temps qui les devance.
À l’aube, au soir, la nuit,
Dans la hâte, le tumulte, le bruit,
Elles jettent vers le hasard l’âpre semence
De leur labeur que l’heure emporte.
Et les comptoirs mornes et noirs
Et les bureaux louches et faux
Et les banques battent des portes
Aux coups de vent de la démence.

Le long du fleuve, une lumière ouatée,
Trouble et lourde, comme un haillon qui brûle,
De réverbère en réverbère se recule.
La vie avec des flots d’alcool est fermentée.
Les bars ouvrent sur les trottoirs
Leurs tabernacles de miroirs
Où se mirent l’ivresse et la bataille ;
Une aveugle s’appuie à la muraille
Et vend de la lumière, en des boîtes d’un sou ;
La débauche et le vol s’accouplent en leur trou ;
La brume immense et rousse
Parfois jusqu’à la mer recule et se retrousse
Et c’est alors comme un grand cri jeté
Vers le soleil et sa clarté :
Places, bazars, gares, marchés,
Exaspèrent si fort leur vaste turbulence
Que les mourants cherchent en vain le moment de silence
Qu’il faut aux yeux pour se fermer.

Telle, le jour — pourtant, lorsque les soirs
Sculptent le firmament, de leurs marteaux d’ébène,
La ville au loin s’étale et domine la plaine
Comme un nocturne et colossal espoir ;
Elle surgit : désir, splendeur, hantise ;
Sa clarté se projette en lueurs jusqu’aux cieux,
Son gaz myriadaire en buissons d’or s’attise,
Ses rails sont des chemins audacieux
Vers le bonheur fallacieux
Que la fortune et la force accompagnent ;
Ses murs se dessinent pareils à une armée
Et ce qui vient d’elle encor de brume et de fumée
Arrive en appels clairs vers les campagnes.

C’est la ville tentaculaire,
La pieuvre ardente et l’ossuaire
Et la carcasse solennelle.

Et les chemins d’ici s’en vont à l’infini
Vers elle.


Les Plaines

Sous la tristesse et l’angoisse des cieux
Les lieues
S’en vont autour des plaines ;
Sous les cieux bas
Dont les nuages traînent
Immensément, les lieues
Se succèdent, là-bas.

Droites sur des chaumes, les tours ;
Et des gens las, par tas,
Qui vont de bourg en bourg:
Les gens vaguants
Comme la route, ils ont cent ans ;
Ils vont de plaine en plaine,
Depuis toujours, à travers temps.
Les précèdent ou bien les suivent
Les charrettes dont les convois dérivent
Vers les hameaux et les venelles,
Les charrettes perpétuelles,
Grinçant le lamentable cri,
Le jour, la nuit,
De leurs essieux vers l’infini.
C’est la plaine, la plaine.
Immensément, à perdre haleine.

De pauvres clos ourlés de haies
Ecartèlent leur sol couvert de plaies ;
De pauvres clos, de pauvres fermes,
Les portes lâches
Et les chaumes, comme des bâches,
Que le vent troue à coups de hache.
Aux alentours, ni trèfle vert, ni luzerne rougie,
Ni lin, ni blé, ni frondaisons, ni germes ;
Depuis longtemps, l’arbre, par la foudre cassé,
Monte, devant le seuil usé,
Comme un malheur en effigie.

C’est la plaine, la plaine blême,
Interminablement, toujours la même.

Par au-dessus, souvent,
Rage si fort le vent
Que l’on dirait le ciel fendu
Aux coups de boxe
De l’équinoxe.
Novembre hurle, ainsi qu’un loup
Au coin des bois, par le soir fou.
Les ramilles et les feuilles gelées
Passent giflées
Sur les mares, dans les allées ;
Et les grands bras des Christs funèbres,
Aux carrefours, dans les ténèbres,
Semblent grandir et tout à coup partir,
En cris de peur, vers le soleil perdu.
C’est la plaine, la plaine
Où ne vague que crainte et peine.

Les rivières stagnent ou sont taries,
Les flots n’arrivent plus jusqu’aux prairies,
Les énormes digues de tourbe,
Inutiles, tracent leur courbe ;
Comme le sol, les eaux sont mortes ;
Parmi les îles, en escortes
Vers la mer, où les anses encor se mirent,
Les haches et les marteaux voraces
Dépècent les carcasses
Lamentables des vieux navires.

C’est la plaine, la plaine
Sinistrement, à perdre haleine,
C’est la plaine et sa démence
Que sillonnent des vols immenses
De cormorans criant la mort
À travers l’ombre et la brume des Nords ;
C’est la plaine, la plaine
Mate et longue comme la haine,
La plaine et le pays sans fin
Où le soleil est blanc comme la faim,
Où pourrit aux tournants du fleuve solitaire,
Dans la vase, le cœur antique de la terre.


Chanson de fou

Le crapaud noir sur le sol blanc
Me fixe indubitablement
Avec des yeux plus grands que n’est grande sa tête ;
Ce sont les yeux qu’on m’a volés
Quand mes regards s’en sont allés,
Un soir, que je tournai la tête.

Mon frère ? — il est quelqu’un qui ment,
Avec de la farine entre ses dents ;
C’est lui, jambes et bras en croix,
Qui tourne au loin, là-bas,
Qui tourne au vent,
Sur ce moulin de bois.

Et Celui-ci, c’est mon cousin
Qui fut curé et but si fort du vin
Que le soleil en devint rouge ;
J’ai su qu’il habitait un bouge,
Avec des morts, dans ses armoires.

Car nous avons pour génitoires
Deux cailloux
Et pour monnaie un sac de poux,
Nous, les trois fous,
Qui épousons, au clair de lune,
Trois folles dames, sur la dune.


