Ah ! laissez-vous fléchir un instant,
Donnez quelque chose,
Donnez quelque chose à la pauvre enfant
Qui vous tend ses roses.
Si je n’avais pas ces bouquets pour vivre,
Peut-être demain
Je mourrais, le corps tout couvert de givre,
De froid et de faim.
Hélas ! un matin on la trouva morte
Sur le grand chemin,
Couchée dans la neige au pied d’une porte
Ses fleurs à la main.
(Environ 1880.)
Au pays du sucre et des mangues,
Les pâles dames créoles
S’éventent sous les varangues
Au pays du sucre et des mangues
Et zézaient de lentes paroles.
Dans les grands fauteuils balançoires
En sombres bois des îles
Elles content de vaines histoires,
Dans les grands fauteuils balançoires
Qui bercent leurs têtes futiles.
Ainsi qu’une odeur de parterre
Lointaine et paresseuse,
Dans le cœur s’infiltre en mystère
Ainsi qu’une odeur de parterre
Leur grâce voluptueuse.
(Environ 1887.)
Aimes-tu les jours d’or dénués de mystère, Les rayons alourdis desséchant les rameaux, Et sous un morne ciel que jamais rien n’altère La campagne immobile en sa robe d’émaux ? Viens, la sombre varangue embaume et fera taire Dans mon cœur anxieux la voix des anciens maux, Viens, ta bouche est la source où je me désaltère Et tes seins sont pour moi comme deux fruits gémeaux. Aimes-tu mieux la nuit ? Sous les filaos grêles, Où l’ombre a fait tarir le chant des tourterelles, Des rayons filtreraient sur nous comme des pleurs. J’aime à t’entendre dire une vieille berceuse, Et l’heure coulerait comme une eau paresseuse Au parfum des prochains gérofliers en fleurs.
De l’impassible ciel, toujours, toujours pareil, Les brises, comme les oiseaux, sont envolées ; Et d’inutiles fleurs, d’aucune aile frôlées, Donnent dans l’air pesant leur lumineux sommeil. Il faut avoir connu tes splendeurs désolées, Ô monotone ciel, ô voûte de vermeil, Et le spleen que déverse un éternel soleil, Pour savoir tout le prix qu’ont les terres voilées. Là-bas, où les coteaux ont des formes de seins Et se couvrent au soir de robes transparentes, Des cygnes noirs et blancs nagent dans les bassins. Un ciel pâle s’y mire, et les vapeurs errantes, Et les peupliers longs que septembre a rouillés ; La nuit prochaine endort l’odeur des foins mouillés.
En vain brillent les eaux, pour qu’il s’y désaltère,
Moloch féroce boit les larmes des forêts.
L’île chaude sous lui fume comme un cratère,
Les oiseaux se sont tus dans les arbres retraits.
Mais loin du ciel grisâtre et de la morne terre
Les murs gardent encor des repaires discrets
Où le sommeil pour l’homme évoque avec mystère
L’essaim silencieux des rêves aux doigts frais.
Et déjà vient le soir parmi les aromates.
Arrachant sa chair brune à la fraîcheur des nattes,
Dans son voile éclatant, comme une longue fleur,
Djalia s’est dressée et fait tinter ses bagues,
Tandis que les rayons du soleil qui se meurt
Allument une flamme à ses prunelles vagues.
Île Maurice, 1888.
Je rêve quelquefois aux frais coffrets de pierre
Où la cupide Mort met ses joyaux de prix,
Où les corps tant aimés par son ombre surpris
Gardent encor leur grâce en perdant la lumière.
Amant inassouvi des chairs de cimetière,
Consolateur des morts, toi seul plein de mépris
Pour les corps où le sang met un tiède pourpris,
Tu gardais tes baisers aux pâleurs de la bière.
Je voudrais bien savoir, poète méconnu,
Ceux que tu préférais de ces corps mis à nu :
Le linceul soulevé de la vierge encor fraîche
Ou la chair trentenaire et que mûrit l’amant,
Et que mûrit la mort encor plus savamment,
Très molle avec des bleus, comme une vieille pêche ?
