Jacques Delille

Les Jardins
ou
L’Art d’embellir les paysages

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poétique

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Avertissement

Plusieurs personnes d’un grand mérite ont écrit en prose sur les jardins. L’auteur de ce poème leur a emprunté quelques préceptes, et même quelques descriptions. Dans plusieurs endroits il a eu le bonheur de se rencontrer avec eux ; car son poème a été commencé, avant que leurs ouvrages parussent. Il ne dissimulera pas que c’est avec la plus grande défiance qu’il livre à l’impression cet ouvrage trop attendu, et surtout trop loué. L’indulgence extrême de ceux qui l’ont entendu, lui est un garant trop sûr de la rigueur de ceux qui le liront.

Ce poème a d’ailleurs un très grand inconvénient, celui d’être un poème didactique. Ce genre est nécessairement un peu froid, et doit le paraître encore davantage à une nation qui ne supporte guère, comme on l’a souvent remarqué, que les vers composés pour le théâtre, et qui sont la peinture des passions ou des ridicules. Peu de personnes, je dirais même peu de gens de lettres, lisent les Géorgiques de Virgile ; et tous ceux qui connaissent la langue latine, savent par cœur le quatrième livre de l’Énéide.

Dans le premier de ces deux poèmes, le poète semble regretter que les bornes de son sujet ne lui permettent pas de chanter les jardins. Après avoir lutté longtemps contre les détails un peu ingrats de la culture générale des champs, il paraît désirer de se reposer sur des objets plus riants. Mais resserré dans les limites de son sujet, il s’en est dédommagé par une esquisse rapide et charmante des jardins, et par ce touchant épisode d’un vieillard heureux dans son petit enclos cultivé par ses mains.

Ce que le poète romain regrettait de ne pouvoir faire, le père Rapin l’a exécuté. Il a écrit dans la langue et quelquefois dans le style de Virgile, un poème en quatre chants sur les jardins, qui eut un grand succès, dans un temps où on lisait encore des vers latins modernes.

Son ouvrage n’est pas sans élégance ; mais on y désirerait plus de précision, et des épisodes plus heureux.

Le plan de son poème manque d’ailleurs d’intérêt et de variété. Un chant tout entier est consacré aux eaux, un aux arbres, un aux fleurs.

On devine d’avance ce long catalogue et cette énumération fastidieuse qui appartient plus à un botaniste qu’à un poète : et cette marche méthodique, qui serait un mérite dans un traité en prose, est un grand défaut dans un ouvrage en vers, où l’esprit demande qu’on le mène par des routes un peu détournées, et qu’on lui présente des objets inattendus.

De plus, il a chanté les jardins du genre régulier, et la monotonie attachée à la grande régularité a passé du sujet dans le poème.

L’imagination, naturellement amie de la liberté, tantôt se promène péniblement dans les dessins contournés d’un parterre, tantôt va expirer au bout d’une longue allée droite. Partout elle regrette la beauté un peu désordonnée et la piquante irrégularité de la nature.

Enfin, il n’a traité que la partie mécanique de l’art des jardins. Il a entièrement oublié la partie la plus essentielle, celle qui cherche dans nos sensations, dans nos sentiments, la source des plaisirs que nous causent les scènes champêtres et les beautés de la nature, perfectionnées par l’art.

En un mot, ses jardins sont ceux de l’architecte ; les autres sont ceux du philosophe, du peintre et du poète.

Ce genre a beaucoup gagné depuis quelques années ; et si c’est encore un effet de la mode, il faut lui rendre grâce. L’art des jardins, qu’on pourrait appeler le luxe de l’agriculture, me paraît un des amusements les plus convenables, je dirais presque les plus vertueux des personnes riches. Comme culture, il les ramène à l’innocence des occupations champêtres ; comme décoration, il favorise sans danger ce goût de dépenses, qui suit les grandes fortunes : enfin, il a, pour cette classe d’hommes, le double avantage de tenir à la fois aux goûts de la ville et à ceux de la campagne.

Ce plaisir des particuliers s’est trouvé joint à l’utilité publique : il a fait aimer aux personnes opulentes le séjour de leurs terres. L’argent qui aurait entretenu les artisans du luxe, va nourrir les cultivateurs, et la richesse retourne à sa véritable source. De plus, la culture s’est enrichie d’une foule de plantes ou d’arbres étrangers ajoutés aux productions de notre sol, et cela vaut bien tout le marbre que nos jardins ont perdu.

Heureux si ce poème peut répandre encore davantage ces goûts simples et purs ! Car, comme l’auteur de ce poème l’a dit ailleurs, qui fait aimer les champs, fait aimer la vertu.


Chant premier

Le doux printemps revient, et ranime à la fois
Les oiseaux, les zéphirs, et les fleurs, et ma voix.
Pour quel sujet nouveau dois-je monter ma lyre ?
Ah ! lorsque d’un long deuil la terre enfin respire,
Dans les champs, dans les bois, sur les monts d’alentour,
Quand tout rit de bonheur, d’espérance et d’amour,
Qu’un autre ouvre aux grands noms les fastes de la gloire ;
Sur un char foudroyant qu’il place la victoire ;
Que la coupe d’Atrée ensanglante ses mains :
Flore a souri ; ma voix va chanter les jardins.
Je dirai comment l’art, dans de frais paysages,
Dirige l’eau, les fleurs, les gazons, les ombrages.

Toi donc, qui, mariant la grâce et la vigueur,
Sais du chant didactique animer la langueur,
Ô muse ! si jadis, dans les vers de Lucrèce,
Des austères leçons tu polis la rudesse ;
Si par toi, sans flétrir le langage des dieux,
Son rival a chanté le soc laborieux ;
Viens orner un sujet plus riche, plus fertile,
Dont le charme autrefois avait tenté Virgile.
N’empruntons point ici d’ornement étranger ;
Viens, de mes propres fleurs mon front va s’ombrager ;
Et, comme un rayon pur colore un beau nuage,
Des couleurs du sujet je tiendrai mon langage.

