Le passeur d’eau, les mains aux rames, À contre flot, depuis longtemps, Luttait, un roseau vert entre les dents. Mais celle hélas! Qui le hélait Au delà des vagues, là-bas, Toujours plus loin, par au delà des vagues, Parmi les brumes reculait. Les fenêtres, avec leurs yeux, Et le cadran des tours, sur le rivage Le regardaient peiner et s’acharner De tout son corps ployé en deux Sur les vagues sauvages. Une rame soudain cassa Que le courant chassa, À flots rapides, vers la mer. Celle là-bas qui le hélait Dans les brumes et dans le vent, semblait Tordre plus follement les bras, Vers celui qui n’approchait pas. Le passeur d’eau, avec la rame survivante, Se prit à travailler si fort Que tout son corps craqua d’efforts Et que son cœur trembla de fièvre et d’épouvante. D’un coup brusque, le gouvernail cassa Et le courant chassa Ce haillon morne, vers la mer. Les fenêtres, sur le rivage, Comme des yeux grands et fiévreux Et les cadrans des tours, ces veuves Droites, de mille en mille, au bord des fleuves, Suivaient, obstinément, Cet homme fou, en son entêtement À prolonger son fol voyage. Celle là-bas qui le hélait, Dans les brumes, hurlait, hurlait, La tête effrayamment tendue Vers l’inconnu de l’étendue. Le passeur d’eau, comme quelqu’un d’airain, Planté dans la tempête blême Avec l’unique rame, entre ses mains, Battait les flots, mordait les flots quand même. Ses vieux regards d’illuminé Fouillaient l’espace halluciné D’où lui venait toujours la voix Lamentable, sous les cieux froids. La rame dernière cassa, Que le courant chassa Comme une paille, vers la mer. Le passeur d’eau, les bras tombants, S’affaissa morne sur son banc, Les reins rompus de vains efforts, Un choc heurta sa barque à la dérive, Il regarda, derrière lui, la rive : Il n’avait pas quitté le bord. Les fenêtres et les cadrans, Avec des yeux fixes et grands Constatèrent la fin de son ardeur ; Mais le tenace et vieux passeur Garda quand même encore, pour Dieu sait quand, Le roseau vert entre ses dents.
Longue comme des fils sans fin, la longue pluie Interminablement, à travers le jour gris, Ligne les carreaux verts avec ses longs fils gris, Infiniment, la pluie, La longue pluie, La pluie. Elle s’effile ainsi, depuis hier soir, Des haillons mous qui pendent, Au ciel maussade et noir. Elle s’étire, patiente et lente, Sur les chemins, depuis hier soir, Sur les chemins et les venelles, Continuelle. Au long des lieues, Qui vont des champs vers les banlieues, Par les routes interminablement courbées, Passent, peinant, suant, fumant, En un profil d’enterrement, Les attelages, bâches bombées ; Dans les ornières régulières Parallèles si longuement Qu’elles semblent, la nuit, se joindre au firmament, L’eau dégoutte, pendant des heures ; Et les arbres pleurent et les demeures, Mouillés qu’ils sont de longue pluie, Tenacement, indéfinie. Les rivières, à travers leurs digues pourries, Se dégonflent sur les prairies, Où flotte au loin du foin noyé ; Le vent gifle aulnes et noyers ; Sinistrement, dans l’eau jusqu’à mi-corps, De grands bœufs noirs beuglent vers les cieux tors ; Le soir approche, avec ses ombres, Dont les plaines et les taillis s’encombrent, Et c’est toujours la pluie La longue pluie Fine et dense, comme la suie. La longue pluie, La pluie — et ses fils identiques Et ses ongles systématiques Tissent le vêtement, Maille à maille, de dénûment, Pour les maisons et les enclos Des villages gris et vieillots : Linges et chapelets de loques Qui s’effiloquent, Au long de bâtons droits ; Bleus colombiers collés au toit ; Carreaux, avec, sur leur vitre sinistre, Un emplâtre de papier bistre ; Logis dont les gouttières régulières Forment des croix sur des pignons de pierre ; Moulins plantés uniformes et mornes, Sur leur butte, comme des cornes Clochers et chapelles voisines, La pluie, La longue pluie, Pendant l’hiver, les assassine. La pluie, La longue pluie, avec ses longs fils gris. Avec ses cheveux d’eau, avec ses rides, La longue pluie Des vieux pays, Éternelle et torpide !
Le site est floconneux de brume Qui s’épaissit en bourrelets, Autour des seuils et des volets, Et, sur les berges, fume. Le fleuve traîne, pestilentiel, Les charognes que le courant rapporte; Et la lune semble une morte Qu’on enfouit au bout du ciel. Seules, en des barques, quelques lumières Illuminent et grandissent les dos Obstinément courbés, sur l’eau, Des vieux pêcheurs de la rivière, Qui longuement, depuis hier soir, Pour on ne sait quelle pêche nocturne Ont descendu leur filet noir, Dans l’eau mauvaise et taciturne. Au fond de l’eau, sans qu’on les voie Sont réunis les mauvais sorts Qui les guettent, comme des proies, Et qu’ils pêchent, à longs efforts, Croyant au travail simple et méritoire, La nuit, sous les brumes contradictoires. Les minuits durs sonnent là-bas, À sourds marteaux, sonnent leurs glas, De tour en tour, les minuits sonnent, Les minuits durs des nuits d’automne Les minuits las. Les pêcheurs noirs n’ont sur la peau Rien que des loques équivoques ; Et, dans leur cou, leur vieux chapeau Répand en eau, goutte après goutte, La brume toute. Les villages sont engourdis Les villages et leurs taudis Et les saules et les noyers Que les vents d’Ouest ont guerroyés. Aucun aboi ne vient des bois Ni aucun cri, par à travers le minuit vide, Qui s’imbibe de cendre humide. Sans qu’ils s’aident, sans qu’ils se hèlent, En leurs besognes fraternelles, N’accomplissant que ce qu’il doit, Chaque pêcheur pêche pour soi : Et le premier recueille, en les mailles qu’il serre, Tout le fretin de sa misère ; Et celui-ci ramène, à l’étourdie, Le fond vaseux des maladies ; Et tel ouvre ses nasses Aux deuils passants qui le menacent ; Et celui-là ramasse, aux bords, Les épaves de son remords. La rivière tournant aux coins Et bouillonnant aux caps des digues S’en va — depuis quels jours ? — au loin Vers l’horizon de la fatigue ; Sur les berges, les peaux des noirs limons Nocturnement, suent le poison Et les brouillards sont des toisons, Qui s’étendent jusqu’aux maisons. Dans leurs barques, où rien ne bouge, Pas même la flamme d’un falot rouge Nimbant, de grands halos de sang, Le feutre épais du brouillard blanc, La mort plombe de son silence Les vieux pêcheurs de la démence. Ils sont les isolés au fond des brumes, Côte à côte, mais ne se voyant pas : Et leurs deux bras sont las ; Et leur travail, c’est leur ruine. Dites, si dans leur nuit, ils s’appelaient Et si leurs voix se consolaient ! Mais ils restent mornes et gourds, Le dos voûté et le front lourd, Avec, à côté d’eux, leur petite lumière Immobile, sur la rivière. Comme des blocs d’ombre, ils sont là, Sans que leurs yeux, par au delà Des bruines âpres et spongieuses Ne se doutent qu’il est, au firmament, Attirantes comme un aimant, Des étoiles prodigieuses. Les pêcheurs noirs du noir tourment Sont les perdus, immensément, Parmi les loins, parmi les glas Et les là-bas qu’on ne voit pas ; Et l’humide minuit d’automne Pleut dans leur âme monotone.