1888.
Derrière les rideaux des fenêtres closes Tes yeux rient et la nacre de ta pâleur 1 Et l’or de la chambre où naguère est éclose Notre amour ainsi qu’une fleur. Nous oublierons la rue aux voix étrangères, La blanche cité vide excepté de nous ; 2 L’heure est pleine de rêve et d’ailes légères, J’ai mis mon front sur tes genoux. 3 Veux-tu d’un conte de mes jeunes années 4 Tout plein d’enchanteurs et d’ombre et de fruits d’or ? Le feu ronronnera dans la cheminée Comme un chat qu’on flatte, s’endort. Alger-janvier 1889. b. Viens dans la chambre bien chaude et bien close, J’aime tes grands yeux et ta pâleur, Viens dans la chambre où notre amour est éclose Et s’est déroulée ainsi qu’une fleur. Nous oublierons la ville aux voix étrangères, Nous oublierons toute chose excepté nous, L’amour fermera ses ailes passagères, 5 Je mettrai mon front sur tes genoux. Je te dirai quelque légende tendre et fanée Où l’on parle de fées et de fruits d’or, 6 Le feu ronronnera dans la cheminée Comme un chat qu’on caresse et qui s’endort.
Corps flasque qu’ont meurtri l’amour et les festins
Et le pesant fléau des minutes rapides,
Il est vrai que tes seins semblent deux outres vides,
Que ta jambe a maigri, que tes cheveux sont teints
Mais honte à qui n’a pas admiré sous tes rides
Le squelette d’acier que t’ont fait les Destins,
À qui n’a pas goûté les plaisirs clandestins
Sous l’énervant contact de tes lèvres avides.
Idole fastueuse aux charmes malfaisants,
Éclatante d’émaux et de bijoux pesants
Et qu’ont peinte trois fois les habiles servantes,
Courtisane vieillie aux contours décharnés,
Nous honorons en toi les caresses savantes
Et ce corps qui lassa l’amour de nos aînés.
1889.
Ne cueillez point le myrte. Aucun épithalame, Ni guirlandes d’amours potelés ou moqueurs, 1 Mais un psaume plutôt dont le rythme proclame 2 Cette profonde nuit dont elle emplit les cœurs. 3 Pâle et hautaine, avec des prunelles sans flamme, Elle a le geste las et grave des vainqueurs, Et dans ses longs baisers qui coulent jusqu’à l’âme Réside le pouvoir des pesantes liqueurs. Elle inspire la peur comme d’autres la joie, Pâle chair où jamais une ardeur ne rougeoie, 4 Marbre mystérieux, impassible décor. En elle est l’avant-goût du sépulcre et des urnes, 5 Silencieuse amour par qui j’évoque encor Un hiver boréal aux splendeurs taciturnes. 1889.
1. Pour chanter les amours joyeux, demi-moqueurs,
2. ... plutôt { funèbre | très grave } qui proclame.
3. L’amertume sans fin qu’elle met dans { les | nos } cœurs
4. Plaine glacée, où nul Hélios ne rougeoie.
5. Et je révère en vous, ô sinistre amoureuse,
L’image de la mort, qui mieux que vous encor
Me sera bienfaisante, et fraîche, et langoureuse.
Vous m’avez demandé des vers. Mademoiselle
(Si j’ose m’exprimer ainsi),
Esclave impétueux, dans l’ardeur de mon zèle,
J’ai bavé ces quatorze-ci.
Vous avez (qui l’ignore ?) un regard de gazelle,
Des sourires à la Vinci ;
Votre esprit est léger comme un vin de Moselle...
Quelqu’un m’a dit : « Ses mœurs aussi. »
On a même ajouté (les hommes, c’est si rosse)
Que tu n’es plus qu’un porche où l’on entre en carrosse,
Une route, un jardin mal clos.
Si donc tu vas donnant, au hasard de l’ornière,
Les feuilles de ton cœur, garde-moi la dernière :
Je la mettrai dans mon Laclos.
Alger, 24 septembre 1889.
b.
Vous m’avez demandé des vers, Mademoiselle,
Si j’ose m’exprimer ainsi.
