Marie NOEL (1883-1967)


Les chansons et les heures (1921)

Attente
Vision
Chants d'arrière saison (1961)

La morte et ses mains tristes

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Vision
 		   I

Quand j'approcherai de la fin du Temps,
Quand plus vite qu'août ne boit les étangs,
J'userai le fond de mes courts instants ;

Quand les écoutant se tarir, en vain
J'en voudrai garder pour le lendemain,
Sans que Dieu le sache, un seul dans ma main ;

Quand la terre ira se rétrécissant
Et que mon chemin déjà finissant
Courra sous mes pieds au dernier versant ;

Quand sans reculer pour gagner un pas,
Quand sans m'arrêter, ni quand je suis las,
Ni dans mon sommeil, ni pour mes repas ;

Quand, le coeur saisi d'épouvantement,
J'étendrai les mains vers un être aimant
Pour me retenir à son vêtement...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

Quand de jour en jour je perdrai la faim,
Je perdrai la force et que de ma main
Lasse de tenir tombera le pain ;

Quand tout sur ma langue aura mauvais goût,
Quand tout dans mes yeux pâlira, quand tout
Me fera branler si je suis debout ;

Quand mes doigts de tout se détacheront
Et que mes pensers hagards sous mon front
Se perdront sans cesse et se chercheront ;

Quand sur les chemins, quand sur le plancher,
Mes pieds n'auront plus de joie à marcher ;
Quand je n'irai plus en ville, au marché,

Ni dans mon pays toujours plus lointain,
Ni jusqu'à l'église au petit matin,
Ni dans mon quartier, ni dans mon jardin ;

Quand je n'irai plus même en ma maison,
Quand je n'aurai plus pour seul horizon
Qu'au fond de mon lit toujours la cloison...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

	Quand les voisines sur le pas
	De la porte parleront bas,
	Parleront et n'entreront pas ;

	Quand parents, amis, tour à tour,
	Laissant leur logis chaque jour,
	Dans le mien seront de retour ;

	Quand dès l'aube ils viendront me voir
	Et sans rien faire que s'asseoir
	Dans ma chambre attendront le soir ;

	Quand dans l'armoire où j'ai rangé
	Mon linge blanc, un étranger
	Cherchera de quoi me changer ;

	Quand pour le lait qu'il faut payer,
	Quelqu'un prendra sans m'éveiller
	Ma bourse sous mon oreiller ;

	Quand pour boire de loin en loin,
	J'attendrai, n'en ayant plus soin,
	Que quelqu'un songe à mon besoin...
	. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

	Quand le soleil et l'horizon
	S'enfuiront... quand de la maison
	S'enfuiront l'heure et la saison ;

	Quand la fenêtre sur la cour
	S'éteindra... quand après le jour
	S'éteindra la lampe à son tour ;

	Quand, sans pouvoir la rallumer,
	Tous ceux que j'avais pour m'aimer
	Laisseront la nuit m'enfermer ;

	Quand leurs voix, murmure indistinct,
	M'abandonnant à mon destin,
	S'évanouiront dans le lointain ;

	Quand cherchant en vain mon salut
	Dans un son, je n'entendrai plus
	Qu'au loin un silence confus ;

	Quand le froid entre mes draps chauds
	Se glissera jusqu'à mes os
	Et saisira mes pieds déchaux ;

	Quand mon souffle contre un poids sourd
	Se débattra... restera court
	Sans pouvoir soulever l'air lourd ;

	Quand la mort comme un assassin
	Qui précipite son dessein
	S'agenouillera sur mon sein ;

	Quand ses doigts presseront mon cou,
	Quand de mon corps mon esprit fou
	Jaillira sans savoir jusqu'où...

Alors, pour traverser la nuit, comme une femme
Emporte son enfant endormie, ô mon Dieu,
Tu me prendras, tu m'emporteras au milieu
Du ciel splendide en ta demeure où peu à peu
Le matin éternel réveillera mon âme.



Marie NOEL

© Stock


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