Le vieux meunier du moulin noir, On l’enterra, l’hiver, un soir De froid rugueux, de bise aiguë En un terrain de cendre et de ciguës. Le jour dardait sa clarté fausse Sur la bêche du fossoyeur ; Un chien errait près de la fosse, L’aboi tendu vers la lueur. La bêche, à chacune des pelletées, Telle un miroir se déplaçait, Luisait, mordait et s’enfonçait, Sous les terres violentées. La fin du jour s’emplit d’ombres suspectes. Sur fond de ciel, le fossoyeur, Comme un énorme insecte, Semblait lutter avec la peur ; La bêche entre ses mains tremblait, Le sol se crevassait Et quoi qu’il fit, rien ne comblait Le trou qui, devant lui, Comme la nuit, s’élargissait. Au village là-bas, Personne au mort n’avait prêté deux draps. Au village là-bas, Nul n’avait dit une prière. Au village là-bas, Personne au mort n’avait sonné le glas. Au village là-bas, Aucun n’avait voulu clouer la bière. Et les maisons et les chaumières Qui regardaient le cimetière, Pour ne point voir, étaient là toutes, Volets fermés, le long des routes. Le fossoyeur se sentit seul Devant ce défunt sans linceul Dont tous avaient gardé la haine Et la crainte, dans les veines. Sur sa butte morne de soir, Le vieux meunier du moulin noir, Jadis, avait vécu d’accord Avec l’espace et l’étendue Et les tempêtes suspendues Aux gestes fous des vents du Nord ; Son cœur avait longuement écouté Ce que les bouches d’ombre et d’or Des étoiles dévoilent Aux attentifs d’éternité ; Les cirques gris des bruyères austères L’avaient cerné de leur mystère À l’heure où l’énigme s’éveille Et parle à l’âme et la conseille. Les grands courants qui traversent tout ce qui vit Étaient, avec leur force, entrés dans son esprit, Si bien que par son âme isolée et profonde Ce simple avait senti passer et fermenter le monde. Les plus anciens ne savaient pas Depuis quels jours, loin du village, Il perdurait, là-bas, Guettant l’envol et les voyages Des feux dans les nuages. Il effrayait par le silence Dont il avait, sans bruit, Tissé son existence ; Il effrayait encor Par les yeux d’or De son moulin tout à coup clairs, la nuit. Et personne n’aurait connu Son agonie et puis sa mort, N’était que les quatre ailes Qu’il agitait vers l’inconnu, Comme des suppliques éternelles, Ne s’étaient, un matin, Définitivement fixées, Noires et immobilisées, Telle une croix sur un destin. Le fossoyeur voyait l’ombre et ses houles Grandir comme des foules Et le village et ses closes fenêtres Se fondre au loin et disparaître. L’universelle inquiétude Peuplait de cris la solitude ; En voiles noirs et bruns, Le vent passait comme quelqu’un ; Tout le vague des horizons mobiles Devenait remuement et frôlement hostile Jusqu’au moment où, les yeux fous, Jetant sa bêche n’importe où, Avec les bras multiples de la nuit En menaces, derrière lui, Jusqu’au fleuve, il s’enfuit. Alors, Le silence se fit, total, par l’étendue, Le trou parut géant dans la terre tendue Et rien ne bougea plus ; Et seules les plaines inassouvies Absorbèrent alors En leur immensité, Ce mort Dont leur mystère avait illimité Et exalté jusque dans l’infini, la vie.
La neige tombe, indiscontinûment, Comme une lente et longue et pauvre laine, Parmi la morne et longue et pauvre plaine, Froide d’amour, chaude de haine. La neige tombe, infiniment, Comme un moment — Monotone — dans un moment ; La neige choit, la neige tombe, Monotone, sur les maisons Et les granges et leurs cloisons ; La neige tombe et tombe Myriadaire, au cimetière, au creux des tombes. Le tablier des mauvaises saisons, Violemment, là-haut, est dénoué ; Le tablier des maux est secoué À coups de vent, sur les hameaux des horizons. Le gel descend, au fond des os, Et la misère, au fond des clos, La neige et la misère, au fond des âmes ; La neige lourde et diaphane, Au fond des âtres froids et des âmes sans flamme, Qui se fanent, dans les cabanes. Aux carrefours des chemins tors, Les villages sont seuls, comme la mort ; Les grands arbres, cristallisés de gel, Au long de leur cortège par la neige, Entrecroisent leurs branchages de sel. Les vieux moulins, où la mousse blanche s’agrège, Apparaissent, comme des pièges, Tout à coup droits, sur une butte ; En bas, les toits et les auvents Dans la bourrasque, à contre vent, Depuis Novembre, luttent ; Tandis qu’infiniment la neige lourde et pleine Choit, par la morne et longue et pauvre plaine. Ainsi s’en va la neige au loin, En chaque sente, en chaque coin, Toujours la neige et son suaire, La neige pâle et inféconde, En folles loques vagabondes, Par à travers l’hiver illimité monde.