Aède impétueux, dans l’ardeur de mon zèle,
J’en ai tracé quatorze ici.
Mais quoi, de peindre un pas qui passe la gazelle,
Des sourires à la Vinci,
Ou cet esprit, léger comme vin de Moselle...
Qui donc souffle : « Ses mœurs aussi. »
Et, confondant la métaphore, s’aventure
À me parler d’un porche où l’on entre en voiture,
D’un lit que l’on garde en lieu clos,
Et d’un cœur, ce légume, au hasard de l’ornière
Qui perd sa feuille ? Au moins, pour marquer mon Laclos,
Veux-tu me garder la dernière ?
À A. Coton J’ai vu Don Juan vieillard, mais toujours amoureux, Seul à se rappeler ses gloires printanières, Et qui parodiait les nouvelles manières, Un pas adolescent, des regards langoureux. Le rire et le mépris, ainsi que des lanières, Sifflaient autour de lui. Ses genoux douloureux Se meurtrissaient au seuil, implacable pour eux, Des Gothons qu’il allait poursuivre en leurs tanières. Car tu n’es pas mort jeune, ainsi qu’on l’avait dit, Ô Don Juan ; mais sénile, et grotesque, et maudit Tu t’es longtemps traîné sur les bords de la tombe. Mieux eût valu mourir en ta pleine beauté Que ce spectacle vil d’un Dieu vaincu qui tombe, Ce coucher de soleil sans flamme et sans fierté. 1889.
J’admire qu’un regard ait ce pouvoir en lui
Qu’un homme en fait sa joie ou sa désespérance
Sur qui l’œil souverain de sa maîtresse a lui ;
Qu’une attitude prise avec indifférence
Nous meurtrisse le cœur et le mette aux abois
Comme un gibier sanglant pourchassé dans les bois.
J’admire qu’un hasard de chair et de dentelle
Fasse les grands amants des mots ou des couleurs
Pour garder la mémoire à leurs chères douleurs,
Tâcher d’éterniser sa forme accidentelle.
La femme, fleur de chair que nous couvrons de fleurs,
Pour qui le cœur viril ou le cerveau pantèle !
Joailliers généreux, nous versons devant elle
Et les rubis du sang et les perles des pleurs.
1889.
Si les enfants savaient ils n’aimeraient pas vivre,
Voyageurs inquiets qui doutent du vaisseau,
Et s’ils doivent encor s’embarquer et poursuivre,
Braver le ciel changeant, la mer et leur assaut.
Je ne sais quel espoir les flatte et les enivre,
Ni quels anges menteurs entourent leur berceau,
Dérobant à leurs yeux l’inéluctable livre,
Le livre amer des jours, fermé d’un triple sceau.
Vous, dont un pays tiède abrite la jeunesse,
Vous ignorez encor le doute et la tristesse,
Satisfait de grandir sous un ciel indulgent.
Un jour, vous connaîtrez l’Europe aux froides bises,
La vieille Europe où l’homme entend couler le temps,
La vieille, triste, morne Europe aux heures grises.
1889.
Une aube frissonnante et son pleur incertain 1 Faisaient luire le Temple au métal de son faîte Que Tu pleurais encor la prochaine défaite En criant vers le Père oublieux et lointain. Jadis tu remplissais les urnes du festin, Christ à la barbe d’or, amant des jours de fête, 2 Et Ton cœur embaumait sur la terre imparfaite Tels ces lys que Dieu même a vêtus de satin. Lassé des pâles cieux qui gardaient leur mystère Tu cherchas près de Toi Tes amis sur la terre : Ils dormaient, ignorant un désespoir divin. 3 Alors la vérité siffla devant Ton Œuvre, Seigneur, et connaissant qu’ici-bas tout est vain, Tu vis briller dans l’herbe une antique couleuvre. Alger, 1889.
Fatigué de m’étendre en des couches banales,
De couvrir de baisers un front inhabité,
D’inscrire quelques noms en mes sèches annales
Avec ce qu’ils couvraient de vice et de beauté.
