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Jean-Louis Vaudoyer

[...] Ses musées, ses palais, ses églises c'était Braün, Giraudon ; c'étaient les albums, les revues d'art. Mes souvenirs de voyageur devenaient vagues et indécis devant les images cristallisées qu'il tirait, comme les pierres d'un écrin, de sa prodigieuse mémoire. J'ai éprouvé une impression moins forte, mais analogue, à deux reprises, près de deux autres écrivains. L'un et l'autre, malades depuis longtemps, ne voyageaient plus ; mais ils portaient en eux des trésors à la fois vivaces et ordonnés. Près de Toulet, au bar de la Paix, près de Proust, dans la chambre aux murs de liège du boulevard Haussmann, j'ai eu le sentiment passager de la vanité de tout déplacement corporel. Toulet m'interrogeait sur tel Carpaccio (il n'aimait, en Italie, que les peintres vénitiens), Proust m'interrogeait sur tel Vermeer, sur tel Pieter de Hoogh (le sang-froid de, la minutie hollandaise l'émerveillait). Je leur donnais quelque renseignement matériel ; je leur fournissais quelque détail tout au plus digne de figurer dans un « état des lieux ». Eux, ils n'avaient pas eu besoin de voir Sainte Ursule ou la Fille à la perle pour pénétrer les mystères particuliers d'une beauté qui, par la seule reproduction monochrome, s'était donnée à eux.

(Jean-Louis Vaudoyer, « Près d'Élémir Bourges », in La Revue hebdomadaire, pp. 154-155)

Paul Léautaud

Samedi 22 Août 1936. — C'est inouï ce qu'on nous rase, depuis la mort de Toulet, avec son génie de poète. Il y a là un de ces bateaux littéraires comme on en compte quelques-uns à notre époque. Le Carnet des lettres et des arts de l'Action française d'aujourd'hui offre encore à notre admiration des vers inédits, « aussi beaux que les plus célèbres », par exemple « ces adorables strophes » :


Cette branche aujourd'hui flétrie
Que je tiens dans ma main,
Qu'elle ait fané sans lendemain
II n'y a raillerie. 

Je pourrais rien qu'en l'agitant,
T'évoquer, ô Carresse
Battu du Gave, et la tendresse
D'un avril inconstant ;
 
Ou bien, au sortir du Laprée
Et son comptoir d'étain,
Sur Paris tendu, le matin
En sa robe diaprée ;
 
Et la mer bleue, où, près d'Alger,
Lilith aux longues jambes,
Tu dictas de tendres ïambes
Au changeant étranger.

On cherche en vain ce qu'il y a d'adorable dans ces vers difficiles, contournés, maniérés, sans musique ni émotion.

Ce qui suit évoque, paraît-il, Mathurin Régnier :


Tel, dans Pau lumineuse où les toits sont d'ardoises,
Ami, tu maudissais ton repos insulté,
L'auberge ouverte à tous, l'éclat d'un jour d'été,
Et dans leur atelier ces petites Paloises
Qui te tiraient la langue et te faisaient des yeux.
Toi, tout en leur jetant des jurons pour adieux,
Tu pris l'escalier aux marches inégales,
Tel Hercule, dans Locre, éveillé des cigales,
Cherchait une autre rive et blasphémait les dieux.

Et ce qui suit, au dire du citateur, est marqué au coin du plus pur esprit de France :


Cependant, au café, les jeunes chroniqueurs,
Soucieux de toucher à la caisse, et nos cœurs,
Composent Scholl avec Chincholle, ou Claretie,
Et toi, ma Muse, et toi qui... — Madame est sortie,
Me répond la boniche, « avec deux messieurs seuls ».
— Savez-vous s'ils allaient essayer des linceuls ?

Il paraît enfin que Henri Martineau, le chef des thuriféraires de Toulet, a recueilli les poèmes inachevés et courts fragments « où apparaît le dernier état d'une pensée et d'une musique trop tôt suspendues. » Pour nous convaincre, cette niaiserie entortillée, comme tout ce qu'écrivait Toulet :


Ce n'est pas drôle de mourir
Et d'aimer tant de choses :
La nuit bleue et les matins roses,
Les fruits lents à mûrir...

(Journal littéraire)

Paul-Jean Toulet