Le Donneur de mauvais conseils

Par les chemins bordés de pueils
Rôde en maraude
Le donneur de mauvais conseils.

La vieille carriole aux tons groseille
Qui l’emmena, on ne sait d’où,
Une folle la garde et la surveille,
Au carrefour des chemins mous.
Le cheval paît l’herbe d’automne,
Près d’une mare monotone,
Dont l’eau livide réverbère
Le ciel de pluie et de misère
Qui tombe en loques sur la terre.

Le donneur de mauvais conseils
Est attendu dans le village,
À l’heure où tombe le soleil.

Il est le visiteur oblique et louche
Qui, de ferme en ferme, s’abouche,
Quand la détresse et la ruine
Se rabattent sur les chaumines.
Il est celui qui frappe à l’huis,
Tenacement, et vient s’asseoir
Lorsque le hâve désespoir
Fixe ses regards droits
Sur le feu mort des âtres froids.

Il vaticine et il marmonne,
Toujours ardent et monotone,
Prenant à part chacun de ceux
Dont les arpents sont cancéreux
Et les épargnes infécondes
Et les poussant à tout quitter,
Pour un peu d’or qu’ils entendent tinter
En des villes, là-bas, au bout du monde.

À qui, devant sa lampe éteinte,
Seul avec soi, quand minuit tinte,
S’en va tâtant aux murs de sa chaumière
Les trous qu’y font les vers de la misère,
Sans qu’un secours ne lui vienne jamais,
Il conseille d’aller, au fond de l’eau,
Mordre soudain les exsangues reflets
De sa face dans un marais.

Il pousse au mal la fille ardente,
Avec du crime au bout des doigts,
Avec des yeux comme la poix
Et des regards qui violentent.
Il attise en son cœur le vice
À mots cuisants et rouges,
Pour qu’en elle la femelle et la gouge
Biffent la mère et la nourrice
Et que sa chair soit aux amants,
Morte, comme ossements et pierres,
Au cimetière.

Aux vieux couples qui font l’usure
Depuis que les malheurs ravagent
Les villages, à coups de rage,
Il vend les moyens sûrs
Et la ténacité qui réussit toujours
À ruiner hameaux et bourgs,
Quand, avec l’or tapi au creux
De l’armoire crasseuse ou de l’alcôve immonde,
On s’imagine, en un logis lépreux,
Etre le roi qui tient le monde.

Enfin, il est le conseiller de ceux
Qui profanent la nuit des saints dimanches
En boutant l’incendie à leurs granges de planches.
Il indique l’heure précise
Où le tocsin sommeille aux tours d’église,
Où seul avec ses yeux insoucieux,
Le silence regarde faire.
Ses gestes secs et entêtés
Numérotent ses volontés,
Et l’ombre de ses doigts semble ligner d’entailles
Le crépi blanc de la muraille.

Et pour conclure il verse à tous
Un peu du fiel de son vieux cœur
Pourri de haine et de rancœur ;
Et désigne le rendez-vous,
— Quand ils voudront — au coin des bordes,
Où, près de l’arbre, ils trouveront
Pour se brancher un bout de corde.

Ainsi va-t-il de ferme en ferme ;
Plus volontiers, lorsque le terme
Au bahut vide inscrit sa date,
Le corps craquant comme des lattes,
Le cou maigre, le pas traînant,
Mais inusable et permanent,
Avec sa pauvre carriole,
Avec sa bête, avec sa folle,
Qui l’attendent, jusqu’au matin,
Au carrefour des vieux chemins.


Chanson de fou

Je les ai vus, je les ai vus,
Ils passaient, par les sentes,
Avec leurs yeux, comme des fentes,
Et leurs barbes, comme du chanvre.

Deux bras de paille,
Un dos de foin,
Blessés, troués, disjoints,
Ils s’en venaient des loins,
Comme d’une bataille.

Un chapeau mou sur leur oreille,
Un habit vert comme l’oseille ;
Ils étaient deux, ils étaient trois,
J’en ai vu dix, qui revenaient du bois.

L’un d’eux a pris mon âme
Et mon âme comme une cloche
Vibre en sa poche.

L’autre a pris ma peau
— Ne le dites à personne —
Ma peau de vieux tambour
Qui sonne.

Un paysan est survenu
Qui nous piqua dans le sol nu,
Eux tous et moi, vieilles défroques,
Dont les enfants se moquent.


Pèlerinage

Où vont les vieux paysans noirs
Par les chemins en or des soirs ?

À grands coups d’ailes affolées,
En leurs toujours folles volées,
Les moulins fous fauchent le vent.

Le cormoran des temps d’automne
jette au ciel triste et monotone
Son cri sombre comme la nuit.

C’est l’heure brusque de la terreur,
Où passe, en son charroi d’horreur,
Le vieux Satan des moissons fausses.

Par la campagne en grand deuil d’or,
Où vont les vieux silencieux

Quelqu’un a dû frapper l’été
De mauvaise fécondité :
Le blé haut ne fut que paille,

Les bonnes eaux n’ont point coulé
Par les veines du champ brûlé ;
Quelqu’un a dû frapper les sources

Quelqu’un a dû sécher la vie,
Comme une gorge inassouvie
Vide d’un trait le fond d’un verre.

Par la campagne en grand deuil d’or,
Où vont les vieux et leur misère ?

L’âpre semeur des mauvais germes,
Au temps de mai baignant les fermes,
Les vieux l’ont tous senti passer.

Ils l’ont surpris morne et railleur,
Penché sur la campagne en fleur;
Plein de foudre, comme l’orage.

Les vieux n’ont rien osé se dire.
Mais tous ont entendu son rire
Courir de taillis en taillis.

Or, ils savent par quel moyen
On peut fléchir Satan païen,
Qui reste maître des moissons.

