Louis ARAGON (1897-1982)


Hourra l'Oural (1934)

Magnitogorsk 1932
Les Yeux d'Elsa (1942)

La nuit d'exil
Les yeux d'Elsa
Elsa (1959)

La rose du premier de l'an
«Ces vers toute la nuit...»
Le Roman Inachevé (1959)

«Marguerite Marie et Madeleine...»

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Magnitogorsk 1932
Le petit cheval n'y comprend rien
Qu'est-ce que c'est que ces caissons
Ces arbres de fer ces chars ces chansons
qui sortent de sortes
de fleurs suspendues
Et rien ne sert de trotter. Les mots de métal
volent
le long de la route au vent malicieux des poteaux télégraphiques
Le petit cheval n'y comprend rien

Le petit cheval n'y comprend rien
Le paysage est un géant enchaîné avec des clous d'usines
Le paysage s'est pris les collines dans un filet de baraquements
Le paysage a mis des colliers de fumées
Le paysage a plus d'échafaudages qu'un jour d'été
n'a de mouches
Le paysage est à genoux dans le socialisme
Et l'électricité
étire ses doigts fins du ciel à la poussière

Le petit cheval n'y comprend rien
Personne ne dort dans ces maisons d'hommes
Ça siffle partout comme après un chien
Et des léopards de feu se détachent au passage des wagonnets
le long du combiné des sous-produits chimiques
Tonnerre du minerai tombant aux concasseurs
Tonnerre du rire des hauts fourneaux
Tonnerre d'applaudissements des eaux du barrage
au numéro d'un clown inconnu qui crache du fer

Le petit cheval n'y comprend rien
Il y a des mouchoirs
rouges avec des mots blancs
tendus au travers du ciel des routes
ou noués à des machines
ou comme des bifteacks à la gueule des bâtiments
Il y a des conseils d'hygiène jusqu'
au fond de la nuit du charbon
Il y a
de l'idéologie en pagaye au déballez-moi ça des monts

Le petit cheval n'y comprend rien
De grands types circulent entre les épaules de la terre
et sous leurs mains calleuses familièrement
claque le flanc de l'avenir
De grands types qui lisent au voyant des édifices publics
les chiffres mystérieux de la fonte et du coke produits chaque jour
De grands types
pour qui le ciel et la montagne
se résument le soir dans un accordéon

Ah mon amour ah mon amour allons au cirque
où fait de la voltige un Italien
qui s'est sauvé de chez Mussolini dans les soutes
d'un vapeur rouge dont le Vésuve a salué longtemps le départ
Et puis nous remonterons vers la ville socialiste
à laquelle il manque encore ses balcons
entendre ce qu'ont à dire de la poésie
les membres de la brigade Maxime Gorki
Quand on pense que le blooming n'a pas encore son poète
Le petit cheval n'y comprend rien

Sur un sein de la ville un monde fou s'agite
Les femmes de par ici ont les yeux si noirs qu'on s'y noierait
Les échoppes ont l'air de femmes bien-aimées
Un photographe rose a seul des larmes dans la voix

Près de la tente des consultations vétérinaires
des grappes de souliers pendent à des poutrelles
plus incroyables aux regards bachkirs que les automobiles
ou pour toi que l' Anti-Dühring à l'éventaire d'un bouquiniste
Le petit cheval n'y comprend rien

Au fait que disait-elle au début de ce poème
la voix aérienne qui saute à mesure qu'on s'en va
d'un pavillon vers l'autre et qui reprend l'antienne
sans laquelle un quelque chose assurément manque au panorama
Et les mots s'égrenaient s'égrenaient à la fresque
immense
où dans un coin Détail un mammouth forgeron
regarde avec tendresse un tout petit Lénine en plâtre
Le petit cheval n'y comprend rien

Tu n'y comprends rien petit cheval
Est-ce que tu ne détestes pas à tes heures
le fouet et le goût qu'il donne à ton foin
Est-ce que tu n'as pas vu dans les villages
des hommes avoir faim près des vierges en or
Petit cheval ne presse pas ta course écoute
Petit cheval les mots radiophoniques qui sont
le clé de ce rébus d'Oural écoute
Petit cheval écoute bien

La
technique
dans la période
de reconstruction
décide
de
tout

Petit cheval petit cheval comprends-moi bien



Louis ARAGON

© L'auteur


Les yeux d'Elsa
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire

À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche

Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août

J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
 


Louis ARAGON

© Seghers




Marguerite Marie et Madeleine
Il faut bien que les soeurs aillent par trois
Aux vitres j'écris quand il fait bien froid
Avec mon doigt leur nom dans mon haleine

Pour le bal de Saint-Cyr elles ont mis
Trois des plus belles robes de Peau d'Âne
Celle couleur de la route océane
Celle de vent celle d'astronomie

Comment dormir à moins qu'elles ne viennent
Me faire voir leurs souliers de satin
Qui vont danser danser jusqu'au matin
Pas des patineurs et valses de Vienne

Marguerite Madeleine et Marie
La première est triste à quoi songe-t-elle
La seconde est belle avec ses dentelles
À tout ce qu'on dit la troisième rit

Je ferme les yeux je les accompagne
Que les Saint-Cyriens avec leurs gants blancs
Que les Saint-Cyriens se montrent galants
Ils offriront aux dames du champagne

Chacune est un peu pour eux Cendrillon
Tous ces fils de roi d'elles s'amourachent
Si jeunes qu'ils n'ont barbe ni moustache
Mais tout finira par un cotillon

La vie et le bal ont passé trop vite
La nuit n'a jamais la longueur qu'on veut
Et dans le matin défont leurs cheveux
Madeleine Marie et Marguerite



Louis ARAGON

© Gallimard


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