Le menuisier du vieux savoir Fait des cercles et des carrés, Tenacement, pour démontrer Comment l’âme doit concevoir Les lois indubitables et fécondes Qui sont la règle et la clarté du monde. À son enseigne, au coin du bourg, là-bas, Les branches d’or d’un grand compas — Comme un blason, sur sa maison — Semblent deux rais pris au soleil. Le menuisier construit ses appareils — Tas d’algèbres en des ténèbres — Avec des mains prestes et nettes Et des regards, sous ses lunettes, Aigus et droits, sur son travail Tout en détails. Ses fenêtres à gros barreaux Ne voient le ciel que par petits carreaux ; Et sa boutique, autant que lui, Est vieille et vit d’ennui. Il est l’homme de l’habitude Qu’en son cerveau tissa l’étude, Au long des temps de ses cent ans Monotones et végétants. Grâce à de pauvres mécaniques Et des signes talismaniques Et des cônes de bois et des segments de cuivre Et le texte d’un pieux livre Traçant, la croix, par au travers, Le menuisier dit l’univers. Matin et soir, il a peiné Les yeux vieillots, l’esprit cerné, Imaginant des coins et des annexes Et des ressorts malicieux À son travail chinoisement complexe, Où, sur le faîte, il dressa Dieu. Il rabote ses arguments Et taille en deux toutes répliques Et ses raisons hyperboliques Trouent la nuit d’or des firmaments. Il explique, par des sentences, Le problème des existences Et discute sur la substance. Il s’éblouit du grand mystère, Lui donne un nom complémentaire Et croit avoir instruit la terre. Il est le maître en controverses, L’esprit humain qu’il bouleverse, Il l’a coupé en facultés adverses, Et fourre l’homme qu’il étrique, À coups de preuves excentriques, En son système symétrique. Le menuisier a pour voisins Le curé et le médecin Qui ramassent, en ses travaux pourtant irréductibles, Chacun pour soi, des arguments incompatibles. Ses scrupules n’ont rien laissé D’impossible, qu’il n’ait casé, D’après un morne rigorisme, En ses tiroirs de syllogismes. Ses plus graves et assidus clients ? Les gens branlants, les gens bêlants Qui achètent leur viatique, Pour quelques sous, dans sa boutique. Il vit de son enseigne, au coin du bourg, — Biseaux dorés et compas lourd — Et n’écoute que l’aigre serinette, À sa porte, de la sonnette. Il a taillé, limé, sculpté Une science d’entêté, Une science de paroisse, ans lumière, ni sans angoisse. Si bien qu’au jour qu’il s’en ira Son appareil se cassera ; Et ses enfants feront leur jouet, De cette éternité qu’il avait faite, À coups d’équerre et de réglette.
Comme un troupeau de bœufs aveugles, Avec effarement, là-bas, au fond des soirs, L’ouragan beugle. Et tout à coup, par au-dessus des pignons noirs, Que dresse, autour de lui, l’église, au crépuscule, Rayé d’éclairs, le clocher brûle. Le vieux sonneur, la tête folle, La bouche ouverte et sans parole, Accourt ; Et le tocsin qu’il frappe, à battants lourds, Rythme en tempête Le désespoir qui bat sa tête. La tour, Avec, à son faite, la croix brandie, Épand, vers l’horizon halluciné, Les crins rouges de l’incendie. Le bourg nocturne en est illuminé. Les visages des foules apparues Peuplent de peur et de clameurs les rues Et, sur les murs soudain éblouissants, Les carreaux noirs boivent du sang. Le vieux sonneur, vers la campagne immense, Jette, à pleins glas, sa crainte et sa démence. La tour, Elle grandit, sur l’horizon qui bouge; Elle est volante en lueurs rouges, Par au-dessus des lacs et des marais ; Ses ardoises, comme des ailes De paillettes et d’étincelles, Fuient, dans la nuit, vers les forêts Au passage des feux, les chaumières s’exhument De l’ombre et, tout à coup, s’allument Et, dans l’effondrement du faîte entier, la croix Choit au brasier, qui tord et broie Ses bras chrétiens, comme une proie. Le vieux sonneur sonne si fort qu’il peut Comme si les flammes brûlaient son Dieu. La tour, Le feu s’y creuse en entonnoir, Par au dedans des murs de pierre, Gagnant l’étage et le voussoir, Où saute et rebondit la cloche en sa colère. Les corneilles et les hiboux Passent, avec de longs cris fous, Cognant leur tête aux fenêtres fermées, Brûlant leur vol, dans les fumées, Hagards d’effroi, lassés d’efforts, Et, tout à coup, parmi les houles de la foule, S’abattant morts. Le vieux sonneur voit s’avancer, vers ses cloches brandies, Les mains en or qui bout de l’incendie. La tour, On la dirait tout en rouges buissons Dont les branches de flamme Se darderaient, par à travers les abat-son; Le feu sauvage et convulsif entame, Avec des courbes végétales, Les madriers et les poulies Et les poutres monumentales, D’où les cloches sonnent et clament leur folie Le vieux sonneur, à bout de crainte et d’agonie, Sonne sa mort, dans ses cloches finies. La tour, Un décisif fracas, Gris de poussière et de plâtras, La casse en deux, de haut en bas. Comme un grand cri tué, cesse la rage, Soudainement, du glas. Le vieux clocher Tout à coup noir semble pencher; Et l’on entend, étage par étage, Avec des heurts dans leur descente, Les cloches bondissantes, Jusqu’à terre, plonger. Le vieux sonneur n’a pas bougé. Et la cloche qui défonça le terrain mou Fut son cercueil et fit son trou.