Avant que le cadran des heures automnales
Sonne le couvre-feu à mon cœur dévasté,
J’arracherai ma vie aux vaines saturnales,
Pour rentrer dans la paix et la simplicité.
Dans un bourg verdoyant de la vieille province,
Celle qui doit m’aimer a grandi, blonde et mince ;
Elle a l’éclat des fleurs et le pas des oiseaux.
Je la vis par un soir doré, cueillant aux treilles
Le raisin transparent avec de grands ciseaux
Dont le bruit argentin effrayait les abeilles.
Alger, 1889.
b.
Lassé d’avoir vécu le masque et le mensonge,
De polir sous ma lèvre un marbre inhabité,
D’inscrire à l’almanach quelque nom qui prolonge
La figure d’un vice, et ce qu’il ma coûté ;
Auparavant que l’heure, en m’éveillant de songe,
Sonne le couvre-feu à mon cœur irrité,
Je voudrais, comme au cours d’un fleuve où l’on se plonge,
Revenir à la règle et la simplicité.
Dans les jardins où dort mon antique province,
Celle qui doit m’aimer a grandi claire et mince,
Les fleurs ont plus de ride, et d’ombre les oiseaux
Je la vis, par un soir doré, cueillant aux treilles
Le raisin couleur d’ambre avec de grands ciseaux
Dont le bruit argentin effrayait les abeilles.
Voici que s’éveille la terre endormie,
Les bourgeons entrouverts des fins peupliers
Répandent l’odeur des anciens baisers
De ma mie,
L’odeur des baisers africains de ma mie
Autrefois.
Ceux-là qui semblaient embaumés d’enfance,
Dont l’arôme évoquait les fins peupliers
Qui verdissent le long des chemins printaniers
De France,
Le long des chemins courus en France
Autrefois.
Alger, 1889.
J’ai trouvé mon Béarn le même, Le morne Béarn des jours froids, Et trouvé tous ceux que j’aime Les mêmes qu’autrefois. J’écoute à travers l’air sonore Croasser les corbeaux, leurs cris Dans mon cœur éveillent encore Les battements de jadis. Je revois le vieux mur d’où celle Que j’aimais, souvent, m’a parlé Et rien ne me manque, rien qu’elle, 1 Et l’amour, comme elle envolé. 2 Carresse, 1889.
J’avais laissé mon argent Dans un pauque de famille, Après quoi tu parus, ma fille ; Nous soupâmes presque gaiement, À part de légères disputes (La faïence en souffrit un peu). Au dessert, une chambre sans feu Abrita nos baisers, et ta chute, Incident qui m’était connu. Enfin, sur les quatre ou cinq heures, Je filai dans l’aube qui pleure Sans fiacre ni pardessus. Il tombait une averse légère, Et j’ouïs un vieux balayeur Qui disait de rancœur plein son cœur « Ça revient de nocer, Misère ! »
On t’a dit, et c’est vrai, ma chère, Que mon cœur est en deuil de toi, Que j’en parle à tous et sans cesse, Que j’irai le crier sur les toits. Mais, va, ne sois pas orgueilleuse Qu’on t’aime et te pleure si fort : Tout cela je l’ai fait pour d’autres, Je l’ai fait et n’en suis pas mort.
Amie aux yeux changeants Qui m’as promis merveille Et constance au dernier printemps, Te retrouverai-je pareille ? Cependant le lourd été A terni sa robe jaune, Et bientôt, du ciel attristé, Bientôt va tomber l’automne. Quand tout changeait près de toi Seras-tu restée la même ? Ce cœur qui battait pour moi, Est-il encore vrai qu’il m’aime ? Est-il vrai que ces lèvres de feu N’aient jamais trahi ma mémoire ? Qu’importe après tout, mens un peu : Je ferai semblant de te croire. 1890. b. Amie aux regards changeants Qui me juras dans l’oreille Constance, un soir de printemps, Vais-je te trouver pareille ? Quand tout change autour de toi, As-tu su rester la même ? Ce cœur qui battait pour moi Est-il encor vrai qu’il m’aime, Et que ces lèvres de feu N’aient pas trahi ma mémoire ? Mais qu’importe : mens un peu Et j’aurai l’air de te croire. Saint-Loubès. 1890.