Par la campagne en grand deuil d’or,
Où vont les vieux et leur frisson ?

L’âpre semeur du mauvais blé
Entend venir ce défilé
D’hommes qui se taisent et marchent.

Il sait que seuls ils ont encore,
Au fond du cœur qu’elle dévore,
Toute la peur de l’inconnu ;

Qu’obstinément ils dérobent en eux
Son culte sombre et lumineux,
Comme un minuit blanc de mercure,

Et qu’ils redoutent les révoltes,
Et qu’ils supplient pour leurs récoltes
Plus devant lui que devant Dieu.

Par la campagne en grand deuil d’or,
Où vont les vieux porter leur vœu ?

Le Satan noir des champs brûlés
Et des fermiers ensorcelés
Qui font des croix de la main gauche,

Ce soir, à l’heure où l’horizon est rouge
Contre un arbre dont rien ne bouge,
Depuis une heure est accoudé.

Les vieux ont pu l’apercevoir,
Avec ses yeux dardés vers eux,
D’entre ses cils de chardons morts.

Ils ont senti qu’il écoutait
Les silences de leur souhait
Et leur prière uniquement pensée.

Alors, subitement,
En un grand feu de tourbe
et de branches coupées lis ont jeté un chat vivant.

Regards éteints, pattes crispées,
La bête est morte atrocement,

Pendant qu’au long des champs muets,
Sous le gel rude et le vent froid,
Chacun, par un chemin à soi,
Sans rien savoir s’en revenait.


Chanson de fou

Brisez-leur pattes et vertèbres,
Chassez les rats, les rats.
Et puis versez du froment noir,
Le soir,
Dans les ténèbres.

Jadis, lorsque mon cœur cassa,
Une femme le ramassa
Pour le donner aux rats.

— Brisez-leur pattes et vertèbres.

Souvent je les ai vus dans l’âtre,
Taches d’encre parmi le plâtre,
Qui grignotaient ma mort.

— Brisez-leur pattes et vertèbres.

L’un d’eux, je l’ai senti
Grimper sur moi la nuit,
Et mordre encor le fond du trou
Que fit, dans ma poitrine,
L’arrachement de mon cœur fou.

— Brisez-leur pattes et vertèbres.

Ma tête à moi les vents y passent,
Les vents qui passent sous la porte,
Et les rats noirs de haut en bas
Peuplent ma tête morte.

— Brisez-leur pattes et vertèbres.

Car personne ne sait plus rien.
Et qu’importent le mal, le bien,
Les rats, les rats sont là, par tas,
Dites, verserez-vous, ce soir,
Le froment noir,
À pleines mains, dans les ténèbres ?


Les Fièvres

La plaine, au loin, est uniforme et morne
Et l’étendue est vide et grise
Et Novembre qui se précise
Bat l’infini, d’une aile grise.

Sous leurs torchis qui se lézardent,
Les chaumières, là-bas, regardent
Comme des bêtes qui ont peur,
Et seuls les grands oiseaux d’espace
Jettent sur les enclos sans fleurs
Le cri des angoisses qui passent.

L’heure est venue où les soirs mous
Pèsent sur les terres gangrenées,
Où les marais visqueux et blancs,
Dans leurs remous,
À longs bras lents,
Brassent les fièvres empoisonnées.

Parfois, comme un hoquet,
Un flot pâteux mine la rive
Et la glaise, comme un paquet,
Tombe dans l’eau de bile et de salive.

Puis tout s’apaise et s’aplanit ;
Des crapauds noirs, à fleur de boue,
Gonflent leur peau que deux yeux trouent ;
Et la lune monstrueuse préside,
Telle l’hostie
De l’inertie.

De la vase profonde et jaune
D’où s’érigent, longues d’une aune,
Les herbes d’eaux,
Des brouillards lents comme des traînes
Déplient leur flottement, parmi les draines ;
On les peut suivre, à travers champs,
Vers les chaumes et les murs blancs ;
Leurs fils subtils de pestilence
Tissent la robe de silence,
Gaze verte, tulle blême,
Avec laquelle, au loin, la fièvre se promène,

La fièvre,
Elle est celle qui marche,
Sournoisement, courbée en arche,
Et personne n’entend son pas.
Si la poterne des fermes ne s’ouvre pas,
Si la fenêtre est close,
Elle pénètre quand même et se repose,
Sur la chaise des vieux que les ans ploient,
Dans les berceaux où les petits larmoient
Et quelquefois elle se couche
Aux lits profonds où l’on fait souche.

Avec ses vieilles mains dans l’âtre encor rougeâtre,
Elle attise les maladies
Non éteintes, mais engourdies ;
Elle se mêle au pain qu’on mange,
À l’eau morne changée en fange ;
Elle monte jusqu’aux greniers,
Dort dans les sacs et les paniers
Où s’entassent mille loques à vendre ;
Puis, un matin, de palier en palier
On écoute son pas sinistre et régulier
Descendre.

Inutiles, vœux et pèlerinages
Et seins où l’on abrite les petits
Et bras en croix vers les images
Des bons anges et des vieux Christs.
Le mal hâve s’est installé dans la demeure.
Il vient, chaque vesprée, à tel moment,
Déchiqueter la plainte et le tourment,
Au régulier tic-tac de l’heure ;
Et l’horloge surgit déjà
Comme quelqu’un qui sonnera,
Lorsque viendra l’instant de la raison finie,
L’agonie.

En attendant, les mois se passent à languir.
Les malades rapetissés,
Leurs genoux lourds, leurs bras cassés,
Avec, en main, leurs chapelets.
Quittant leur lit, s’y recouchant,
Fuyant la mort et la cherchant,
Bégaient et vacillent leurs plaintes,
Pauvres lumières, presque éteintes.