Comme des mains Coupées, Les feuilles choient sur les chemins, Les prés et les cépées. La vieille au mantelet de cotonnade, Capuchon bas jusqu’au menton, À sauts menus, sur un bâton, Trimballe aux champs sa promenade. Taupes, souris, mulots et rats Trottent et radotent après ses pas. Les troncs et les taillis se parlent ; Et les oiseaux : hérons, grèbes et harles, Font comme une bataille d’ailes Et de signes, au-devant d’elle. Sut-on jamais de quels pays elle est venue ? Des bateleurs qui s’en venaient d’ailleurs Un dimanche, sur les routes, l’ont reconnue. A-t-elle aimé les Nixes d’or ? Peut-être. Mais rien n’est sûr, sinon qu’aux temps lointains, un prêtre Exorcisa ses mains qui foudroyaient les fleurs. Depuis, elle a choisi sa retraite et son lot, Sur un coteau qui domine les plaines, D’où chacun sait qu’elle guette les clos, Par sa fenêtre à poussiéreux carreaux, Le soir, tout en mêlant les écheveaux De ses bontés ou de ses haines. Son pauvre toit, là-bas, semble un oiseau broyé, Contre les dunes par quelque vent sauvage, Et qui fouille le sable, avec toute la rage De ses pattes et de ses ailes reployées. Les feuilles choient sur les chemins Immensément de bruines trempés, Comme des mains Coupées. Qu’on l’aime ou qu’on l’exècre, elle s’en va Sur le destin réglant son pas Elle est mystère ou certitude, Selon ses vagues attitudes Devant la joie ou le tourment ; Ceux qui voient clair, parmi les choses ignorées, Vous expliquent comment Elle serait l’âme de la contrée. Âme d’entêtement et de mélancolie, Qui se penche vers des secrets perdus Et se mire, dans les miroirs fendus Des vieilles choses abolies. Âme de soir fumeux ou de matin brumal, Âme d’amour sournois ou de haine finaude Qui s’en allant au bien, qui s’en allant au mal, Y va toujours comme en maraude. Les feuilles choient sur les chemins, Immensément de bruines trempés, Comme des mains Coupées. La vieille sait qu’on vient vers elle, Dès que le désespoir harcèle Ceux qui n’ont plus, sur terre, Qu’à mordre et qu’à ronger les os de leur misère. Aussi, quand les bises des maladies, Sur les fermes abalourdies, Soufflent, aux fentes de la porte, Et pénètrent et plus ne sortent. Encor, si les couteaux d’orages — Éclairs pâles, lueurs sauvages — Fendent, de haut en bas, l’écorce Des vieux tilleuls tuméfiés de force. Enfin la vieille sait tout ce qu’on peut, En ce monde, sans le secours de Dieu, Et comme est fort le seul silence Qui ne darde sa violence Qu’en des yeux gris, fuyants et brusques Où les regards, comme en des trous, s’embusquent. Et la vieille toujours s’en va, là-bas, Avec au-devant d’elle — ailes grandes — son ombre Et l’infini des taillis sombres ; Et belettes, mulots et rats Courent sinistres et légers, En messagers, Devant ses pas. Et foudre et vent et bourrasques dramatisées Semblent, avant d’éclore, arder dans sa pensée. Immensément, la vieille croit en elle, Comme en une chose éternelle D’accord avec les eaux, les bois, les plaines ; Les flux de sa pitié ou de sa haine Se définissent la seule cause Du va et vient des sorts et des métamorphoses. La nuit, quand des cheveux de lune Baignent, lisses et froids, les épaules des dunes, Elle s’éveille, en leur lumière bleue. Sa volonté se darde alors de lieue en lieue, Les vieux pays et leurs minuits de flamme Hallucinent, si vivement, son âme Qu’elle en devient, voyante et prophétesse Et démêle, parfois, la joie ou la tristesse Et les sombres ou lumineux présages Qui font des gestes d’encre et d’or, dans les nuages. Les feuilles choient sur les chemins Immensément de bruines trempés Comme des mains Coupées. Et la vieille point ne mourra. Soit une sœur, soit une fille, Avec la même mante et la même béquille, Sur les mêmes chemins continuera son pas ; Une autre voix dira Le mot de celle qui s’est tue, Car la vieille de cent ans De bourg en bourg, à travers temps, À l’infini, se perpétue.
Depuis l’été que se brisa sur elle Le dernier coup d’éclair et de tonnerre, Le silence n’est point sorti De la bruyère. Autour de lui, là-bas, les clochers droits Secouent leur cloche, entre leurs doigts, Autour de lui, rôdent les attelages, Avec leur charge à triple étage, Autour de lui, aux lisières des sapinières, Grince la roue en son ornière, Mais aucun bruit n’est assez fort Pour déchirer l’espace intense et mort. Depuis l’été de tonnerres chargé, Le silence n’a pas bougé, Et la bruyère, où les soirs plongent Par au delà des montagnes de sable Et des taillis infinissables, Au fond lointain des loins, l’allonge. Les vents mêmes ne remuent point les branches Des vieux mélèzes, qui se penchent Là-bas, où se mirent, en des marais, Obstinément, ses yeux abstraits ; Seule le frôle, en leurs voyages, L’ombre muette des nuages Ou quelquefois celle, là-haut, D’un vol planant de grands oiseaux. Depuis le dernier coup d’éclair rayant la terre, Rien n’a mordu, sur le silence autoritaire. Ceux qui traversèrent sa vastitude, Qu’il fasse aurore ou crépuscule, Ont subi tous l’inquiétude De l’inconnu qu’il inocule. Comme une force ample et suprême, Il reste, indiscontinûment, le même : Des murs obscurs de sapins noirs Barrent la vue au loin, vers des sentiers d’espoir ; De grands genévriers songeurs Effraient les pas des voyageurs ; Des sentes complexes comme des signes S’entremêlent, en courbes et lignes malignes, Et le soleil déplace, à tout moment, Les mirages, vers où s’en va l’égarement. Depuis l’éclair par l’orage forgé, L’âpre silence, aux quatre coins de la bruyère, N’a point changé. Les vieux bergers que leurs cent ans disloquent Et leurs vieux chiens, usés et comme en loques, Le regardent, parfois, dans les plaines sans bruit, Sur les dunes en or que les ombres chamarrent. S’asseoir, immensément, du côté de la nuit. Alors les eaux ont peur, au pli des mares, La bruyère se voile et blêmit toute, Chaque feuillée, à chaque arbuste, écoute Et le couchant incendiaire Tait, devant lui, les cris brandis de sa lumière. Et les hameaux qui l’avoisinent, Sous les chaumes de leurs cassines, Ont la terreur de le sentir, là-bas, Dominateur, quoique ne bougeant pas ; Mornes d’ennui et d’impuissance, Ils se tiennent, sous sa présence, Comme aux aguets — et redoutent de voir, À travers les brumes qui se desserrent, Soudainement, s’ouvrir, dans la lune, le soir, Les yeux d’argent de ses mystères.
