Alfred JARRY (1873-1907)


Ubu roi (1896)

La chanson du décervelage

Le bain du roi

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La chanson du décervelage
Je fus pendant longtemps ouvrier ébéniste,
Dans la ru' du Champ d'Mars, d'la paroiss' de Toussaints.
Mon épouse exerçait la profession d'modiste,
   Et nous n'avions jamais manqué de rien. -
   Quand le dimanch' s'annonçait sans nuage,
   Nous exhibions nos beaux accoutrements
   Et nous allions voir le décervelage
   Ru' d'l'Échaudé, passer un bon moment.
	 Voyez, voyez la machin' tourner,
	 Voyez, voyez la cervell' sauter,
	 Voyez, voyez les Rentiers trembler ; 
(Choeurs) :  Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

Nos deux marmots chéris, barbouillés d'confitures,
Brandissant avec joi' des poupins en papier,
Avec nous s'installaient sur le haut d'la voiture
   Et nous roulions gaîment vers l'Échaudé. -
   On s'précipite en foule à la barrière,
   On s'fich' des coups pour être au premier rang ;
   Moi je m'mettais toujours sur un tas d'pierres
   Pour pas salir mes godillots dans l'sang.
	 Voyez, voyez la machin' tourner,
	 Voyez, voyez la cervell' sauter,
	 Voyez, voyez les Rentiers trembler ; 
(Choeurs) :  Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

Bientôt ma femme et moi nous somm's tout blancs d'cervelle,
Les marmots en boulott'nt et tous nous trépignons
En voyant l'Palotin qui brandit sa lumelle,
   Et les blessur's et les numéros d'plomb. -
   Soudain j'perçois dans l'coin, près d'la machine,
   La gueul' d'un bonz' qui n'm'revient qu'à moitié.
   Mon vieux, que j'dis, je r'connais ta bobine,
   Tu m'as volé, c'est pas moi qui t'plaindrai.
	 Voyez, voyez la machin' tourner,
	 Voyez, voyez la cervell' sauter,
	 Voyez, voyez les Rentiers trembler ; 
(Choeurs) :  Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

Soudain j'me sens tirer la manch' par mon épouse :
Èspèc' d'andouill', qu'ell'm'dit, v'là l'moment d'te montrer :
Flanque-lui par la gueule un bon gros paquet d'bouse,
   V'là l'Palotin qu'a just' le dos tourné. -
   En entendant ce raisonn'ment superbe,
   J'attrap' sus l'coup mon courage à deux mains :
   J'flanque au Rentier une gigantesque merdre
   Qui s'aplatit sur l'nez du Palotin.
	 Voyez, voyez la machin' tourner,
	 Voyez, voyez la cervell' sauter,
	 Voyez, voyez les Rentiers trembler ; 
(Choeurs) :  Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 

Aussitôt j'suis lancé par-dessus la barrière,
Par la foule en fureur je me vois bousculé
Et j'suis précipité la tête la première
   Dans l'grand trou noir d'ous qu'on n'revient jamais. -
   Voilà c'que c'est qu'd'aller s'prom'ner l'dimanche
   Ru' d'l'Échaudé pour voir décerveler,
   Marcher l'Pinc'-Porc ou bien l'Démanch'-Commanche,
   On part vivant et l'on revient tudé.
	 Voyez, voyez la machin' tourner,
	 Voyez, voyez la cervell' sauter,
	 Voyez, voyez les Rentiers trembler ; 
(Choeurs) :  Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu ! 



Alfred JARRY

Le bain du roi
Rampant d'argent sur champ de sinople, dragon
Fluide, au soleil de la Vistule se boursoufle.
Or le roi de Pologne, ancien roi d'Aragon,
Se hâte vers son bain, très nu, puissant maroufle.

Les pairs étaient douzaine : il est sans parangon.
Son lard tremble à sa marche et la terre à son souffle ;
Pour chacun de ses pas son orteil patagon
Lui taille au creux du sable une neuve pantoufle.

Et couvert de son ventre ainsi que d'un écu
Il va. La redondance illustre de son cul
Affirme insuffisant le caleçon vulgaire

Où sont portraicturés en or, au naturel,
Par derrière, un Peau-Rouge au sentier de la guerre
Sur son cheval, et par devant, la Tour Eiffel.


Alfred JARRY

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