Ils se traînent de chaumière en chaumière
Et d’âtre en âtre,
Se voir et doucement s’apitoyer,
Sur la dîme d’hommes qu’il faut payer,
Atrocement, à leur terre marâtre ;
Des silences profonds coupent les litanies
De leurs misères infinies ;
Et quelquefois, ils se regardent
Au jour douteux de la fenêtre,
Sans rien se dire, avec des pleurs,
Comme s’ils voulaient se reconnaître
Lorsque leurs yeux seront ailleurs.

Ils se sentent de trop autour des tables
Où l’on mange rapidement
Un repas pauvre et lamentable ;
Leur cœur se serre, atrocement,
On les isole et les bêtes les flairent
Et les jurons et les colères
Volent autour de leur tourment.

Aussi, lorsque la nuit, ne dormant pas,
Ils s’agitent entre leurs draps,
Songeant qu’aux alentours, de village en village,
Les brouillards blancs sont en voyage,
Voudraient-ils ouvrir la porte
Pour que d’un coup la fièvre les emporte,
Vers les marais des landes
Où les mousses et les herbes s’étendent
Comme un tissu pourri de muscles et de glandes
Où s’écoute, comme un hoquet,
Un flot pâteux miner la rive,
Où leur corps mort, comme un paquet,
Choirait dans l’eau de bile et de salive.

Mais la lune, là-bas, préside,
Telle l’hostie
De l’inertie.


Chanson de fou

Celui qui n’a rien dit
Est mort, le cœur muet,
Lorsque la nuit
Sonnait
Ses douze coups
Au cœur des minuits fous.

— Serrez-le vite en un linceul de paille,
Les poings noués, et qu’il s’en aille.

Celui qui n’a rien dit
M’a pris mon âme et mon esprit.
Il a sculpté mon crâne
En navet creux, dont les chandelles
Font scintiller mes deux prunelles.

— Nouez-le donc, nouez le mort,
Rageusement, en son linceul de paille.

Celui qui n’a rien dit
Dormait, sous le rameau bénit,
Avec sa femme, en un grand lit,
Quand j’ai frappé comme une bête
Avec une pierre, contre sa tête.

Derrière le mur de son front
Battait mon cerveau noir,
Matin et soir, je l’entendais
Et le voyais qui m’invoquait
D’un rythme lourd comme un hoquet ;
Il se plaignait de tant souffrir
Et d’être là, hors de moi-même, et d’y pourrir
Comme les loques d’ une viande
Pendue au clou, au fond d’un trou.

Celui qui n’a rien dit, même des yeux,
Qu’on lui coupe le cœur en deux,
Et qu’il s’en aille
En son linceul de paille.

Que sa femme qui le réclame
Et hurle après son âme,
Ainsi qu’une chienne, la nuit,
Se taise ou bien s’en aille aussi
Comme servante ou bien vassale.
Moi je veux être
Le maître
D’une cervelle colossale.

— Nouez le mort en de la paille
Comme un paquet de ronces ;
Et qu’on piétine et qu’on travaille
La terre où il s’enfonce.

Je suis le fou des longues plaines,
Infiniment, que bat le vent
À grands coups d’ailes,
Comme les peines éternelles ;
Le fou qui veut rester debout,
Avec sa tête jusqu’au bout
Des temps futurs, où Jésus-Christ
Viendra juger l’âme et l’esprit,
Comme il est dit.
Ainsi soit-il.


Le Péché

Sur sa butte que le vent gifle,
Il tourne et fauche et ronfle et siffle,
Le vieux moulin des péchés vieux
Et des forfaits astucieux.

Il geint des pieds jusqu’à la tête,
Sur fond d’orage et de tempête,
Lorsque l’automne et les nuages
Frôlent son toit de leurs voyages.

Sur la campagne abandonnée
Il apparaît une araignée
Colossale, tissant ses toiles
Jusqu’aux étoiles.

C’est le moulin des vieux péchés.
Qui l’écoute, parmi les routes,
Entend battre le cœur du diable,
Dans sa carcasse insatiable.

Un travail d’ombre et de ténèbres
S’y fait, pendant les nuits funèbres
Quand la lune fendue
Gît là, sur le carreau de l’eau,
Comme une hostie atrocement mordue.

C’est le moulin de la ruine
Qui moud le mal et le répand aux champs
Infini, comme une bruine.

Ceux qui sournoisement écornent
Le champ voisin en déplaçant les bornes ;
Ceux qui, valets d’autrui, sèment l’ivraie
Au lieu de l’orge vraie ;
Ceux qui jettent les poisons verts dans l’eau
Où l’on amène le troupeau ;
Ceux qui, par les nuits seules,
En brasiers d’or font éclater les meules,
Tous passèrent par le moulin.

Encore :

Les vieux jeteurs de sorts et les sorcières
Que vont trouver les filles-mères ;
Ceux qui cachent dans les fourrés

Leurs ruts sinistrement vociférés ;
Ceux qui n’aiment la chair que si le sang
Gicle aux yeux, frais et luisant ;
Ceux qui s’entr’égorgent, à couteaux rouges,
Volets fermés, au fond des bouges :
Ceux qui scrutent l’espace
Avec, au bout du poing, la mort pour tel qui passe,
Tous passèrent par le moulin.

Aussi :

Les vagabonds qui habitent des fosses
Avec leurs filles qu’ils engrossent ;
Les fous qui choisissent des bêtes
Pour assouvir leur rage et ses tempêtes ;
Les mendiants qui déterrent les mortes
Atrocement et les emportent ;
Les couples noirs, pervers et vieux,
Qui instruisent l’enfant à coucher entre eux deux ;
Tous passèrent par le moulin.

