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Je naquis au Havre un vingt et un février en mil neuf cent et trois. Ma mère était mercière et mon père mercier : ils trépignaient de joie. Inexplicablement je connus l'injustice et fus mis un matin chez une femme avide et bête, une nourrice, qui me tendit son sein. De cette outre de lait j'ai de la peine à croire que j'en tirais festin en pressant de ma lèvre une sorte de poire, organe féminin. Et lorsque j'eus atteint cet âge respectable vingt-cinq ou vingt-six mois, repris par mes parents, je m'assis à leur table héritier, fils et roi d'un domaine excessif où de très déchus anges sanglés dans des corsets et des démons soufreux jetaient dans les vidanges des oiseaux empaillés, où des fleurs de métal de papier ou de bure poussaient dans les tiroirs en bouquets déjà prêts à orner des galures, spectacle horrible à voir. Mon père débitait des toises de soieries, des tonnes de boutons, des kilogs d'extrafort et de rubanneries rangés sur des rayons. Quelques filles l'aidaient dans sa fade besogne en coupant des coupons et grimpaient à l'échelle avec nulle vergogne, en montrant leurs jupons. Ma pauvre mère avait une âme musicienne et jouait du piano; on vendait des bibis et de la valencienne au bruit de ses morceaux. Jeanne Henriette Évodie envahissaient la cave cherchant le pétrolin, sorte de sable huileux avec lequel on lave le sol du magasin. J'aidais à balayer cette matière infecte on baissait les volets, à cheval sur un banc je criais « à perpette » (comprendre : éternité). Ainsi je grandissais parmi ces demoiselles en reniflant leur sueur qui fruit de leur travail perlait à leurs aisselles : je n'eus jamais de soeur. Fils unique, exempleu du déclin de la France, je suçais des bonbons pendant que mes parents aux prospères finances accumulaient des bons de Panama, du trois pour cent, de l'Emprunt russe et du Crédit Foncier, préparant des revers conséquences de l'U.R.S.S. et du quat'sous-papier. Mon cousin plus âgé barbotait dans la caisse avecque mon concours et dans le personnel choisissait ses maîtresses, ce que je sus le jour où, devenu pubère, on m'apprit la morale et les bonnes façons; je respectai toujours cette loi familiale et connus les boxons. Mais je dois revenir quelque peu en arrière : je suis toujours enfant, je dessine avec soin de longs chemins de fer, et des bateaux dansant sur la vague accentuée ainsi qu'un vol de mouettes autour du sémaphore, et des châteaux carrés munis de leur girouette, des soldats et des forts, (témoins incontestés de mon militarisme - la revanche s'approche et je n'ai que cinq ans) des bonshommes qu'un prisme sous mes doigts effiloche, que je reconnais, mais que les autres croient être de minces araignées. À l'école on apprend bâtons, chiffres et lettres en se curant le nez.
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Il faut de tout pour faire un monde Il faut des vieillards tremblotants Il faut des milliards de secondes Il faut chaque chose en son temps En mars il y a le printemps Il est un mois où l'on moissonne Il est un jour au bout de l'an L'hiver arrive après l'automne La pierre qui roule est sans mousse Béliers tondus gèlent au vent Entre les pavés l'herbe pousse Que voilà de désagréments Chaque arbre vêt son linceul blanc Le soleil se traîne tout jone C'est la neige après le beau temps L'hiver arrive après l'automne Quand on est vieux on est plus jeune On finit par perdre ses dents Après avoir mangé on jeûne Personne n'est jamais content On regrette ses jouets d'enfant On râle après le téléphone On pleure comme un caïman L'hiver arrive après l'automne Envoi Prince ! tout ça c'est le chiendent C'est encor pis si tu raisonnes La mort t'as toujours au tournant L'hiver arrive après l'automne
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Je marcherai longtemps sur la route immobile sans me faire de bile en marchant très longtemps j'arriverai peut-être aux portes de la ville en restant immobile et pourtant en marchant M'arrêtant un peu las aux portes de la ville je regarderai lors les murailles longtemps avant de me risquer dans ses rues infertiles où m'attendent geignards ses rusés commerçants Dans un hôtel miteux je nettoierai mes bottes dans un snack incertain je mangerai du pain puis je me coucherai en attendant les aubes en rêvant de ces pas qui ont fait mon chemin Sans marcher plus longtemps me tenant immobile sans me faire de bile éveillé ou dormant je quitterai peut-être une certaine ville où j'allai un beau jour immobile restant Sur l'horizon plaintif jetant un dernier souffle j'éteins la calebombe et son ultime lueur je n'ai jamais bougé Tout être se boursoufle lorsqu'il veut s'agiter au-delà de sa peur
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