Pierre MorhangeAu café

 
   

À Joseph Roth In Memoriam


J’ai vu Joseph Roth au café
Il buvait un whisky puis une oxygénée
L’oxygénée ? Quel est donc ce breuvage ?
On devient courageux dit-il après l’avoir bu
Il passe son verre que le garçon venait de préparer
À Michel Matveev qui en but une modeste gorgée
Puis il me passa son verre
Pour que je goûte paternel pour me faire plaisir
Et pour me prêter une fois avec quoi il se tue
Pour moi ce fut un goût frais glacé net un peu âpre
Pour lui le long poison le chemin
Il venait de me présenter son breuvage
Oh ! non pas de me faire entrer dans sa terrible chambre
Mais de me montrer la panoplie de sa mort
Et de la caresser devant moi sans forfanterie
En homme fidèle à la mort et qui chaque jour la prépare
Par une sorte d’honnête et propre coquetterie
Le finale est là il ne reste plus à un homme que la coquetterie
Et la liberté un stoïcisme triste et sans sursaut
Une parfaite profondeur grave et surhumaine
Surhumaine par le calme et surhumaine par le pacte mortel
Le corps de Roth le foie de Roth son cœur
Se serrent et se sont rangés autrement
Autour du ruisseau d’alcool qui le traverse
Et le ronge. C’est un homme petit
Mince un officier d’élégance profonde
Et dont chaque fibre visible et invisible est fine
Plus fine plus fine encore affinée par le vent
De visages et de lumières caressant son visage
Chez lui est fixée sa moustache
Pâle blonde à petits poils usés
Comme celle d’un masque de carton chez lui sont fixées de modestes rides
Chez lui est fixée une flamme
Une courte et large incandescente
Plus large que son corps flamme de plaine ¹
Qui brûle surtout ici à ce corps
 
Mais quand je l’ai quitté
Avec mes amis avec ma femme
Avec un peu de bonheur forcément
J’ai vu l’intérieur de ses yeux bleus
La détresse autrichienne
La détresse la détresse humaine
Qui me demandait pardon
Qui me demandait de rester là.


Novembre 1937.


__________________
1. C’est l’Autriche