L’art innocent et doux que célèbrent mes vers,
Remonte aux plus beaux jours de l’antique univers.
Dès que l’homme eut soumis les champs à la culture,
D’un heureux coin de terre il soigna la parure ;
Et plus près de ses yeux il rangea sous ses lois
Des arbres favoris et des fleurs de son choix.
Du simple Alcinoüs le luxe encor rustique
Décorait un verger. D’un art plus magnifique
Babylone éleva des jardins dans les airs.
Quand Rome au monde entier eut envoyé des fers,
Les vainqueurs, dans des parcs ornés par la victoire,
Allaient calmer leur foudre et reposer leur gloire.
La sagesse autrefois habitait les jardins,
Et d’un air plus riant instruisait les humains :
Et quand les dieux offraient un élysée aux sages,
Était-ce des palais ? C’était de verts bocages ;
C’était des prés fleuris, séjour des doux loisirs,
Où d’une longue paix ils goûtaient les plaisirs.

Ouvrons donc, il est temps, ma carrière nouvelle ;
Philippe m’encourage, et mon sujet m’appelle.

Pour embellir les champs simples dans leurs attraits,
Gardez-vous d’insulter la nature à grands frais.
Ce noble emploi demande un artiste qui pense,
Prodigue de génie, et non pas de dépense.
Moins pompeux qu’élégant, moins décoré que beau,
Un jardin, à mes yeux, est un vaste tableau.
Soyez peintre. Les champs, leurs nuances sans nombre,
Les jets de la lumière, et les masses de l’ombre,
Les heures, les saisons, variant tour à tour
Le cercle de l’année et le cercle du jour,
Et des prés émaillés les riches broderies,
Et des riants coteaux les vertes draperies,
Les arbres, les rochers, et les eaux, et les fleurs,
Ce sont là vos pinceaux, vos toiles, vos couleurs ;
La nature est à vous ; et votre main féconde
Dispose, pour créer, des éléments du monde.

Mais avant de planter, avant que du terrain
Votre bêche imprudente ait entamé le sein,
Pour donner aux jardins une forme plus pure,
Observez, connaissez, imitez la nature.
N’avez-vous pas souvent, aux lieux infréquentés,
Rencontré tout-à-coup ces aspects enchantés
Qui suspendent vos pas, dont l’image chérie
Vous jette en une douce et longue rêverie ?
Saisissez, s’il se peut, leurs traits les plus frappants,
Et des champs apprenez l’art de parer les champs.

Voyez aussi les lieux qu’un goût savant décore.
Dans ces tableaux choisis vous choisirez encore.
Dans sa pompe élégante admirez Chantilli,
De héros en héros, d’âge en âge embelli.
Belœil, tout à la fois magnifique et champêtre,
Chanteloup, fier encor de l’exil de son maître,
Vous plairont tour-à-tour. Tel que ce frais bouton,
Timide avant-coureur de la belle saison,
L’aimable Tivoli, d’une forme nouvelle
Fit le premier en France entrevoir le modèle.
Les Grâces en riant dessinèrent Montreuil.
Maupertuis, Le Désert, Rincy, Limours, Auteuil,
Que dans vos frais sentiers doucement on s’égare !
L’ombre du grand Henri chérit encor Navarre.
Semblable à son auguste et jeune déité,
Trianon joint la grâce avec la majesté.
Pour elle il s’embellit, et s’embellit par elle.

Et toi, d’un prince aimable ô l’asile fidèle !
Dont le nom trop modeste est indigne de toi,
Lieu charmant ! offre-lui tout ce que je lui doi,
Un fortuné loisir, une douce retraite.
Bienfaiteur de mes vers, ainsi que du poète,
C’est lui qui, dans ce choix d’écrivains enchanteurs,
Dans ce jardin paré de poétiques fleurs,
Daigne accueillir ma muse. Ainsi du sein de l’herbe
La violette croît auprès du lys superbe.
Compagnon inconnu de ces hommes fameux,
Ah ! si ma faible voix pouvait chanter comme eux,
Je peindrais tes jardins, le dieu qui les habite,
Les arts et l’amitié qu’il y mène à sa suite.
Beau lieu ! Fais son bonheur. Et moi, si quelque jour,
Grâce à lui, j’embellis un champêtre séjour,
De mon illustre appui j’y placerai l’image.
De mes premières fleurs je veux qu’elle ait l’hommage :
Pour elle je cultive et j’enlace en festons
Le myrte et le laurier, tous deux chers aux Bourbons.
Et si l’ombre, la paix, la liberté m’inspire,
À l’auteur de ces dons je dévouerai ma lyre.              

J’ai dit les lieux charmants que l’art peut imiter ;
Mais il est des écueils que l’art doit éviter.
L’esprit imitateur trop souvent nous abuse.
Ne prêtez point au sol des beautés qu’il refuse :
Avant tout connaissez votre site ; et du lieu
Adorez le génie, et consultez le dieu.
Ses lois impunément ne sont pas offensées.
Cependant moins hardi qu’étrange en ses pensées,
Tous les jours, dans les champs, un artiste sans goût
Change, mêle, déplace, et dénature tout ;
Et, par l’absurde choix des beautés qu’il allie,
Revient gâter en France un site d’Italie.

Ce que votre terrain adopte avec plaisir,
Sachez le reconnaître, osez vous en saisir.
C’est mieux que la nature, et cependant c’est elle ;
C’est un tableau parfait qui n’a point de modèle.
Ainsi savaient choisir les Berghems, les Poussins.
Voyez, étudiez leurs chefs-d’œuvre divins :
Et ce qu’à la campagne emprunta la peinture,
Que l’art reconnaissant le rende à la nature.