Tous sont venus, sournoisement,
Choisissant l’heure et le moment,
Avec leurs chiens et leurs brouettes,
Et leurs ânes et leurs charrettes ;
Tous sont venus, jeunes et vieux,
Pour emporter jusque chez eux
Le mauvais grain, coûte que coûte ;
Et quand ils sont redescendus
Par les sentes du haut talus,
Les grand’routes charriaient toutes
Infiniment, comme des veines,
Le sang du mal, parmi les plaines.

Et le moulin tournait au fond des soirs
La croix grande de ses bras noirs,
Avec des feux, comme des yeux,
Dans l’orbite de ses lucarnes
Dont les rayons gagnaient les loins.
Parfois, s’illuminaient des coins,
Là-bas, dans la campagne morne,
Et l’on voyait les porteurs gourds,
Ployant au faix des péchés lourds,
Hagards et las, buter de borne en borne.


Chanson de fou

Vous aurez beau crier contre la terre,
La bouche dans le fossé,
Jamais aucun des trépassés,
Ne répondra à vos clameurs amères.

Ils sont bien morts, les morts,
Ceux qui firent jadis la campagne féconde ;
Ils font l’immense entassement de morts
Qui pourrissent, aux quatre coins du monde,
Les morts.

Alors
Les champs étaient maîtres des villes,
Le même esprit servile
Ployait partout les fronts et les échines,
Et nul encor ne pouvait voir
Dressé, au fond du soir,
Les bras hagards et formidables des machines.

Vous aurez beau crier contre la terre,
La bouche dans le fossé :
Ceux qui jadis étaient les trépassés
Sont aujourd’hui, jusqu’au fond de la terre,
Les morts.


Les Mendiants

Les jours d’hiver quand le froid serre
Le bourg, le clos, le bois, la fange,
Poteaux de haine et de misère,
Par l’infini de la campagne,
Les mendiants ont l’air de fous.

Dans le matin, lourds de leur nuit,
Ils s’enfoncent au creux des routes,
Avec leur pain trempé de pluie
Et leur chapeau comme la suie
Et leurs grands dos comme des voûtes
Et leurs pas lents rythmant l’ennui ;
Midi les arrête dans les fossés
Pour leur repas ou leur sieste ;
On les dirait immensément lassés
Et résignés aux mêmes gestes ;
Pourtant, au seuil des fermes solitaires,
Ils surgissent, parfois, tels des filous,
Le soir, dans la brusque lumière
D’une porte ouverte tout à coup.

Les mendiants ont l’air de fous.
Ils s’avancent, par l’âpreté
Et la stérilité du paysage,
Qu’ils reflètent, au fond des yeux
Tristes de leur visage ;
Avec leurs hardes et leurs loques
Et leur marche qui les disloque,
L’été, parmi les champs nouveaux,
Ils épouvantent les oiseaux ;
Et maintenant que Décembre sur les bruyères
S’acharne et mord
Et gèle, au fond des bières,
Les morts,
Un à un, ils s’immobilisent
Sur des chemins d’église,
Mornes, têtus et droits,
Les mendiants, comme des croix.

Avec leur dos comme un fardeau
Et leur chapeau comme la suie,
Ils habitent les carrefours
Du vent et de la pluie.

Ils sont le monotone pas
— Celui qui vient et qui s’en va
Toujours le même et jamais las —
De l’horizon vers l’horizon.
Ils sont l’angoisse et le mystère
Et leurs bâtons sont les battants
Des cloches de misère
Qui sonnent à mort sur la terre.

Aussi, lorsqu’ils tombent enfin,
Séchés de soif, troués de faim,
Et se terrent comme des loups,
Au fond d’un trou,
Ceux qui s’en viennent,
Après les besognes quotidiennes,
Ensevelir à la hâte leur corps
Ont peur de regarder en face
L’éternelle menace
Qui luit sous leur paupière, encor.


La Kermesse

Avec colère, avec détresse,
Avec ses refrains de quadrilles,
Qui sautèlent sur leurs béquilles,
L’orgue canaille et lourd,
Au fond du bourg,
Moud la kermesse.

Quelques étaux au coin des bornes,
Et quelques vieilles gens,
Au seuil d’un portail morne.

Avec colère, avec détresse, avec blasphème,
Mais, vers la fête,
Quand même,
L’orgue s’entête.

Sa musique de tintamarres
Se casse, en des bagarres
De cuivre vert et de fer-blanc,
Et crie et grince dans le vide,

Obstinément,
Sa note acide.

Sur la place, l’église,
Sous le cercueil de ses grands toits
Et les linceuls de ses murs droits,
Tait les reproches
Solennels de ses cloches ;
Un charlatan, sur un tréteau,
Pantalon rouge et vert manteau,
Vend, à grands cris, la vie ;
Puis échange, contre des sous,
Son remède pour loups-garous
Et l’histoire de point en point suivie,
Sur sa pancarte,
D’un bossu noir qu’il délivra de fièvre quarte.

Et l’orgue rage
Son quadrille sauvage.

Et personne, des hameaux proches,
N’est accouru ;
Vides les étables, vides les poches,
Et rien que la mort et la faim
Dont se peuple l’armoire à pain ;
Dans la misère qui les soude
On sent que les hameaux se boudent,
Qu’entre filles et gars d’amour
La pauvreté découd les alliances
Et que les jours suivant les jours
Chacun des bourgs
Fait son silence avec ses défiances.

L’orgue grinçant et faux,
Du fond de son armoire
D’architecture ostentatoire,
Criaille un bruit de faux
Et de cisailles.

Dans la salle de plâtre cru,
Où ses cris tors et discors, dru,
Contre des murs en lattes
Eclatent,
Des colonnes de verre et de tournants bâtons
— Clinquant et or — décorent son fronton ;
Et les concassants bruits des cors et des trompettes
Et les fifres, tels des forets,
Cinglent et trouent le cabaret
De leurs tempêtes
Et vont là-bas
Contre un pignon, avec fracas,
Broyer l’écho de la grand’rue.