Toi qui laisses pendre, reptile superbe,
Au bord de mon lit tes splendeurs glacées,
Pourquoi me parler des choses passées ?
Te crois-tu la seule à glisser dans l’herbe ?
Laisse en paix le temps d’autrefois. Qu’importe
Si j’ai plus saigné sous d’autres morsures,
Parle bas, plus bas, des choses qui furent.
Sait-on si les vieilles vipères sont mortes.
Peut-être, l’hiver ne les a qu’engourdies...
Et ta voix les ferait darder, toutes noires !
Siffle bas, quand tu rampes sous ma mémoire,
Ne réveille pas tes sœurs endormies.
1890.
Te dire que je t’aime, Belle, ah ! que je voudrais ; Ce n’est pas un poème De dire que je t’aime, Je crois bien que c’est vrai. Mon cœur battait dans l’ombre, Cherchant où s’apaiser ; Un papillon bleu sombre Autour de toi dans l’ombre Cherchait où se poser. Si je te dis : je t’aime 1 Quand le bois sera noir 2 Qui saura si je t’aime, Va, crois-moi tout de même, La belle, pour un soir. 3
Le bosquet ténébreux (loin des rives brillantes), Où semblaient se mourir les bruits et les couleurs, Laissait flotter sur nous avec l’âme des fleurs Un arôme d’amour et de fêtes galantes. Et quoi qu’aient pu jurer les amants querelleurs Les heures de ce jour furent tendres et lentes : Telles qu’en promettaient ces terres indolentes Où le lotos endort le temps et les douleurs. Et, le soir nous chassant de l’île hospitalière, Je crois revoir, au fil de la rouge rivière, L’occident violet s’élargir devant nous. Mais, le cœur dédaigneux de la molle soirée, La bien-aimée, avec des fleurs sur les genoux, De sa distraite main frôlait l’onde empourprée. Peyrehorade. — Île du Curé, septembre 1890. b. Album enorgueilli de quelque rare plante, Mon esprit a gardé le souvenir en fleur, Le souvenir léger d’une fête galante. C’était, sous un ciel doux, d’indécise couleur, Réfléchissant ses bords boisés dans l’onde lente, Une île de gazon sans oiseau querelleur Et qui faisait rêver de la terre indolente Où le lotos endort le temps et la douleur. Et je crois voir encore en quittant la belle île L’occident violet s’élargir devant nous Et le soleil mourant saigner dans l’eau tranquille. Silencieuse, avec des fleurs sur les genoux Et buvant du regard la divine soirée, Elle frôlait des doigts la rivière empourprée. Saint-Loubès, 18 novembre 90.
L’heure comme une bête implacable et gloutonne Mange les jours de l’homme à peine sont-ils nés. 1 Les horizons, déjà du soir illuminés, 2 3 Il les croyait encor baignés d’aube, et s’étonne. 4 Vous souvient-il du parc silencieux d’automne Où le divin hasard nous avait entraînés, Les feuilles d’or jonchant les sentiers détournés De l’air épais et doux et du ciel monotone ? De quel charme funèbre envahis et hantés 5 6 7 Nos cœurs se pâmaient-ils sous les cieux attristés De ta voluptueuse agonie, ô nature ? Douleur, vaine douleur d’un moment envolé Que ne saurait me rendre une aurore future Ni le bruit de vos pas dans le bois désolé. 8 Dax — Beyris. Saint-Loubès, 12 novembre 90.
1. Ronge les jours...
2. Ses horizons déjà du soir enluminés
3. Déjà l’ombre a gagné les horizons bornés
Qu’il croyait par l’aurore encore illuminés.
4. ... encor fleuris d’aube...
5. Je ne sais quelle tendre et sourde volupté
{ Tombait sur notre cœur | Flottait autour de nous } du bois désenchanté
Et si ton charme était en nous seuls, ô nature !