Maintenant des terrains examinons le choix,
Et quels lieux se plairont à recevoir vos lois.
Il fut un temps funeste où, tourmentant la terre,
Aux sites les plus beaux l’art déclarait la guerre,
Et, comblant les vallons et rasant les coteaux,
D’un sol heureux formait d’insipides plateaux.
Par un contraire abus l’art, tyran des campagnes,
Aujourd’hui veut créer des vallons, des montagnes.
Évitez ces excès. Vos soins infructueux
Vainement combattraient un terrain montueux ;
Et dans un sol égal, un humble monticule
Veut être pittoresque, et n’est que ridicule.

Désirez-vous un lieu propice à vos travaux ?
Loin des champs trop unis, des monts trop inégaux,
J’aimerais ces hauteurs où, sans orgueil, domine
Sur un riche vallon une belle colline.
Là, le terrain est doux sans insipidité,
Élevé sans raideur, sec sans aridité.
Vous marchez : l’horizon vous obéit : la terre
S’élève ou redescend, s’étend ou se resserre.
Vos sites, vos plaisirs changent à chaque pas.

Qu’un obscur arpenteur, armé de son compas,
Au fond d’un cabinet, d’un jardin symétrique
Confie au froid papier le plan géométrique ;
Vous, venez sur les lieux. Là, le crayon en main,
Dessinez ces aspects, ces coteaux, ce lointain ;
Devinez les moyens, pressentez les obstacles :
C’est des difficultés que naissent les miracles.
Le sol le plus ingrat connaîtra la beauté.
Est-il nu ? que des bois parent sa nudité :
Couvert ? portez la hache en ses forêts profondes :
Humide ? en lacs pompeux, en rivières fécondes,
Changez cette onde impure ; et, par d’heureux travaux,
Corrigez à la fois l’air, la terre et les eaux :
Aride enfin ? cherchez, sondez, fouillez encore ;
L’eau lente à se trahir, peut-être est près d’éclore.
Ainsi, d’un long effort moi-même rebuté,
Quand j’ai d’un froid détail maudit l’aridité,
Soudain un trait heureux jaillit d’un fond stérile,
Et mon vers ranimé coule enfin plus facile.

Il est des soins plus doux, un art plus enchanteur.
C’est peu de charmer l’œil, il faut parler au cœur.
Avez-vous donc connu ces rapports invisibles
Des corps inanimés et des êtres sensibles ?
Avez-vous entendu des eaux, des prés, des bois,
La muette éloquence et la secrète voix ?
Rendez-nous ces effets. Que du riant au sombre,
Du noble au gracieux, les passages sans nombre
M’intéressent toujours. Simple et grand, fort et doux,
Unissez tous les tons pour plaire à tous les goûts
Là, que le peintre vienne enrichir sa palette ;
Que l’inspiration y trouble le poète ;
Que le sage du calme y goûte les douceurs ;
L’heureux, ses souvenirs ; le malheureux, ses pleurs.

Mais l’audace est commune, et le bon sens est rare.
Au lieu d’être piquant, souvent on est bizarre.
Gardez que, mal unis, ces effets différents
Ne forment qu’un chaos de traits incohérents.
Les contradictions ne sont pas des contrastes.

D’ailleurs, à ces tableaux il faut des toiles vastes.
N’allez pas resserrer dans des cadres étroits,
Des rivières, des lacs, des montagnes, des bois.
On rit de ces jardins, absurde parodie
Des traits que jette en grand la nature hardie ;
Où l’art, invraisemblable à la fois et grossier,
Enferme en un arpent un pays tout entier.

Au lieu de cet amas, de ce confus mélange,
Variez les sujets, ou que leur aspect change :
Rapprochés, éloignés, entrevus, découverts,
Qu’ils offrent tour à tour vingt spectacles divers.
Que de l’effet qui suit l’adroite incertitude
Laisse à l’œil curieux sa douce inquiétude ;
Qu’enfin les ornements avec goût soient placés,
Jamais trop imprévus, jamais trop annoncés.

Surtout du mouvement : sans lui, sans sa magie,
L’esprit désoccupé retombe en léthargie ;
Sans lui, sur vos champs froids mon œil glisse au hasard.
Des grands peintres encor faut-il attester l’art ?
Voyez-les prodiguer de leur pinceau fertile
De mobiles objets sur la toile immobile,
L’onde qui fuit, le vent qui courbe les rameaux,
Les globes de fumée exhalés des hameaux,
Les troupeaux, les pasteurs, et leurs jeux et leur danse ;
Saisissez leur secret, plantez en abondance
Ces souples arbrisseaux, et ces arbres mouvants,
Dont la tête obéit à l’haleine des vents ;
Quels qu’ils soient, respectez leur flottante verdure,
Et défendez au fer d’outrager la nature.
Voyez-la dessiner ces chênes, ces ormeaux ;
Voyez comment sa main, du tronc jusqu’aux rameaux,
Des rameaux au feuillage, augmentant leur souplesse,
Des ondulations leur donna la mollesse.
Mais les ciseaux cruels... Prévenez ce forfait,
Nymphes des bois, courez. Que dis-je ? c’en est fait :
L’acier a retranché leur cime verdoyante ;
Je n’entends plus au loin sur leur tête ondoyante
Le rapide Aquilon légèrement courir,
Frémir dans leurs rameaux, s’éloigner, et mourir :
Froids, monotones, morts, du fer qui les mutile
Ils semblent avoir pris la raideur immobile.