Là-bas, Dans le jardin des ifs et des trépas, Depuis toujours, un homme bêche La terre sèche. Autour de lui, quelques saules se survivant Pleurent — et quelques fleurs navrées D’être éternellement, par la pluie et le vent Et la tempête, chavirées. Le sol, il n’est que trous et bosses ; Aux quatre coins, bâillent des fosses : L’hiver, le froid y fend les pierres, L’été, pendant les juins, on y entend, Par le silence haletant, Vivre la mort, qui germe au fond des bières. Depuis des temps qu’il ne sait pas, Le fossoyeur emplit la terre Des cadavres de sa misère. Et tous les jours, par les chemins dolents, Ils arrivent les cercueils blancs ; Infiniment, ils arrivent vers lui de loin, Du fond des bourgs, du fond des coins Perdus, dans la campagne immense ; Ils arrivent, suivis de gens en noir, À toute heure, jusques au soir, Et dès l’aube, leurs longs cortèges recommencent. Le fossoyeur entend des glas, Tout au lointain, sous les cieux las, Depuis des temps qu’il ne sait pas. Les cercueils blancs sont pleins de ses douleurs : Voici ses désirs fous vers les soirs mortuaires, Voici ses deuils d’il ne sait quoi, voici ses pleurs Tachant de sang le lin pieux de ses suaires. Voici ses souvenirs et leurs regards usés À venir de si loin, par à travers les heures, Lui rappeler la peur dont leurs âmes se meurent ; Voici le torse en deux de son orgueil cassé. Voici son héroïsme à qui rien ne répond ; Son courage ployant, sous sa lourde armature, Et sa pauvre vaillance, avec des trous au front, Et ses grands yeux, changés en nids de pourriture. Le fossoyeur regarde au loin les chemins lents Marcher vers lui, avec leurs poids de cercueils blancs. Ce sont encor ses plus nettes pensées, Une à une, sous sa tiédeur, décomposées ; Ce sont ses purs amours des jours naïfs, Souillés, en des miroirs tentateurs et lascifs ; Ce sont ses fiers serments muets, faits à soi-même, Qu’il a biffés, comme on entaille un diadème ; Et le geste de son vouloir en coup d’éclair Qui gît inerte et qu’il ne peut redresser clair. Le fossoyeur, au son des glas, Bêche le coin des ifs et des trépas, Depuis des temps qu’il ne sait pas. Voici son rêve, éclos en joie et oubliance, Qu’il a lâché dans les soirs noirs de la science. Qu’il a vêtu de plume et de flamme cueillies — Ailes rouges — aux vols passants de la folie, Qu’il a lancé, parmi les loins inaccessibles, Là-haut, vers la conquête en or de l’impossible, Et qui retombe en lui des grands cieux réfractaires, Sans même avoir touché l’immobile mystère. Le fossoyeur remue, à coups de bêche, Avec ses bras maigres et las, — Depuis quels temps ? — la terre sèche. Et les voici, pour son angoisse et son remords, Les pardons refusés à ceux qui avaient tort. Et les voici les pleurs muets et les prières. Qu’il n’a point écoutés, dans les yeux de ses frères. Et les voici l’insulte aux humbles et aux doux Et le rire, quand ils ployaient les deux genoux. Et le sarcasme aride ou le reniement sombre, Devant le dévouement offrant ses mains dans l’ombre. Le fossoyeur ardent et las, Cachant son mal, au son des glas, Fatigue, à coups de bêche, La terre sèche. Et puis voici les peurs, au bord des suicides, Quand l’heure qui remet vainc l’heure qui décide. Et puis le crime et sa terreur qu’il a tâtés, Avec ses maigres doigts furtifs et exaltés. Et puis, sa manie âpre et sa rage fervente D’être celui qui vit de sa propre épouvante. Et puis, le doute immense et l’effroi violent Et la folie, avec ses yeux de marbre blanc. Le fossoyeur, avec terreur, La tête en proie au son des glas, Jette sans cesse, à coups de bêche, Sur son passé, la terre sèche. Il regarde les jours tués — et les présents Matant chaque sursaut d’avenir frémissant, Tordant, entre leurs mains, dont les doigts bougent, Goutte à goutte, le sang futur de son cœur rouge, Mâchant, avec leurs dents, qui broyent et cassent, La chair de l’avenir pour n’en laisser que la carcasse ; Et lui montrant, en des cercueils emprisonnés, Ses vœux déjà défunts, bien que non encor nés. Le fossoyeur entend là-bas, Toujours plus lourd, le son des glas Tanguer, aux horizons des Nords. Dites ! si les cloches hallucinantes Interrompaient, un jour, leurs angoisses sonnantes, Si le cortège illimité des morts N’encombrait plus les grand’routes de ses remords ! Mais les bières — avec des pleurs et des prières — Immensément, suivent les bières, Faisant halte, près des calvaires, Pour aussitôt reprendre, à dos d’hommes, sur des civières, Leur marche uniforme et morne, Au long des champs, au long des clos, au long des bornes, Au long de l’inconnu d’où l’effroi corne. Et le vieil homme usé et sans appui, Les regardant venir de l’infini vers lui, N’a d’autre lot que de cacher, sous terre, Sa mort multiple et fragmentaire Et de planter, avec des doigts irrésolus, — Depuis quels temps ? — il ne sait plus — À la hâte, des croix dessus.
Sur la bruyère longue infiniment, Voici le vent cornant Novembre ; Sur la bruyère, infiniment, Voici le vent Qui se déchire et se démembre, En souffles lourds, battant les bourgs ; Voici le vent, Le vent sauvage de Novembre. Aux puits des fermes, Les seaux de fer et les poulies Grincent ; Aux citernes des fermes. Les seaux et les poulies Grincent et crient Toute la mort, dans leurs mélancolies. Le vent rafle, le long de l’eau, Les feuilles mortes des bouleaux, Le vent sauvage de Novembre ; Le vent mord, dans les branches, Des nids d’oiseaux ; Le vent râpe du fer Et peigne, au loin, les avalanches, Rageusement du vieil hiver, Rageusement, le vent, Le vent sauvage de Novembre. Dans les étables lamentables, Les lucarnes rapiécées Ballottent leurs loques falotes De vitres et de papier. — Le vent sauvage de Novembre ! — Sur sa butte de gazon bistre, De bas en haut, à travers airs, De haut en bas, à coups d’éclairs, Le moulin noir fauche, sinistre, Le moulin noir fauche le vent, Le vent, Le vent sauvage de Novembre. Les vieux chaumes, à cropetons, Autour de leurs clochers d’église. Sont ébranlés sur leurs bâtons ; Les vieux chaumes et leurs auvents Claquent au vent, Au vent sauvage de Novembre. Les croix du cimetière étroit, Les bras des morts que sont ces croix, Tombent, comme un grand vol, Rabattu noir, contre le sol. Le vent sauvage de Novembre, Le vent, L’avez-vous rencontré le vent, Au carrefour des trois cents routes, Criant de froid, soufflant d’ahan, L’avez-vous rencontré le vent, Celui des peurs et des déroutes ; L’avez-vous vu, cette nuit-là, Quand il jeta la lune à bas, Et que, n’en pouvant plus, Tous les villages vermoulus Criaient, comme des bêtes, Sous la tempête ? Sur la bruyère, infiniment, Voici le vent hurlant, Voici le vent cornant Novembre.