6. Et n’est-ce que nous seuls qui créons la beauté...
Quel charme nous liait à ce lieu dévasté
Avec la floraison de nos cœurs, ô nature !
7. Et par quel charme obscur envahis et hantés
Nos deux cœurs se pâmaient aux suprêmes beautés
8. Ni le bruit de ses pas...
Ô Madone à la lourde traîne, Délice et décor de Séville, Qu’aux jours de la Sainte Semaine On promène à travers la ville ; 1 Sainte Rose du Saint Rosaire, 2 Inclinée à toute souffrance, Abaissez vos yeux vers la terre Sur un pauvre venu de France. Pitoyable dame aux sept glaives, Par le doux Jésus je vous prie, Exaucez mon rêve (un rêve) 3 Et faites, ô Vierge Marie, Qu’un cœur pour moi seul fleurisse, Français, Castillan ou Mauresque, Mais qui n’oublie ou ne trahisse 4 Jamais, ô Vierge Sainte, ou presque. Séville, mars 1891.
Tandis que l’orchestre écoule
Son programme un peu d’autrefois
Parmi la banale foule
De loin je t’aperçois.
Autour de toi rient et causent
Les gens. De beaux messieurs
Clair-gantés essayent des poses ;
Les dames manœuvrent des yeux.
« Un beau jour, prétend la baronne,
Pas très chaud pourtant pour le mois ».
Et Monsieur l’abbé s’étonne
Que le fond de l’air soit froid.
Papa, lui, cause musique,
Il regrette les temps d’Auber,
Il foudroie d’une large mimique
Saint-Saëns avec Wagner.
Et toi, divine, en silence,
Ton menton posé sur un doigt,
Les yeux mi-clos, tu penses.
Je voudrais que ce fut à moi.
Salies, de Béarn
14 août 1891.
À l’écart de tes sombres yeux,
De ta bouche qui ment sans cesse,
J’ai porté mon cœur ténébreux,
Mes noirs désirs et ma tristesse.
Ainsi je mâchais mon souci
À l’écart de tes lèvres cruelles :
Mais il était amer ainsi
Que l’écorce des noix nouvelles.
Salies, 1892.
De toutes les filles sans mœurs Qui burent le sang de ma veine La plus belle, la plus incertaine (Rappelle-toi mon cœur) C’est la dame aux tresses noires, 1 La dame au ris ténébreux Et qui convoque à ses jeux Tout ce que l’automne a de poires. 2 J’ai gâché des nuits et des jours Dans des lits d’Europe ou d’Afrique ; Mais la pâle dame de pique M’a châtré d’orgueil et d’amour. Carresse, 13 mars 1893.
Je ne puis retourner la dame de pique, la brune, 1 Sans songer à toi si pâle et si brune aussi : Ô sœur par qui j’évoque le blanc clair de lune, Le silence ennemi d’Hécate, l’alarme des nuits. 2
(ejus pectus, quod, ut ipsa tota, speciosissimum erat) G. CANTERUS. Je ne sais quels philtres subtils résident en toi : Ta voix rauque est plus fraîche à l’oreille Qu’une source d’été qu’on écoute à travers le bois Et ta dure mamelle m’enivre, aux coupes pareille.
(in Dolmancei vituperationnem Valmontisque vicecomitis) Votre cœur n’est pas assez simple ; les mots imprimés Nous enseignent la vie en ville — et patine et pataine. Que n’aimè-je une fille aux yeux clairs dans les foins parfumés ! 3 Cigales de cuivre, ô miroir murmurant des fontaines ! b. La vie ne me fut jamais simple ; les mots imprimés M’enseignèrent trop de calculs — et patine et pataine. 4 Quoi ! jamais une fille aux yeux clairs dans les foins parfumés ! 5 Cigales de cuivre, ô miroir murmurant des fontaines ! c. L’Arcadie est loin. L’amour vit de mots imprimés De jeux égrillards, de grimaces, et patine et pataine. Que ne puis-je goûter quelque fille des champs ; vos abords parfumés ; L’hirondelle qui vole en criant ; le miroir d’une noire fontaine.