Vous donc, dans vos tableaux amis du mouvement,
À vos arbres laissez leur doux balancement.
Qu’en mobiles objets la perspective abonde :
Faites courir, tomber et rejaillir cette onde :
Vous voyez ces vallons et ces coteaux déserts ;
Des différents troupeaux dans les sites divers,
Envoyez, répandez les peuplades nombreuses.
Là, du sommet lointain des roches buissonneuses,
Je vois la chèvre pendre ; ici de mille agneaux
L’écho porte les cris de coteaux en coteaux.
Dans ces prés abreuvés des eaux de la colline,
Couché sur ses genoux, le bœuf pesant rumine
Tandis qu’impétueux, fier, inquiet, ardent,
Cet animal guerrier qu’enfanta le trident
Déploie, en se jouant dans un gras pâturage,
Sa vigueur indomptée et sa grâce sauvage.
Que j’aime et sa souplesse et son port animé !
Soit que dans le courant du fleuve accoutumé,
En frissonnant il plonge, et, luttant contre l’onde,
Batte du pied le flot qui blanchit et qui gronde ;
Soit qu’à travers les prés il s’échappe par bonds ;
Soit que, livrant aux vents ses longs crins vagabonds,
Superbe, l’œil en feu, les narines fumantes,
Beau d’orgueil et d’amour, il vole à ses amantes :
Quand je ne le vois plus, mon œil le suit encor.

Ainsi de la nature épuisant le trésor,
Le terrain, les aspects, les eaux et les ombrages
Donnent le mouvement, la vie aux paysages.

Mais si du mouvement notre œil est enchanté,
Il ne chérit pas moins un air de liberté.
Laissez donc des jardins la limite indécise,
Et que votre art l’efface, ou du moins la déguise.
Où l’œil n’espère plus, le charme disparaît.
Aux bornes d’un beau lieu nous touchons à regret :
Bientôt il nous ennuie, et même nous irrite.
Au-delà de ces murs, importune limite,
On imagine encor de plus aimables lieux,
Et l’esprit inquiet désenchante les yeux.

Quand toujours guerroyant vos gothiques ancêtres
Transformaient en champ-clos leurs asiles champêtres,
Chacun dans son donjon, de murs environné,
Pour vivre sûrement, vivait emprisonné.
Mais que fait aujourd’hui cette ennuyeuse enceinte
Que conserve l’orgueil et qu’inventa la crainte ?
À ces murs qui gênaient, attristaient les regards,
Le goût préférerait ces verdoyants remparts,
Ces murs tissus d’épine, où votre main tremblante
Cueille et la rose inculte et la mûre sanglante.

Mais les jardins bornés m’importunent encor.
Loin de ce cercle étroit prenons enfin l’essor
Vers un genre plus vaste et des formes plus belles,
Dont seul Ermenonville offre encor des modèles.
Les jardins appelaient les champs dans leur séjour,
Les jardins dans les champs vont entrer à leur tour.

Du haut de ces coteaux, de ces monts d’où la vue
D’un vaste paysage embrasse l’étendue,
La nature au génie a dit : « Écoute-moi.
Tu vois tous ces trésors ; ces trésors sont à toi.
Dans leur pompe sauvage et leur brute richesse,
Mes travaux imparfaits implorent ton adresse ».
Elle dit. Il s’élance, il va de tous côtés
Fouiller dans cette masse où dorment cent beautés.
Des vallons aux coteaux, des bois à la prairie,
Il retouche en passant le tableau qui varie.
Il sait, au gré des yeux, réunir, détacher,
Éclairer, rembrunir, découvrir ou cacher.
Il ne compose pas ; il corrige, il épure,
Il achève les traits qu’ébaucha la nature.
Le front des noirs rochers a perdu sa terreur ;
La forêt égayée adoucit son horreur ;
Un ruisseau s’égarait, il dirige sa course ;
Il s’empare d’un lac, s’enrichit d’une source ;
Il veut ; et des sentiers courent de toutes parts
Chercher, saisir, lier tous ces membres épars,
Qui, surpris, enchantés du nœud qui les rassemble,
Forment de cent détails un magnifique ensemble.

Ces grands travaux peut-être épouvantent votre art.
Rentrez dans nos vieux parcs, et voyez d’un regard
Ces riens dispendieux, ces recherches frivoles,
Ces treillages sculptés, ces bassins, ces rigoles.
Avec bien moins de frais qu’un art minutieux
N’orna ce seul réduit qui plaît un jour aux yeux,
Vous allez embellir un paysage immense.
Tombez devant cet art, fausse magnificence ;
Et qu’un jour, transformée en un nouvel Éden,
La France à nos regards offre un vaste jardin !