Et l’orgue avec sa rage
S’ameute une dernière fois et rue
Des quatre fers de son tapage
Jusqu’aux enclos et jusqu’aux champs,
Jusqu’aux routes, jusqu’aux étangs,
Jusqu’aux meules de méteil,
Jusqu’au soleil ;
Et seuls dansent aux carrefours,
Jupons gonflés et sabots lourds
Deux pauvres fous avec deux folles.


Chanson de fou

Je suis celui qui vaticine
Comme les tours tocsinent.

J’ai vu passer à travers champs
Trois linceuls blancs
Qui s’avançaient, comme des gens.

Ils portaient des torches ignées,
Des faux blanches et des cognées.

Peu importe l’homme qu’on soit,
Moi seul je vois
Les maux qui dans les cieux flamboient.

Le sol et les germes sont condamnés,
— Vœux et larmes sont superflus —
Bientôt,
Les corbeaux noirs n’en voudront plus
Ni la taupe ni le mulot.

Je suis celui qui vaticine
Comme les tours tocsinent.

Les fruits des espaliers se tuméfient ;
Dans les feuillages noirs,
Les pousses jeunes s’atrophient ;
Les grains dans les semoirs,
Subitement, fermentent ;
Le soleil ment, les saisons mentent,
Le soir, sur les plaines envenimées,
C’est un vol d’ailes allumées
De souffre roux et de fumées.

J’ai vu des linceuls blancs
Entrer, comme des gens,
Qu’un même vouloir coalise,
L’un après l’autre, dans l’église,
Ceux qui priaient au chœur,
Manquant de force et de ferveur
Les mains lâches s’en sont allés.
Et depuis lors, moi seul j’entends
Baller
La nuit, le jour, toujours,
La fête
Des tocsins fous contre ma tête.

Je suis celui qui vaticine
Ce que les tours tocsinent.

Au long des soirs et des années,
Les fronts et les bras obstinés
Se buteront en vain aux destinées ;
Irrémissiblement,
Le sol et les germes sont damnés.

Dire le temps que durera leur mort ?
Et si l’heure résurgira
Où le vrai pain vaudra,
Sous les cieux purs de la vieille nature,
L’antique effort ?

Mais il ne faut jamais conclure.

En attendant voici que passent
À travers champs,
D’autres linceuls vides et blancs
Qui se parlent comme des gens.


Le Fléau
              
La Mort a bu du sang
Au cabaret des Trois Cercueils.

La Mort a mis sur le comptoir
Un écu noir,
— « C’est pour les cierges et pour les deuils. »

Des gens s’en sont allés
Tout lentement
Chercher le sacrement.

On a vu cheminer le prêtre
Et les enfants de chœur,
Vers les maisons de l’affre et du malheur
Dont on fermait toutes les fenêtres

La Mort a bu du sang.
Elle en est soûle.

— « Notre Mère la Mort, pitié ! pitié !
Ne bois ton verre qu’à moitié,
Notre Mère la Mort, c’est nous les mères,
C’est nous les vieilles à manteaux,
Avec nos cœurs, avec nos maux,
Qui marmonnons du désespoir
En chapelets interminables ;
Notre Mère la Mort, pitié ! pitié !
C’est nous les béquillantes et minables
Vieilles, tannées
Par la misère et les années :
Nos corps sont prêts pour tes tombeaux,
Nos seins sont prêts pour tes couteaux. »

— La Mort, dites, les bonnes gens,
La Mort est soûle :
Sa tête oscille et roule
Comme une boule.

La Mort a bu du sang
Comme un vin frais et bienfaisant ;
La Mort a mis sur le comptoir
Un écu noir,
Elle en voudra pour ses argents
Au cabaret des pauvres gens.

— « Notre-Dame la Mort, c’est nous les vieux des guerres
Tumultuaires ;
Notre-Dame des drapeaux noirs
Et des débâcles dans les soirs,
Notre-Dame des glaives et des balles
Et des crosses contre les dalles.
Toi, notre vierge et notre orgueil,
Toujours si fière et droite, au seuil
Du palais d’or de nos grands rêves :
Notre-Dame la Mort, toi, qui te lèves
Au battant de nos tambours,
Obéissante — et qui, toujours,
Nous enseigna l’audace et le courage,
Notre-Dame la Mort, cesse ta rage
Et daigne enfin nous voir et nous entendre
Puisqu’ils n’ont point appris, nos fils, à se défendre. »

— La Mort, dites, les vieux verbeux,
La mort est soûle,
Comme un flacon qui roule
Sur la pente des chemins creux.
La Mort n’a pas besoin
De votre mort au bout du monde,
C’est au pays qu’elle enfonce la bonde
Du tonneau rouge.

— « Dame la Mort, c’est moi la Sainte Vierge
Qui vient en robe d’or chez vous,
Vous supplier à deux genoux
D’avoir pitié des gens de mon village.
Dame la Mort, c’est moi, la Sainte Vierge,
De l’ex-voto, près de la berge,
C’est moi qui fus de mes pleurs inondée
Au Golgotha, dans la Judée,
Sous Hérode, voici mille ans.

Dame la Mort, c’est moi, la Sainte Vierge
Qui fis promesse aux gens d’ici
De m’en venir crier merci
Dans leurs détresses et leurs peines ;
Dame la Mort, c’est moi la Sainte Vierge. »

— La Mort, dites, la bonne Dame,
Se sent au cœur comme une flamme
Qui, de là, monte à son cerveau.
La Mort a soif de sang nouveau.
La Mort est soûle,
Un seul désir comme une houle,
Remplit sa brumeuse pensée.
La Mort n’est point celle qu’on éconduit
Avec un peu de prière et de bruit,
La Mort s’est lentement lassée
D’avoir pitié du désespoir ;
Bonne Vierge des reposoirs,
La Mort est soûle
Et sa fureur, hors des ornières,
Par les chemins des cimetières,
Bondit et roule
Comme une boule.