Écoute les fruits que l’automne détache avec des chocs sourds Retentir, et la source pleurer des larmes nouvelles, Et les pas de l’ami qui s’éloigne, et déjà l’inquiet amour Agiter ses ailes.
Salut, ô vent du Nord, messager des lointaines landes, Invisible oiseau dont le vol ébranle la terre et la mer. Raconte encore à mon cœur les tristes, les vagues légendes Qu’enfant j’écoutais déjà, frissonnant près du feu, l’hiver.
Au parc déserté j’écoute, et je guette tes pas ; mais rien : Des enfants qui jouent et quelques vieillards à la marche incertaine. Tu jaillis, Faustine : l’alarme s’envole et l’ennui, soudain. Telle à la soif du traitant reluit de loin la fontaine.
Si longtemps souhaitée, cette nuit ma chose, et nue dans mes bras, Vois-tu le soleil déjà, et l’ennui qui se lèvent ? Ô grappe aux grains frais que ma bouche humide rêva, Souple corps dont mon cœur eut désir, dont mon cœur se soulève.
Des philtres subtils résident au fond de toi ; Ta voix monotone et rauque est plus fraîche à l’oreille Qu’un ruisseau d’été qu’on entend à travers le bois ; Et ta dure mamelle m’enivre, aux coupes pareille.
Chaque jour je promets de bannir tes yeux, Faustine, et tes lèvres : Mais la nuit, qui ranime en secret la mémoire des morts, Sur mon lit suspend ton image et ranime l’antique fièvre. Dans la nuit du tombeau viendras-tu me hanter encor ?
Voici que l’été se meurt, les feuillages, les âcres cigales ; Ton amour est plus loin que la lune pleurée des chiens ; Et, seul, j’écoute tes heures meurtrir de leurs plantes égales Le sol de mon âme hantée, où ton spectre revient.
Pourquoi si plein de langueur, de tristesse et de lassitude ? On dirait que tu sais tant de choses, ô vent du Nord, Que nul ne rêva, des secrets de limbe et de solitude : On dirait que tu vas nous les dire, ô vent du Nord.
Ce n’était qu’un enfant un peu voluptueux : Les parfums, la musique, la chair délicate des femmes Troublaient ses sens entrouverts, et déjà les yeux Des femmes jetaient un sort au fond de son âme. Et c’était un jour d’été, torride et blanc. Le salon était frais et obscur, des fleurs odorantes Embaumaient sur les tables. Dans l’air se mourait frémissant Un chant étranger. Et la dame aux mains charmantes. La dame aux blanches mains, aux yeux clairs, Se dressait, pareille au lys qui vient d’éclore, Pareille à un rare, onduleux oiseau des mers Qui se pose, et dont les ailes palpitent encore. Du dehors le jour cru rayait les persiennes : nul bruit Que le bec du pic martelant la marche des heures, Et lui, l’enfant, son cœur fondait comme un fruit Auprès de la dame aux yeux clairs, dans la fraîche demeure.
Quatre ou cinq, nous avions résolu d’aller dans les bois déserts Cueillir les cèpes qui sentent bon et les jaunes oronges. Aline était avec nous, la brune aux tendres airs, De qui l’approche étreignait mon cœur et mouillait ma bouche. Et bientôt la fraîcheur du bois nous couvrant comme un souple manteau, Nous avions oublié déjà les beaux champignons, les bruns et les jaunes. Interdits nous marchions, ainsi qu’on découvre un pays nouveau, Et l’été troublant gonflait de désir nos jeunes poitrines. Soudain j’entendis la voix prochaine d’Aline aux doux yeux Qui disait : « Monsieur Paul, aidez-moi pour sauter ce fossé, je vous prie ». Je la pris dans mes bras, je sentis ses seins qui battaient un peu : Nous étions tout seuls, rougissants, tous deux dans le frais silence. À peine chantait le ruisseau dans les joncs, fugace et secret, À peine au loin s’élevait le bruit cuivré des cigales. Nos pas s’étaient ralentis ; je ne sais quel obscur regret ; Pleurait au dedans de nous, comme l’eau sous les herbes humides.