Que si vous n’osez pas tenter cette carrière, 
Du moins de vos enclos franchissant la barrière,
Par de riches aspects agrandissez les lieux.
D’un vallon, d’un coteau, d’un lointain gracieux,
Ajoutez à vos parcs l’étrangère étendue ;
Possédez par les yeux, jouissez par la vue.
Surtout sachez saisir, enchaîner à vos plants
Ces accidents heureux qui distinguent les champs.
Ici, c’est un hameau que des bois environnent ;
Là, de leurs longues tours les cités se couronnent ;
Et l’ardoise azurée, au loin frappant les yeux,
Court en sommet aigu se perdre dans les cieux.
Oublierai-je ce fleuve, et son cours, et ses rives ?
Votre œil de loin poursuit les voiles fugitives.
Des îles quelquefois s’élèvent de son sein ;
Quelquefois il s’enfuit sous l’arc d’un pont lointain.
Et si la vaste mer à vos yeux se présente,
Montrez, mais variez cette scène imposante.
Ici, qu’on l’entrevoie à travers des rameaux.
Là, dans l’enfoncement de ces profonds berceaux,
Comme au bout d’un long tube une voûte la montre.
Au détour d’un bosquet ici l’œil la rencontre,
La perd encore ; enfin la vue en liberté
Tout-à-coup la découvre en son immensité.
Sur ces aspects divers fixez l’œil qui s’égare ;
Mais, il faut l’avouer, c’est d’une main avare
Que les hommes, les arts, la nature et le temps
Sèment autour de nous de riches accidents.
Ô plaines de la Grèce ! ô champs de l’Ausonie,
Lieux toujours inspirants, toujours chers au génie !
Que de fois arrêté dans un bel horizon,
Le peintre voit, s’enflamme, et saisit son crayon,
Dessine ces lointains, et ces mers, et ces îles,
Ces ports, ces monts brûlants et devenus fertiles,
Des laves de ces monts encor tout menaçants,
Sur des palais détruits d’autres palais naissants,
Et, dans ce long tourment de la terre et de l’onde,
Un nouveau monde éclos des débris du vieux monde !
Hélas ! je n’ai point vu ce séjour enchanté,
Ces beaux lieux où Virgile a tant de fois chanté ;
Mais, j’en jure et Virgile et ses accords sublimes,
J’irai ; de l’Apennin je franchirai les cimes ;
J’irai, plein de son nom, plein de ses vers sacrés,
Les lire aux mêmes lieux qui les ont inspirés.
Vous, épris des beautés qu’étalent ces rivages,
Au lieu de ces aspects, de ces grands paysages,
N’avez-vous au-dehors que d’insipides champs ?
Qu’au-dedans, des objets mieux choisis, plus touchants
Dédommagent vos yeux d’une vue étrangère :
Dans votre propre enceinte apprenez à vous plaire ;
Symbole heureux du sage, indépendant d’autrui,
Qui rentre dans son âme, et se plaît avec lui.
Je m’enfonce avec vous dans ce secret asile.
Toutefois aux lieux même où le sol plus fertile
En aspects variés est le plus abondant,
Des trésors de la vue économe prudent,
Faites-les acheter d’une course légère.
Que votre art les promette, et que l’œil les espère :
Promettre, c’est donner ; espérer, c’est jouir.
Il faut m’intéresser, et non pas m’éblouir.

Dans mes leçons encor je voudrais vous apprendre
L’art d’avertir les yeux, et l’art de les surprendre.
Mais avant de dicter des préceptes nouveaux,
Deux genres, dès longtemps ambitieux rivaux,
Se disputent nos vœux. L’un à nos yeux présente
D’un dessein régulier l’ordonnance imposante,
Prête aux champs des beautés qu’ils ne connaissaient pas,
D’une pompe étrangère embellit leurs appas,
Donne aux arbres des lois, aux ondes des entraves,
Et, despote orgueilleux, brille entouré d’esclaves.
Son air est moins riant et plus majestueux.
L’autre, de la nature amant respectueux,
L’orne, sans la farder, traite avec indulgence
Ses caprices charmants, sa noble négligence,
Sa marche irrégulière, et fait naître avec art
Les beautés, du désordre, et même du hasard.

Chacun d’eux a ses droits ; n’excluons l’un ni l’autre :
Je ne décide point entre Kent et Le Nôtre.
Ainsi que leurs beautés, tous les deux ont leurs lois.
L’un est fait pour briller chez les grands et les rois ;
Les rois sont condamnés à la magnificence.
On attend autour d’eux l’effort de la puissance ;
On y veut admirer, enivrer ses regards
Des prodiges du luxe et du faste des arts.
L’art peut donc subjuguer la nature rebelle ;
Mais c’est toujours en grand qu’il doit triompher d’elle.
Son éclat fait ses droits ; c’est un usurpateur
Qui doit obtenir grâce, à force de grandeur.
Loin donc ces froids jardins, colifichet champêtre,
Insipides réduits, dont l’insipide maître
Vous vante, en s’admirant, ses arbres bien peignés,
Ses petits salons verts bien tondus, bien soignés ;
Son plant bien symétrique, où, jamais solitaire,
Chaque allée a sa sœur, chaque berceau son frère,
Ses sentiers ennuyés d’obéir au cordeau,
Son parterre brodé, son maigre filet d’eau,
Ses buis tournés en globe, en pyramide, en vase,
Et ses petits bergers bien guindés sur leur base.
Laissez-le s’applaudir de son luxe mesquin ;
Je préfère un champ brut à son triste jardin.

Loin de ces vains apprêts, de ces petits prodiges,
Venez, suivez mon vol au pays des prestiges,
À ce pompeux Versaille, à ce riant Marly,
Que Louis, la nature, et l’art ont embelli.
C’est là que tout est grand, que l’art n’est point timide ;
Là, tout est enchanté. C’est le palais d’Armide ;
C’est le jardin d’Alcine, ou plutôt d’un héros
Noble dans sa retraite, et grand dans son repos,
Qui cherche encore à vaincre, à dompter des obstacles,
Et ne marche jamais qu’entouré de miracles.
Voyez-vous et les eaux, et la terre, et les bois,
Subjugués à leur tour, obéir à ses lois ;
À ces douze palais d’élégante structure
Ces arbres marier leur verte architecture ;
Ces bronzes respirer ; ces fleuves suspendus
En gros bouillons d’écume à grand bruit descendus
Tomber, se prolonger dans des canaux superbes,
Là, s’épancher en nappe ; ici, monter en gerbes ;
Et, dans l’air s’enflammant aux feux d’un soleil pur,
Pleuvoir en gouttes d’or, d’émeraude et d’azur ?
Si j’égare mes pas dans ces bocages sombres,
Des Faunes, des Sylvains en ont peuplé les ombres,
Et Diane et Vénus enchantent ce beau lieu.
Tout bosquet est un temple, et tout marbre est un dieu ;
Et Louis, respirant du fracas des conquêtes,
Semble avoir invité tout l’Olympe à ses fêtes.
C’est dans ces grands effets que l’art doit se montrer.