— « La Mort, c’est moi, Jésus, le Roi,
Qui te fis grande ainsi que moi
Pour que s’accomplisse la loi
Des choses en ce monde.
La Mort, je suis la manne d’or
Qui s’éparpille du Thabor
Divinement, jusqu’aux confins du monde.
Je suis celui qui fus pasteur,
Chez les humbles, pour le Seigneur ;
Mes mains de gloire et de splendeur
Ont rayonné sur la douleur ;
La Mort, je suis la paix du monde. »

— La Mort, dites, le Seigneur Dieu,
Est assise, près d’un bon feu,
Dans une auberge où le vin coule
Et n’entend rien, tant elle est soûle.
Elle a sa faux et Dieu a son tonnerre.
En attendant, elle aime à boire et le fait voir
À quiconque voudrait s’asseoir,
Côte à côte, devant un verre.

Jésus, les temps sont vieux,
Et chacun boit comme il le peut
Et qu’importent les vêtements sordides
Lorsque le sang nous fait les dents splendides.

Et la Mort s’est mise à boire, les pieds au feu ;
Elle a même laissé s’en aller Dieu
Sans se lever sur son passage ;
Si bien que ceux qui la voyaient assise
Ont cru leur âme compromise.

Durant des jours et puis des jours encor, la Mort
A fait des dettes et des deuils,
Au cabaret des Trois cercueils ;
Puis, un matin, elle a ferré son cheval d’os,
Mis son bissac au creux du dos
Pour s’en aller à travers la campagne.
De chaque bourg et de chaque village,
Les gens s’en sont venus vers elle avec du vin,
Pour qu’elle n’ait ni soif, ni faim,
Et ne fît halte au coin des routes ;
Les vieux portaient de la viande et du pain,
Les femmes des paniers et des corbeilles
Et les fruits clairs de leur verger,
Et les enfants portaient des miels d’abeilles.

La Mort a cheminé longtemps,
Par le pays des pauvres gens,
Sans trop vouloir, sans trop songer,
La tête soûle
Comme une boule.

Elle portait une loque de manteau roux,
Avec de grands boutons de veste militaire,
Un bicorne piqué d’un plumet réfractaire
Et des bottes jusqu’aux genoux.
Son fantôme de cheval blanc
Cassait un vieux petit trot lent
De bête ayant la goutte
Sur les pierres de la grand route ;
Et les foules suivaient vers n’importe où
Le grand squelette aimable et soûl
Qui souriait de leur panique
Et qui sans crainte et sans horreur
Voyait se tordre, au creux de sa tunique,
Un trousseau de vers blancs qui lui tétaient le cœur.


Chanson de fou

Les rats du cimetière proche,
Midi sonnant,
Bourdonnent dans la cloche.

Ils ont mordu le cœur des morts
Et s’engraissent de ses remords.

Ils dévorent le ver qui mange tout
Et leur faim dure jusqu’au bout.

Ce sont des rats
Mangeant le monde
De haut en bas.

L’église ? — elle était large et solennelle
Avec la foi des pauvres gens en elle,
Et la voici anéantie
Depuis qu’ils ont, les rats,
Mangé l’hostie.

Les blocs de granit se déchaussent
Les niches d’or comme des fosses
S’entrouvrent vides ;
Toute la gloire évocatoire
Tombe des hauts piliers et des absides
Au son des glas.

Les rats,
Ils ont rongé les auréoles bénévoles,
Les jointes mains
De la croyance aux lendemains,
Les tendresses mystiques
Au fond des yeux des extatiques
Et les lèvres de la prière
Sur les bouches de la misère ;
Les rats,
Ils ont rongé le bourg entier
De haut en bas,
Comme un grenier.

Aussi
Que maintenant s’en aillent
Les tocsins fous ou les sonnailles
Criant pitié, criant merci,
Hurlant, par au-delà des toits,
Jusqu’aux échos qui meuglent,
Nul plus n’entend et personne ne voit :
Puisqu’elle est l’âme des champs,
Pour bien longtemps,
Aveugle.

Et les seuls rats du cimetière proche,
À l’angelus hoquetant et tintant,
Causent avec la cloche.


Le Départ

Traînant leurs pas après leurs pas
Le front pesant et le cœur las,
S’en vont, le soir, par la grand’route,
Les gens d’ici, buveurs de pluie,
Lécheurs de vent, fumeurs de brume.

Les gens d’ici n’ont rien de rien,
Rien devant eux
Que l’infini de la grand’route.

Chacun porte au bout d’une gaule,
Dans un mouchoir à carreaux bleus,
Chacun porte dans un mouchoir,
Changeant de main, changeant d’épaule,
Chacun porte
Le linge usé de son espoir.

Les gens s’en vont, les gens d’ici,
Par la grand’route à l’infini.

L’auberge est là, près du bois nu,
L’auberge est là de l’inconnu ;
Sur ses dalles, les rats trimballent
Et les souris.

L’auberge, au coin des bois moisis,
Grelotte, avec ses murs mangés,
Avec son toit comme une teigne,
Avec le bras de son enseigne
Qui tend au vent un os rongé.

Les gens d’ici sont gens de peur :
Ils font des croix sur leur malheur
Et tremblent ;
Les gens d’ici ont dans leur âme
Deux tisons noirs, mais point de flamme,
Deux tisons noirs en croix.

Les gens d’ici sont gens de peur ;
Et leurs autels n’ont plus de cierges
Et leur encens n’a plus d’odeur :
Seules, en des niches désertes,
Quelques roses tombent inertes
Autour d’un Christ en plâtre peint.