Quand le valet chassé, Le regard fou, le cœur cassé, De la ferme sortit, Subitement, La fermière rendit l’esprit. À la morte qui tant aima Le valet blond et leur serment, On vacarma des funérailles, Le soir, Avec, autour du catafalque noir, De grands cierges et des ferrailles. Puis on couvrit de terre Leur adultère. Et le fermier rentra chez lui Et, dans leur lit, il s’endormit. Le valet fou courut le monde Du port d’Anvers à Trébizonde, Jusqu’aux pays, où l’or nouveau Monte des mains vers le cerveau Et halluciné, autant qu’un vin. Pendant des ans et puis des ans, Il but cet or, comme un levain, Pour que chauffât la haine Implacable, parmi ses veines. Et puis, un jour de mâle destinée, Vers son clocher et vers sa plaine, Tout sanguin d’or, il s’en revint. La ferme était abandonnée, Depuis la mort, que les années Avaient, sur le fermier, vannée. Le valet blond refit la métairie ; Il regrafa, jusques aux toits, Au long des murs fanés et des cloisons pourries, La robe en fleur des autrefois : Badigeon blanc et portes vertes Et vols entrant, par la fenêtre ouverte. La vigne, aux pignons clairs, s’adorna d’or Et, dans la chambre, où s’accomplit L’amour et puis la mort, Il fit dresser, comme un trône, le lit. Les jours encore après les jours passèrent, Lorsqu’en automne enfin, les cloches Renversèrent, hors de leurs poches, L’anniversaire. Le valet blond s’en vint, au cimetière, Chercher, dans son tombeau, Celle dont le regard était si beau Et dont le cœur était tout en lumière. Il la dressa, devant lui seul, Droite et grande, dans son linceul, Et l’emporta, comme effaré De son crime presque sacré. Il étala le cher squelette, Avec douceur, sur les draps blancs. Les vers touffus et ruisselants Lui paraissaient une toilette D’anneaux et de boucles aux hanches. Les crins rouges funèbrement froissés, Qui remuaient leurs avalanches, Il les chauffa de ses baisers. Il prit la morte, en ses deux bras fidèles, Comme jadis au temps des joies, Et le présent s’imprégna d’elle. La chambre était restée amie Et son âme, comme une soie, Flottait, autour de l’endormie. La lampe et sa flamme d’argent tissée Se souvenait des soirs de l’amoureuse année, Et brûlait là, ainsi qu’une pensée Ardente encor de sa chaleur fanée. Les grands meubles, en leurs vieux coins, Dont la présence fut témoin De la longue et funèbre absence, Dressaient leurs panneaux de silence Et surgissaient avec, au fond de leurs serrures, Le bien gardé secret des superbes luxures. Le valet blond comprit, dès cet instant, toute sa vie, Et que cette heure ne serait D’aucune autre heure, désormais, Pour lui-même, suivie. Avec ses mains qui ne la sentaient pas, Avec ses yeux qui ne la voyaient pas, Avec son cœur aveugle et fou, À mots fervents, à deux genoux, Il adorait la pourriture De celle, hélas ! qui lui serait l’extrême amour, Et qui vivait ! puisque son corps voyait le jour, Puisqu’il avait vaincu sa sépulture, Et qu’elle était, comme autrefois, à ses côtés. Il se penchait, sur l’oreiller fêté, Au guet d’une ancienne parole Et répondait, comme s’il l’entendait. Le front lui paraissait orné d’une auréole, Les pieds minces dont les grands ongles droits Sortaient des draps, sinistrement, Il recouvrait leurs os, par peur du froid ; Il s’en allait tel un aimant Vers la gorge déserte et l’épaule flexible, Il sanglotait, comme un perdu vers l’impossible, L’esprit anéanti, dans la lumière Aveuglante de sa chimère, Et, sur les dents et sur les lèvres purulentes, Il apaisa longtemps sa bouche violente. Les fleurs, les merveilleuses fleurs aimées, Qu’au verger vert, leurs mains, jadis, avaient semées, Suspendaient l’or et les parfums, En grappes fortes, sur la morte. C’était le souvenir des âmes végétales, Si doucement, que les roses sentimentales Se détachaient vers elle, et laissaient leurs pétales Dormir, en baisers clairs, parmi ses doigts défunts. Dehors, dans la nuit moite et taciturne, Une lune d’octobre allongeait droit, Comme pour défendre et protéger le toit, L’ombre grande des peupliers nocturnes. Trop haut, pour que l’on vît leurs tragiques voyages, Une bande d’oiseaux traversaient les nuages Et s’éloignaient, sans bruit, Tandis que, dans la ferme, au bord des routes, Les fenêtres rougeoiaient toutes : Morceaux de chair taillés, dans le cœur de la nuit. Quand l’aube ouvrit ses yeux de lait, Par le matin lucide et frais, Le valet fou comprit que désormais La morte était bien morte et l’attendait, Avec son âme, ailleurs ; Il laissa choir les pauvres fleurs Toutes ensemble, autour du lit, Et s’y coucha lui-même — et puis selon tel vœu, Sauvagement, y mit le feu. La flamme arda sourde d’abord, Comme un regret, comme un délit, Pour croître, en éclats d’or, Et s’épandre complète et triomphale, Comme le vent dans la rafale. Une dernière fois, Le valet blond ouït sa propre voix Dire les mots qui sont toute la vie ; Puis résigné, il étendit son corps Sous le linceul et dans la mort. Et le feu large est ses flammes brandies, Par à travers la ferme et ses grands toits Et les fenêtres de ses murs droits, Tordaient déjà tout l’incendie, Que ceux qui s’en venaient, vers les messes d’aurore, Ne savaient point encore Quel viol noir de ses mystères, Pendant la nuit, avait subi la terre.