Mais l’esprit aisément se lasse d’admirer.
J’applaudis l’orateur dont les nobles pensées
Roulent pompeusement, avec soin cadencées :
Mais ce plaisir est court. Je quitte l’orateur
Pour chercher un ami qui me parle du cœur.
Du marbre, de l’airain que le luxe prodigue,
Des ornements de l’art l’œil bientôt se fatigue ;
Mais les bois, mais les eaux, mais les ombrages frais,
Tout ce luxe innocent ne fatigue jamais.
Aimez donc des jardins la beauté naturelle.
Dieu lui-même aux mortels en traça le modèle.
Regardez dans Milton. Quand ses puissantes mains
Préparent un asile aux premiers des humains ;
Le voyez-vous tracer des routes régulières,
Contraindre dans leur cours les ondes prisonnières ?
Le voyez-vous parer d’étrangers ornements
L’enfance de la terre et son premier printemps ?
Sans contrainte, sans art, de ses douces prémices
La nature épuisa les plus pures délices.
Des plaines, des coteaux le mélange charmant,
Les ondes à leur choix errantes mollement,
Des sentiers sinueux les routes indécises,
Le désordre enchanteur, les piquantes surprises,
Des aspects où les yeux hésitaient à choisir,
Variaient, suspendaient, prolongeaient leur plaisir.
Sur l’émail velouté d’une fraîche verdure,
Mille arbres, de ces lieux ondoyante parure,
Charme de l’odorat, du goût et des regards,
Élégamment groupés, négligemment épars,
Se fuyaient, s’approchaient, quelquefois à leur vue
Ouvraient dans le lointain une scène imprévue ;
Ou, tombant jusqu’à terre, et recourbant leurs bras,
Venaient d’un doux obstacle embarrasser leurs pas ;
Ou pendaient sur leur tête en festons de verdure,
Et de fleurs, en passant, semaient leur chevelure.
Dirai-je ces forêts d’arbustes, d’arbrisseaux,
Entrelaçant en voûte, en alcôve, en berceaux
Leurs bras voluptueux, et leurs tiges fleuries ?

C’est là que, les yeux pleins de tendres rêveries,
Ève à son jeune époux abandonna sa main,
Et rougit comme l’aube aux portes du matin.
Tout les félicitait dans toute la nature,
Le ciel par son éclat, l’onde par son murmure.
La terre, en tressaillant, ressentit leurs plaisirs ;
Zéphyre aux antres verts redisait leurs soupirs ;
Les arbres frémissaient, et la rose inclinée
Versait tous ses parfums sur le lit d’hyménée.
Ô bonheur ineffable ! ô fortunés époux !
Heureux dans ses jardins, heureux qui, comme vous,
Vivrait, loin des tourments où l’orgueil est en proie,
Riche de fruits, de fleurs, d’innocence et de joie !
              

Chant second

Oh ! si j’avais ce luth dont le charme autrefois
Entraînait sur l’Hémus les rochers et les bois,
Je le ferais parler, et sur les paysages
Les arbres tout-à-coup déploîraient leurs ombrages.
Le chêne, le tilleul, le cèdre et l’oranger
En cadence viendraient dans mes champs se ranger.
Mais l’antique harmonie a perdu ses merveilles ;
La lyre est sans pouvoir, les rochers sans oreilles ;
L’arbre reste immobile aux sons les plus flatteurs,
Et l’art et le travail sont les seuls enchanteurs.

Apprenez donc de l’art quel soin et quelle adresse
Donne aux arbres divers la grâce ou la richesse.

Par ses fruits, par ses fleurs, par son beau vêtement,
L’arbre est de nos jardins le plus bel ornement.
Pour mieux plaire à nos yeux, combien il prend de formes !
Là, s’étendent ses bras pompeusement informes ;
Sa tige ailleurs s’élance avec légèreté.
Ici, j’aime sa grâce, et là, sa majesté.
Il tremble au moindre souffle, ou contre la tempête
Roidit son tronc noueux et sa robuste tête.
Rude ou poli, baissant ou dressant ses rameaux,
Véritable Protée entre les végétaux,
Il change incessamment, pour orner la nature,
Sa taille, sa couleur, ses fruits et sa verdure.

Ces effets variés sont les trésors de l’art,
Que le goût lui défend d’employer au hasard.

Des divers plants encor la forme et l’étendue
Sous des aspects divers se présente à la vue.
Tantôt un bois profond, sauvage, ténébreux,
Épanche une ombre immense ; et tantôt moins nombreux
Un plant d’arbres choisis forme un riant bocage.
Plus loin, distribués dans un frais paysage,
Des groupes élégants fixent l’œil enchanté :
Ailleurs, se confiant à sa propre beauté,
Un arbre seul se montre, et seul orne la terre.
Tels, si la paix des champs peut rappeler la guerre,
Une nombreuse armée étale à nos regards
Des bataillons épais, des pelotons épars ;
Et là, fier de sa force et de sa renommée,
Un héros seul avance, et vaut seul une armée.
Tous ces plants différents suivent diverses lois.

Dans les jardins de l’art, notre luxe autrefois
Des arbres isolés dédaignait la parure :
Ils plaisent aujourd’hui dans ceux de la nature.
Par un caprice heureux, par de savants hasards,
Leurs plants désordonnés charmeront nos regards.
Qu’ils diffèrent d’aspect, de forme, de distance ;
Que toujours la grandeur, ou du moins l’élégance
Distingue chaque tige, ou que l’arbre honteux
Se cache dans la foule, et disparaisse aux yeux.
Mais lorsqu’un chêne antique, ou lorsqu’un vieil érable,
Patriarche des bois, lève un front vénérable,
Que toute sa tribu, se rangeant à l’entour,
S’écarte avec respect, et compose sa cour ;
Ainsi, l’arbre isolé plaît aux champs qu’il décore.

Avec bien plus de choix et plus de goût encore,
Les groupes formeront mille tableaux heureux.
D’arbres plus ou moins forts, et plus ou moins nombreux
Formez leur masse épaisse, ou leurs touffes légères :
De loin l’œil aime à voir tout ce peuple de frères.
C’est par eux que l’on peut varier ses dessins,
Rapprocher, et tantôt repousser les lointains,
Réunir, séparer, et sur les paysages
Étendre, ou replier le rideau des ombrages.

