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Mais ici le soleil ne sert pas seulement à chauffer le ciel domestique comme un four plein de sa braise : il faut des précautions avec lui. Dès que l'an commence, voici l'eau, voici les menstrues de la terre vierge. Ces vastes campagnes sans pente, mal séparées de la mer qu'elles continuent et que la pluie imbibe sans s'écouler, se réfugient, dès qu'elles ont conçu, sous la nappe durante qu'elles fixent en mille cadres. Et le travail du village est d'enrichir de maints baquets la sauce : à quatre pattes, dedans, l'agriculteur la brasse et la délaie de ses mains. L'homme jaune ne mord pas dans le pain ; il happe des lèvres, il engloutit sans le façonner dans sa bouche un aliment semi-liquide. Ainsi le riz vient, comme on le cuit, à la vapeur. Et l'attention de son peuple est de lui fournir toute l'eau dont il a besoin, de suffire à l'ardeur contenue du fourneau céleste. Aussi, quand le flot monte les noriahs partout chantent comme des cigales. Et l'on n'a point recours au buffle ; eux-mêmes, côte à côte cramponnés à la même barre et foulant comme d'un même genou l'ailette rouge, l'homme et la femme veillent à la cuisine de leur champ, comme la ménagère au repas qui fume. Et l'Annamite puise l'eau avec une espèce de cuiller ; dans sa soutane noire avec sa petite tête de tortue, aussi jaune que la moutarde, il est le triste sacristain de la fange ; que de révérences et de génuflexions tandis que d'un seau attaché à deux cordes le couple de nhaquésva chercher dans tous les creux le jus de crachin pour en oindre la terre bonne à manger !
[1903]
© Gallimard
Je suis ici, l'autre est ailleurs, et le silence est terrible : Nous sommes des malheureux et Satan nous vanne dans son crible. Je souffre, et l'autre souffre, et il n'y a point de chemin Entre elle et moi, de l'autre à moi point de parole ni de main. Rien que la nuit qui est commune et incommunicable, La nuit où l'on ne fait point d'oeuvre et l'affreux amour impraticable. Je prête l'oreille, et je suis seul, et la terreur m'envahit. J'entends la ressemblance de sa voix et le son d'un cri. J'entends un faible vent et mes cheveux se lèvent sur ma tête. Sauvez-la du danger de la mort et de la gueule de la Bête ! Voici de nouveau le goût de la mort entre mes dents, La tranchée, l'envie de vomir et le retournement. J'ai été seul dans le pressoir, j'ai foulé le raisin dans mon délire, Cette nuit où je marchais d'un mur à l'autre en éclatant de rire. Celui qui a fait les yeux, sans yeux est-ce qu'il ne me verra pas ? Celui qui a fait les oreilles, est-ce qu'il ne m'entendra pas sans oreilles ? Je sais que là où le péché abonde, là Votre miséricorde surabonde. Il faut prier, car c'est l'heure du Prince du monde. 1905
© Gallimard
Avec ses deux sous de tabac, son casier judiciaire belge et sa feuille de route jusqu'à Paris.
Marin dorénavant sans la mer, vagabond d'une route sans kilomètres,
Domicile inconnu, profession, pas..., « Verlaine Paul, homme de lettres ».
Le malheureux fait des vers en effet pour lesquels Anatole France n'est pas tendre :
Quand on écrit en français, c'est pour se faire comprendre.
L'homme tout de même est si drôle avec sa jambe raide qu'il l'a mis dans un roman.
On lui paye parfois une « blanche », il est célèbre chez les étudiants.
Mais ce qu'il écrit, c'est des choses qu'on ne peut lire sans indignation,
Car elles ont treize pieds quelquefois et aucune signification.
Le prix Archon-Despérouses n'est pas pour lui, ni le regard de Monsieur de Montyon qui est au ciel.
Il est l'amateur dérisoire au milieu des professionnels.
Chacun lui donne de bons conseils ; s'il meurt de faim, c'est sa faute.
On ne se la laisse pas faire par ce mystificateur à la côte.
L'argent, on n'en a pas de trop pour Messieurs les Professeurs,
Qui plus tard feront des cours sur lui et qui sont tous décorés de la Légion d'honneur.
Nous ne connaissons pas cet homme et nous ne savons qui il est.
Le vieux Socrate chauve grommelle dans sa barbe emmêlée ;
Car une absinthe coûte cinquante centimes et il en faut au moins quatre pour être soûl :
Mais il aime mieux être ivre que semblable à aucun de nous.
Car son coeur est comme empoisonné, depuis que le pervertit
Cette voix de femme ou d'enfant - ou d'un ange qui lui parlait dans le paradis !
Que Catulle Mendès garde la gloire, et Sully Prudhomme ce grand poëte !
Il refuse de recevoir sa patente en cuivre avec une belle casquette.
Que d'autres gardent le plaisir avec la vertu, les femmes, l'honneur et les cigares !
Il couche tout nu dans un garni avec une indifférence tartare,
Il connaît les marchands de vins par leur petit nom, il est à l'hôpital comme chez lui :
Mais il vaut mieux être mort que d'être comme les gens d'ici.
Donc célébrons tous d'une seule voix Verlaine, maintenant qu'on nous dit qu'il est mort.
C'était la seule chose qui lui manquait, et ce qu'il y a de plus fort,
C'est que nous comprenons, tous, ses vers maintenant que nos demoiselles nous les chantent, avec la musique
Que de grands compositeurs y ont mise et toute sorte d'accompagnements séraphiques !
Le vieil homme à la côte est parti : il a rejoint le bateau qui l'a débarqué
Et qui l'attendait en ce port noir, mais nous n'avons rien remarqué,
Rien que la détonation de la grande voile qui se gonfle et le bruit d'une puissante étrave dans l'écume,
Rien qu'une voix comme une voix de femme ou d'enfant, ou d'ange qui appelait : Verlaine ! dans la brume.
© Gallimard
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