Dans son village, au pied des digues, Qui l’entourent de leurs fatigues De lignes et de courbes vers la mer, Le blanc cordier visionnaire À reculons, sur le chemin, Combine, avec prudence, entre ses mains, Le jeu tournant de fils lointains Venant vers lui de l’infini. Là-bas, En ces heures de soir ardent et las, Un ronflement de roue encor s’écoute. Quelqu’un la meut qu’on ne voit pas ; Mais parallèlement, sur des râteaux, Qui jalonnent, à points égaux, De l’un à l’autre bout la route, Les chanvres clairs tendent leurs chaînes Continuement, durant des jours et des semaines. Avec ses pauvres doigts qui sont prestes encor, Ayant crainte parfois de casser le peu d’or Que mêle à son travail la glissante lumière, Au long des clos et des maisons, Le blanc cordier visionnaire, Du fond du soir tourbillonnaire, Attire à lui les horizons. Les horizons ? ils sont là-bas : Regrets, fureurs, haines, combats, Pleurs de terreurs, sanglots de voix, Les horizons des autrefois, Sereins ou convulsés : Tels les gestes dans le passé. Jadis — c’était la vie errante et somnambule, À travers les matins et les soirs fabuleux, Quand la droite de Dieu, vers les Chanaans bleus, Traçait la route en or, au fond des crépuscules. Jadis — c’était la vie énorme, exaspérée, Sauvagement pendue aux crins des étalons, Soudaine, avec de grands éclairs à ses talons Et vers l’espace immense, immensément cabrée. Jadis — c’était la vie ardente, évocatoire ; La Croix blanche de ciel, la Croix rouge d’enfer Marchaient, à la clarté des armures de fer, Chacune à travers sang, vers son ciel de victoire. Jadis — c’était la vie écumante et livide, Vécue et morte, à coups de crime et de tocsin, Bataille entre eux, de proscripteurs et d’assassins, Avec, au-dessus d’eux, la mort folle et splendide. Entre des champs de lins et d’osiers rouges, Sur le chemin où rien ne bouge, Au long des clos et des maisons, Le blanc cordier visionnaire, Du fond du soir tourbillonnaire, Attire à lui les horizons. Les horizons ? ils sont là-bas Travail, science, ardeurs, combats ; Les horizons ? ils sont passants Avec, en leurs miroirs de soirs, L’image en deuil des temps présents. Voici — c’est un arnas de feux qui se démènent Où des sages, ligués en un effort géant, Précipitent les Dieux pour changer le néant Vers où tendra l’élan de la science humaine. Voici — c’est une chambre où la pensée avère Qu’on la mesure et qu’on la pèse, exactement, Que seul l’inane éther bombe le firmament Et que la mort s’éduque en des cornets de verre. Voici — c’est une usine ; et la matière intense Et rouge y roule et vibre, en des caveaux, Où se forgent d’ahan les miracles nouveaux Qui absorbent la nuit, le temps et la distance. Voici — c’est un palais de lasse architecture Ployé sous les cent ans dont il soutient le poids, Et d’où sortent, avec terreur, de larges voix Invoquant le tonnerre en vol vers l’aventure. Sur la route muette et régulière, Les yeux fixés vers la lumière Qui frôle, en se couchant, les clos et les maisons, Le blanc cordier visionnaire, Du fond du soir tourbillonnaire, Attire à lui les horizons. Les horizons ? — ils sont là-bas : Lueurs, éveils, espoirs, combats, Les horizons qu’il voit se définir, En espérances d’avenir, Par au delà des plages, Que dessinent les soirs, dans les nuages. Là-haut — parmi les loins sereins et harmoniques, Un double escalier d’or suspend ses degrés bleus, Le rêve et le savoir le gravissent tous deux, Séparément partis vers un palier unique. Là-haut — l’éclair s’éteint des chocs et des contraires. Le poing morne du doute entr’ouvre enfin ses doigts. L’œil regarde s’unir, dans l’essence, les lois Qui fragmentaient leurs feux en doctrines horaires. Là-haut — l’esprit plus fin darde sa violence Plus loin que l’apparence et que la mort. Le cœur Se tranquillise et l’on dirait que la douceur Tient, en sa main, les clefs du colossal silence. Là-haut — le Dieu qu’est toute âme humaine se crée S’épanouit, se livre et se retrouve en tous Ceux-là, qui sont tombés, parfois, à deux genoux, Devant l’humble tendresse et la douleur sacrée. Et c’est la paix ardente et vive, avec ses urnes De régulier bonheur sur ces pays de soir, Où s’allument, ainsi que des charbons d’espoir, Dans la cendre de l’air, les grands astres nocturnes. Dans son village, au pied des digues Qui l’entourent de leurs fatigues inueuses, vers les lointains tourbillonnaires, Le blanc cordier visionnaire, Au long des clos et des maisons, Absorbe, en lui, les horizons.