Vos groupes sont formés : il est temps que ma voix
À connaître un peu d’art accoutume les bois.

Bois augustes, salut ! vos voûtes poétiques
N’entendent plus le barde et ses affreux cantiques ;
Mais un plus doux délire habite vos déserts,
Et vos antres encor nous instruisent en vers.
Vous inspirez les miens, ombres majestueuses !
Souffrez donc qu’aujourd’hui mes mains respectueuses
Viennent vous embellir, mais sans vous profaner ;
C’est de vous que je veux apprendre à vous orner.

Les bois peuvent s’offrir sous des aspects sans nombre :
Ici, des troncs pressés rembruniront leur ombre :
Là, de quelques rayons égayant ce séjour,
Formez un doux combat de la nuit et du jour.
Plus loin, marquant le sol de leurs feuilles légères,
Quelques arbres épars joueront dans les clairières,
Et flottant l’un vers l’autre, et n’osant se toucher,
Paraîtront à la fois se fuir et se chercher.
Ainsi le bois par vous perd sa rudesse austère :
Mais n’en détruisez pas le grave caractère.
De détails trop fréquents, d’objets minutieux
N’allez pas découper son ensemble à nos yeux.
Qu’il soit un, simple et grand, et que votre art lui laisse,
Avec toute sa pompe, un peu de sa rudesse.
Montrez ces troncs brisés ; je veux des noirs torrents
Dans le creux des ravins suivre les flots errants.
Du temps, des eaux, de l’air n’effacez point la trace ;
De ces rochers pendants respectez la menace,
Et qu’enfin dans ces lieux empreints de majesté
Tout respire une mâle et sauvage beauté. 

Telle on aime d’un bois la rustique noblesse.
Le bocage moins fier, avec plus de mollesse
Déploie à nos regards des tableaux plus riants,
Veut un site agréable, et des contours liants,
Fuit, revient, et s’égare en routes sinueuses,
Promène entre des fleurs des eaux voluptueuses ;
Et j’y crois voir encore, ivre d’un doux loisir,
Épicure dicter les leçons du plaisir.
Mais c’est peu qu’en leur sein le bois ou le bocage
Renferment leur richesse élégante ou sauvage ;
Il en faut avec soin embellir les dehors.

Avant tout, n’allez point, symétrisant leurs bords,
Par vos murs de verdure et vos tristes charmilles
Nous cacher des forêts les nombreuses familles :
Je veux les voir ; je veux, perçant au fond des bois,
Voir ces arbres divers qui croissent à la fois ;
Les uns tout vigoureux et tout frais de jeunesse,
D’autres tout décrépits, tout noueux de vieillesse ;
Ceux-ci rampants, ceux-là, fiers tyrans des forêts,
Des tributs de la sève épuisant leurs sujets :
Vaste scène, où des mœurs, de la vie et des âges,
L’esprit avec plaisir reconnaît les images.

Près de ces grands effets, que sont ces verts remparts,
Dont la forme importune attriste les regards,
Forme toujours la même, et jamais imprévue ?
Riche variété, délices de la vue,
Accours, viens rompre enfin l’insipide niveau,
Brise la triste équerre et l’ennuyeux cordeau.
Par un mélange heureux de golphes, de saillies,
Les lisières des bois veulent être embellies.
L’œil, qui des plants tracés par l’uniformité
Se dégoûte, et s’élance à leur extrémité,
Se plaît à parcourir dans sa vaste étendue,
De ces bords variés la forme inattendue ;
Il s’égare, il se joue en ces replis nombreux ;
Tour-à-tour il s’enfonce, il ressort avec eux ;
Sur les tableaux divers que leur chaîne compose
De distance en distance avec plaisir repose :
Le bois s’en agrandit, et, dans ses longs retours,
Varie à chaque pas son charme et ses détours.
Dessinez donc sa forme, et d’abord qu’on choisisse
Les arbres dont le goût prescrit le sacrifice.
Mais ne vous hâtez point ; condamnez à regret :
Avant d’exécuter un rigoureux arrêt,
Ah ! songez que du temps ils sont le lent ouvrage,
Que tout votre or ne peut racheter leur ombrage,
Que de leur frais abri vous goûtiez la douceur.

Quelquefois cependant un ingrat possesseur,
Sans besoin, sans remords les livre à la cognée.
Renversés sur le sein de la terre indignée,
Ils meurent ; de ces lieux s’exilent pour toujours
La douce rêverie et les discrets amours.
Ah ! par ces bois sacrés, dont le feuillage sombre
Aux danses du hameau prêta souvent son ombre,
Par ces dômes touffus qui couvraient vos aïeux,
Profanes, respectez ces troncs religieux ;
Et quand l’âge leur laisse une tige robuste,
Gardez-vous d’attenter à leur vieillesse auguste.
Trop tôt le jour viendra que ces bois languissants,
Pour céder leur empire à de plus jeunes plants,
Tomberont sous le fer, et de leur tête altière
Verront l’antique honneur flétri dans la poussière.

Ô Versaille ! ô regrets ! ô bosquets ravissants,
Chefs-d’œuvre d’un grand roi, de Le Nôtre et des ans !
La hache est à vos pieds et votre heure est venue.
Ces arbres dont l’orgueil s’élançait dans la nue,
Frappés dans leur racine, et balançant dans l’air
Leurs superbes sommets ébranlés par le fer,
Tombent, et de leurs troncs jonchent au loin ces routes
Sur qui leurs bras pompeux s’arrondissaient en voûtes.
Ils sont détruits, ces bois, dont le front glorieux
Ombrageait de Louis le front victorieux,
Ces bois où, célébrant de plus douces conquêtes,
Les arts voluptueux multipliaient les fêtes !
Amour, qu’est devenu cet asile enchanté
Qui vit de Montespan soupirer la fierté ?
Qu’est devenu l’ombrage où, si belle et si tendre,
À son amant surpris et charmé de l’entendre
La Valière apprenait le secret de son cœur,
Et sans se croire aimée avouait son vainqueur ?
Tout périt, tout succombe ; au bruit de ce ravage
Voyez-vous point s’enfuir les hôtes du bocage ?
Tout ce peuple d’oiseaux fiers d’habiter ces bois,
Qui chantaient leurs amours dans l’asile des rois,
S’exilent à regret de leurs berceaux antiques.
Ces dieux, dont le ciseau peupla ces verts portiques,
D’un voile de verdure autrefois habillés,
Tous honteux aujourd’hui de se voir dépouillés,
Pleurent leur doux ombrage ; et, redoutant la vue,
Vénus même une fois s’étonna d’être nue.