Qui dira, dans l’ombre du bois, l’odeur des fraises premières, Le goût des premiers baisers, la douceur des premiers gazons, Et le vol rapide et muet des fugaces, fugaces saisons ; Qui dira les sentiers de jadis, la fontaine aux tendres mystères ? Fontaine, dont l’eau transparente miroite à l’insu du soleil, Inclinés vers toi nous buvions, et tes larmes trempaient nos manches ; Et les filles avaient les yeux si limpides, les joues si blanches ; Verrons-nous encore (ou jamais) des joues et des yeux pareils ? Mais toi, tu n’as pas cessé de pleurer tes eaux cristallines, Et d’autres mains te violent, et d’autres bouches encor. Que t’importe, citerne sans âge, abreuvoir, que les fleurs d’alors, Que les fleurs de jadis soient flétries, et nos cœurs, et les lèvres d’Aline ?
S’il vous plaît de venir vers nous et les mornes campagnes, De laisser en arrière la jaune nuit des cités Pour orner ma demeure, et, docile, attiédir mes côtés, Courtisane aux belles bottines, qu’Éros accompagne ; Bienvenu, le long des chemins gercés par le froid, Le bruit de vos hauts talons dans les feuilles sonores ; Et ces faibles bras, que le poids des métaux lasse encore, Bienvenus à mon cou, et ces lèvres peintes pour moi. Mais encor soyez simple, soyez une fleur sans pensée, Comme un lys couleur d’occident au verger tard-venu ; Et ma couche rira d’écouter sur vos membres menus Le bruit léger de la soie par l’étreinte froissée.
Rendez-vous ce jour-là dans l’allée d’arbres verts « où personne ne va ». J’avais d’avance averti le cocher (landau de louage, Un peu fané) : Stoppez à gauche en dehors du passage. Un prêtre seul, lisant son bréviaire, était là. Et le quart de l’heure promise n’avait tinté pas encore Au collège voisin que sonnèrent ses pas et fleurirent ses yeux. La voiture s’était ébranlée ; déjà je tâchais de mon mieux À voiler les carreaux, maudissant ces vieux stores que nul ne restaure. Mais toujours l’un d’eux s’envolait. De vagues passants alors Béaient le long des chemins, à voir nos lèvres unies. Cependant l’amie aux longs cils me jurait des amours infinies : « Je vous aime, sûr », disait-elle ; et certes, de tout son corps. Et, si je n’avais pas peur de rimer des maximes banales, Je dirais que serment de femme est plus vain que neige au soleil : Que le sage brave Circé, ses bras aux serpents pareils, Son parfum, l’hippomane même, qu’épand la folie des cavales.
Mon âme paisible était pareille autrefois À quelque ville assurée de ses murs antiques, Avec des jardins, des palais et de riches boutiques, Et de pâles pigeons qui se posent au bord des toits. Mais après les jours de joie et de calmes fêtes La ruine est venue, les heures de peine et de pleurs ; Et la ville a connu (ainsi qu’il est dit aux gazettes) La pioche du démolisseur. Et la pioche c’est vous qui l’avez brandie, ô funeste Faustine, aimée sur les plages et dans les bois ; Ou vous encore, étrangère prudente de gestes, Aux yeux étroits.
Vous tous encor que ravit de rêver, et la volupté Du regret, vous tous que ravit la nuance des choses qui meurent, Et ces tendres brises du sud dont frissonnent les bois dévastés Et les vieilles demeures ; Vous tous à l’âme ambigüe qu’émeut la mémoire des sols Parfumés, foulés autrefois, et des mers aux belles colères, Et des jours enfuis, qu’aucun printemps ne ramène par vols Triangulaires ; Voici que l’automne a rougi les forêts et sucré les fruits : Au fond du verger j’ai porté mon cœur nostalgique qui pleure, Au fond du verger frissonnant d’abeilles, où coulent sans bruit Les lourdes heures. Et lassé, je pense à de mûres amours, à des soirs écoulés Auprès de la noble couche où le jaune étreint l’écarlate ; Tandis que fermente en nous, et parmi les raisins foulés, La savante Hécate.