Sur la route, près des labours, Le forgeron énorme et gourd, Depuis les temps déjà si vieux, que fument Les émeutes du fer et des aciers sur son enclume, Martèle, étrangement, près des flammes intenses, À grands coups pleins, les pâles lames Immenses de la patience. Tous ceux du bourg qui habitent son coin, Avec la haine en leurs deux poings, Muette, Savent pourquoi le forgeron À son labeur de tâcheron, Sans que jamais Ses dents mâchent des cris mauvais, S’entête. Mais ceux d’ailleurs dont les paroles vaines Sont des abois, devant les buissons creux, Au fond des plaines ; Les agités et les fiévreux Fixent, avec pitié ou méfiance, Ses lents yeux doux remplis du seul silence. Le forgeron travaille et peine, Au long des jours et des semaines. Dans son brasier, il a jeté Les cris d’opiniâtreté, La rage sourde et séculaire ; Dans son brasier d’or exalté, Maître de soi, il a jeté Révoltes, deuils, violences, colères, Pour leur donner la trempe et la clarté Du fer et de l’éclair. Son front Exempt de crainte et pur d’affronts, Sur des flammes se penche, et tout à coup rayonne. Devant ses yeux, le feu brûle en couronne. Ses mains grandes, obstinément, Manient, ainsi que de futurs tourments, Les marteaux clairs, libres et transformants Et ses muscles s’élargissent, pour la conquête Dont le rêve dort en sa tête. Il a compté les maux immesurables : Les conseils nuls donnés aux misérables ; Les aveugles du soi, qui conduisent les autres ; La langue en fiel durci des faux apôtres ; La justice par des textes barricadée ; L’effroi plantant sa corne, au front de chaque idée ; Les bras géants d’ardeur, également serviles, Dans la santé des champs ou la fièvre des villes ; Le village, coupé par l’ombre immense et noire Qui tombe en faulx du vieux clocher comminatoire ; Les pauvres gens, sur qui pèsent les pauvres chaumes, Jusqu’à ployer leurs deux genoux, devant l’aumône ; La misère dont plus aucun remords ne bouge, Serrant entre ses mains l’arme qui sera rouge ; Le droit de vivre et de grandir, suivant sa force, Serré, dans les treillis noueux des lois retorses : La lumière de joie et de tendresse mâle, Éteinte, entre les doigts pincés de la morale ; L’empoisonnement vert de la pure fontaine De diamant, où boit la conscience humaine Et puis, malgré tant de serments et de promesses, À ceux que l’on redoute ou bien que l’on oppresse, Le recommencement toujours de la même détresse. Le forgeron sachant combien On épilogue, autour des pactes, Depuis longtemps, ne dit plus rien : L’accord étant fatal au jour des actes ; Il est l’incassable entêté Qui vainc ou qu’on assomme ; Qui n’a jamais lâché sa fierté d’homme D’entre ses dents de volonté ; Qui veut tout ce qu’il veut si fortement, Que son vouloir broierait du diamant Et s’en irait, au fond des nuits profondes, Ployer les lois qui font rouler les mondes. Autour de lui, quand il écoute Tomber les pleurs, goutte après goutte, De tant de cœurs, moins que le sien Tranquilles et stoïciens, Il se prédit que cette rage immense, Ces millions de désespoirs n’ayant qu’un seul amour Ne peuvent point faire en sorte, qu’un jour, Pour une autre équité, les temps ne recommencent Ni que le levier d’or qui fait mouvoir les choses Ne les tourne, vers les claires métamorphoses. Seule, parmi les nuits qui s’enténèbreront L’heure est à prendre, ou ces instants naîtront. Pour l’entendre sonner là-bas, Haletante, comme des pas, Que les clameurs et les gestes se taisent, Autour des drapeaux fous claquant au vent des thèses ; Et qu’on dispute moins, et qu’on écoute mieux. L’instant sera saisi par les silencieux, Sans qu’un prodige en croix flamboie aux cieux Ni qu’un homme divin accapare l’espace. La foule et sa fureur qui toujours la dépasse — Étant la force immensément hallucinée Que darde au loin le front géant des destinées — Fera surgir, avec ses bras impitoyables, L’univers neuf de l’utopie insatiable, Les minutes s’envoleront d’ombre et de sang Et l’ordre éclora doux, généreux et puissant, Puisqu’il sera, un jour, la pure essence de la vie. Le forgeron dont l’espoir ne dévie Vers les doutes ni les affres, jamais, Voit, devant lui, comme s’ils étaient, Ces temps, où fixement les plus simples éthiques Diront l’humanité paisible et harmonique : L’homme ne sera plus, pour l’homme, un loup rôdant Qui n’affirme son droit, qu’à coups de dents ; L’amour dont la puissance encore est inconnue, Dans sa profondeur douce et sa charité nue, Ira porter la joie égale aux résignés ; Les sacs ventrus de l’or seront saignés, Un soir d’ardente et large équité rouge ; Disparaîtront palais, banques, comptoirs et bouges ; Tout sera simple et clair, quand l’orgueil sera mort, Quand l’homme, au lieu de croire à l’égoïste effort, Qui s’éterniserait, en une âme immortelle, Dispensera, vers tous, sa vie accidentelle ; Des paroles, qu’aucun livre ne fait prévoir, Débrouilleront ce qui paraît complexe et noir ; Le faible aura sa part dans l’existence entière, Il aimera son sort — et l’obscure matière Confessera peut-être, alors, ce qui fut Dieu. Avec l’éclat de cette lucide croyance Dont il fixe la flamboyance, Depuis des ans, devant ses yeux, Sur la route, près des labours, Le forgeron énorme et gourd, Comme s’il travaillait l’acier des âmes, Martèle, à grands coups pleins, les lames Immenses de la patience et du silence.
La plaine, au fond des soirs, s’est allumée, Et les tocsins cassent leurs bonds de sons, Aux quatre murs de l’horizon. — Une meule qui brûle ! — Par les sillages des chemins, la foule, Par les sillages des villages, la foule houle Et dans les cours, les chiens de garde ululent. — Une meule qui brûle ! — La flamme ronfle et casse et broie, S’arrache des haillons qu’elle déploie, Ou sinueuse et virgulante S’enroule en chevelure ardente ou lente Puis s’apaise soudain et se détache Et ruse et se dérobe — ou rebondit encor : Et voici, clairs, de la boue et de l’or, Dans le ciel noir qui s’empanache. — Quand brusquement une autre meule au loin s’allume ! — Elle est immense — et comme un trousseau rouge Qu’on agite de sulfureux serpents, Les feux — ils sont passants sur les arpents Et les fermes et les hameaux, où bouge, De vitre à vitre, un caillot rouge. — Une meule qui brûle ! — Les champs ? ils s’illimitent en frayeurs ; Des frondaisons de bois se lèvent en lueurs, Sur les marais et les labours ; Des étalons cabrés, vers la terreur hennissent ; D’énormes vols d’oiseaux s’appesantissent Et choient, dans les brasiers — et des cris sourds Sortent du sol ; et c’est la mort, Toute la mort brandie Et ressurgie, aux poings en l’air de l’incendie. Et le silence après la peur — quand, tout à coup, là-bas, Formidable, dans le soir las, Un feu nouveau remplit les fonds du crépuscule ? — Une meule qui brûle ! — Aux carrefours, des gens hagards Font des gestes hallucinés, Les enfants crient et les vieillards Lèvent leurs bras déracinés Vers les flammes en étendards. Tandis qu’au loin, obstinément silencieux, Des fous, avec de la stupeur aux yeux — regardent. — Une meule qui brûle ! — L’air est rouge, le firmament, On le dirait défunt, sinistrement, Sous les yeux clos de ses étoiles. Le vent chasse des cailloux d’or, Dans un déchirement de voiles. Le feu devient clameur hurlée en flamme Vers les échos, vers les là-bas, Sur l’autre bord, où brusquement les au-delà Du fleuve s’éclairent comme un songe : Toute la plaine ? elle est de braise, de mensonge, De sang et d’or — et la tourmente Emporte avec un tel élan, La mort passagère du firmament, Que vers les fins de l’épouvante, Le ciel entier semble partir.
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Première mise en ligne le 23 mars 2008.
Présente version générée le 25 juillet 2008.