Les gens d’ici ont peur de l’ombre sur leurs champs,
De la lune sur leurs étangs,
D’un oiseau mort contre une porte ;
Les gens d’ici ont peur des gens.

Les gens d’ici sont malhabiles
La tête lente et les cerveaux débiles
Quoique tannés d’entêtement ;
Ils sont ladres, ils sont minimes
Et s’ils comptent c’est par centimes,
Péniblement, leur dénuement.

Avec leur chat, avec leur chien,
Avec l’oiseau dans une cage,
Avec, pour vivre, un seul moyen :
Boire son mal, taire sa rage ;
Les pieds usés, le cœur moisi,
Les gens d’ici,
Quittant leur gîte et leur pays,
S’en vont, ce soir, vers l’infini.

Les mères traînent à leurs jupes
Leur trousseau long d’enfants bêlants,
Trinqueballés, trinqueballants ;
Les yeux clignants des vieux s’occupent
À refixer, une dernière fois,
Leur coin de terre morne et grise,
Où mord l’averse, où mord la bise,
Où mord le froid.
Suivent les gars des bordes,
Les bras maigres comme des cordes,
Sans plus d’orgueil, sans même plus
Le moindre élan vers les temps révolus
Et le bonheur des autrefois,
Sans plus la force en leurs dix doigts
De se serrer en poings contre le sort
Et la colère de la mort.

Les gens des champs, les gens d’ici
Ont du malheur à l’infini.

Leurs brouettes et leurs charrettes
Trinqueballent aussi,
Cassant, depuis le jour levé,
Les os pointus du vieux pavé :
Quelques-unes, plus grêles que squelettes,
Entrechoquent des amulettes
À leurs brancards,
D’autres grincent, les ais criards,
Comme les seaux dans les citernes ;
D’autres portent de vieillottes lanternes.

Les chevaux las
Secouent, à chaque pas,
Le vieux lattis de leur carcasse ;
Le conducteur s’agite et se tracasse,
Comme quelqu’un qui serait fou,
Lançant parfois vers n’importe où,
Dans les espaces,
Une pierre lasse
Aux corbeaux noirs du sort qui passe.

Les gens d’ici
Ont du malheur — et sont soumis.

Et les troupeaux rêches et maigres,
Par les chemins râpés et par les sablons aigres,
Egalement sont les chassés,
Aux coups de fouet inépuisés
Des famines qui exterminent :
Moutons dont la fatigue à tout caillou ricoche,
Bœufs qui meuglent vers la mort proche,
Vaches lentes et lourdes
Aux pis vides comme des gourdes.

Ainsi s’en vont bêtes et gens d’ici,
Par le chemin de ronde
Qui fait dans la détresse et dans la nuit,
Immensément, le tour du monde,
Venant, dites, de quels lointains,
Par à travers les vieux destins,
Passant les bourgs et les bruyères,
Avec, pour seul repos, l’herbe des cimetières,
Allant, roulant, faisant des nœuds
De chemins noirs et tortueux,
Hiver, automne, été, printemps,
Toujours lassés, toujours partant
De l’infini pour l’infini.

Tandis qu’au loin, là-bas,
Sous les cieux lourds, fuligineux et gras,
Avec son front comme un Thabor,
Avec ses suçoirs noirs et ses rouges haleines
Hallucinant et attirant les gens des plaines,
C’est la ville que la nuit formidable éclaire,
La ville en plâtre, en stuc, en bois, en fer, en or,
— Tentaculaire.


La Bêche

Le gel durcit les eaux ; le vent blémit les nues.

À l’orient du pré, dans le sol rêche
Est là qui monte et grelotte, la bêche
Lamentable et nue.

— Fais une croix sur le sol jaune
Avec ta longue main,
Toi qui t’en vas, par le chemin —

La chaumière d’humidité verdâtre
Et ses deux tilleuls foudroyés
Et des cendres dans l’âtre
Et sur le mur encor le piédestal de plâtre,
Mais la Vierge tombée à terre.

— Fais une croix vers les chaumières
Avec ta longue main de paix et de lumière —

Des crapauds morts dans les ornières infinies
Et des poissons dans les roseaux
Et puis un cri toujours plus pauvre et lent d’oiseau,
Infiniment, là-bas, un cri à l’agonie.

— Fais une croix avec ta main
Pitoyable, sur le chemin —

Dans la lucarne vide de l’étable
L’araignée a tissé l’étoile de poussière ;
Et la ferme sur la rivière,
Par à travers ses chaumes lamentables,
Comme des bras aux mains coupées,
Croise ses poutres d’outre en outre.

— Fais une croix sur le demain,
Définitive, avec ta main —

Un double rang d’arbres et de troncs nus sont abattus,
Au long des routes en déroutes,
Les villages — plus même de cloches pour y sonner
Le hoquetant dies irae
Désespéré, vers l’écho vide et ses bouches cassées.

— Fais une croix aux quatre coins des horizons.

Car c’est la fin des champs et c’est la fin des soirs ;
Le deuil au fond des cieux tourne, comme des meules,
Ses soleils noirs ;
Et des larves éclosent seules
Aux flancs pourris des femmes qui sont mortes.

À l’orient du pré, dans le sol rêche,
Sur le cadavre épars des vieux labours,
Domine là, et pour toujours,
Plaque de fer clair, latte de bois froid,
La bêche.

Ce texte électronique peut être utilisé librement pour tout usage non commercial ;
autrement, me contacter : http://www.florilege.free.fr/florilege/mailxian.htm.
Première mise en ligne le 23 mars 2008.
Présente version générée le 25 mars 2008.

Verhaeren

Les Campagnes hallucinées