Francis JAMMES (1868-1938)


De l'Angélus de l'aube à l'Angélus du soir (1898)

Le pauvre pion
J'aime l'âne
Laisse les nuages
La jeune fille
Il va neiger

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Le pauvre pion
Le pauvre pion doux si sale m'a dit : j'ai
bien mal aux yeux et le bras droit paralysé.

Bien sûr que le pauvre diable n'a pas de mère
pour le consoler doucement de sa misère.

Il vit comme cela, pion dans une boîte,
et passe parfois sur son front froid sa main moite.

Avec ses bras il fait un coussin sur un banc
et s'assoupit un peu comme un petit enfant.

Mais au lieu de traversin bien blanc, sa vareuse
se mêle à sa barbe dure, grise et crasseuse.

Il économise pour se faire soigner.
Il a des douleurs. C'est trop cher de se doucher.

Alors il enveloppe dans un pauvre linge
tout son pauvre corps misérable de grand singe.

Le pauvre pion doux si sale m'a dit : j'ai
bien mal aux yeux et le bras droit paralysé.



Francis JAMMES

J'aime l'âne
J'aime l'âne si doux
marchant le long des houx.

Il prend garde aux abeilles
et bouge ses oreilles ;

et il porte les pauvres
et des sacs remplis d'orge.

Il va, près des fossés,
d'un petit pas cassé.

Mon amie le croit bête
parce qu'il est poète.

Il réfléchit toujours.
Ses yeux sont en velours.

Jeune fille au doux coeur,
tu n'as pas sa douceur :

car il est devant Dieu
l'âne doux du ciel bleu.

Et il reste à l'étable,
fatigué, misérable,

ayant bien fatigué
ses pauvres petits pieds.

Il a fait son devoir
du matin jusqu'au soir.

Qu'as-tu fait jeune fille ?
Tu as tiré l'aiguille...

Mais l'âne s'est blessé :
la mouche l'a piqué.

Il a tant travaillé
que ça vous fait pitié.

Qu'as-tu mangé petite ?
- T'as mangé des cerises.

L'âne n'a pas eu d'orge,
car le maître est trop pauvre.

Il a sucé la corde,
puis a dormi dans l'ombre...

La corde de ton coeur
n'a pas cette douceur.

Il est l'âne si doux
marchant le long des houx.

J'ai le coeur  ulcéré  :
ce mot-là te plairait.

Dis-moi donc, ma chérie,
si je pleure ou je ris ?

Va trouver le viel âne,
et dis-lui que mon âme

est sur les grands chemins,
comme lui le matin.

Demande-lui, chérie,
si je pleure ou je ris ?

Je doute qu'il réponde :
il marchera dans l'ombre,

crevé par la douceur,
sur le chemin en fleurs.



Francis JAMMES

La jeune fille
La jeune fille est blanche,
elle a des veines vertes
aux poignets, dans ses manches
	ouvertes.

On ne sait pas pourquoi
elle rit. Par moment
elle crie et cela
	est perçant.

Est-ce qu'elle se doute
qu'elle vous prend le coeur
en cueillant sur la route
	des fleurs ?

On dirait quelquefois
qu'elle comprend des choses.
Pas toujours. Elle cause
	tout bas.

« Oh ! ma chère ! oh ! là là...
... Figure-toi... mardi
je l'ai vu... j'ai rri. » - Elle dit
	comme ça.

Quand un jeune homme souffre,
d'abord elle se tait :
et ne rit plus, tout
	étonnée.

Dans les petits chemins
elle remplit ses mains
de piquants de bruyères,
	de fougères.

Elle est grande, elle est blanche,
elle a des bras très doux.
Elle est très droite et penche
	le cou.

				1889.


Francis JAMMES

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