Croissez, hâtez votre ombre, et repeuplez ces champs,
Vous, jeunes arbrisseaux ; et vous, arbres mourants,
Consolez-vous. Témoins de la faiblesse humaine,
Vous avez vu périr et Corneille et Turenne :
Vous comptez cent printemps, hélas ! et nos beaux jours
S’envolent les premiers, s’envolent pour toujours ! 

Heureux donc qui jouit d’un bois formé par l’âge ;
Mais trop heureux aussi qui créa son bocage !
Ces arbres, dont le temps prépare la beauté,
Il dit comme Cyrus : « C’est moi qui les plantai ».
Vous donc, si de vos plants vous êtes maître encore,
Craignez qu’avant le temps ils se pressent d’éclore.
Tel qu’un peintre, arrêtant ses indiscrets pinceaux,
Longtemps dans sa pensée ébauche ses tableaux,
Ainsi de vos dessins méditez l’ordonnance.
Des sites, des aspects connaissez la puissance,
Et le charme des bois aux coteaux suspendus,
Et la pompe des bois dans la plaine étendus.
Ainsi que les couleurs et les formes amies,
Connaissez les couleurs, les formes ennemies.
Le frêne aux longs rameaux dans les airs élancés,
Repousserait le saule aux longs rameaux baissés.
Le vert du peuplier combat celui du chêne :
Mais l’art industrieux peut adoucir leur haine ;
Et de leur union médiateur heureux,
Un arbre mitoyen les concilie entre eux.
Ainsi, par une teinte avec art assortie,
Vernet de deux couleurs éteint l’antipathie.
Connaissez donc l’emploi de ces différents verts,
Brillants ou sans éclat, plus foncés ou plus clairs.
C’est par ces tons changeants qu’au sein des paysages
Vous pouvez avec choix varier les ombrages,
Produire des effets tantôt doux, tantôt forts,
Des contrastes frappants, ou de moelleux accords.
Observez-les surtout, lorsque la pâle automne,
Près de la voir flétrie, embellit sa couronne :
Que de variété, que de pompe et d’éclat !
Le pourpre, l’orangé, l’opale, l’incarnat
De leurs riches couleurs étalent l’abondance.
Hélas ! tout cet éclat marque leur décadence.
Tel est le sort commun. Bientôt les aquilons
Des dépouilles des bois vont joncher les vallons ;
De moment en moment la feuille sur la terre,
En tombant, interrompt le rêveur solitaire.
Mais ces ruines même ont pour moi des attraits.
Là, si mon cœur nourrit quelques profonds regrets,
Si quelque souvenir vient rouvrir ma blessure,
J’aime à mêler mon deuil au deuil de la nature.
De ces bois desséchés, de ces rameaux flétris,
Seul, errant, je me plais à fouler les débris.
Ils sont passés les jours d’ivresse et de folie ;
Viens, je me livre à toi, tendre mélancolie ;
Viens, non le front chargé des nuages affreux
Dont marche enveloppé le chagrin ténébreux,
Mais l’œil demi-voilé, mais telle qu’en automne
À travers des vapeurs un jour plus doux rayonne :
Viens, le regard pensif, le front calme, et les yeux
Tout prêts à s’humecter de pleurs délicieux.

Mais tandis que mon cœur nourrit ces rêveries,
D’arbustes, d’arbrisseaux mille races fleuries
M’appellent à leur tour. Venez, peuple enchanteur,
Vous êtes la nuance entre l’arbre et la fleur ;
De vos traits délicats venez orner la scène.
Oh ! que si moins pressé du sujet qui m’entraîne,
Vers le but qui m’attend je ne hâtais mes pas,
Que j’aurais de plaisir à diriger vos bras !
Je vous reproduirais sous cent formes fécondes ;
Ma main sous vos berceaux ferait rouler les ondes ;
En dômes, en lambris j’unirais vos rameaux ;
Mollement enlacés autour de ces ormeaux,
Vos bras serpenteraient sur leur robuste écorce,
Emblème de la grâce unie avec la force :
Je fondrais vos couleurs, et du blanc le plus pur,
Du plus tendre incarnat jusqu’au plus sombre azur,
De l’œil rassasié variant les délices,
Vos panaches, vos fleurs, vos boules, vos calices,
À l’envi s’uniraient dans mes brillants travaux,
Et Van-Huysum lui-même envierait mes tableaux.

Mais vous à qui le ciel prodigua leur richesse,
Ménagez avec art leur pompe enchanteresse :
Partagez aux saisons leurs brillantes faveurs ;
Que chacun apportant ses parfums, ses couleurs,
Reparaisse à son tour, et qu’au front de l’année
Sa guirlande de fleurs ne soit jamais fanée.
Ainsi votre jardin varie avec le temps :
Tout mois a ses bosquets, tout bosquet son printemps,
Printemps bientôt flétri ! Toutefois votre adresse
Peut consoler encor de sa courte richesse.
Que par des soins prudents tous ces arbres plantés,
Quand ils seront sans fleurs, ne soient pas sans beautés.
Ainsi l’adroite Églé prolongeant son empire,
Au déclin des beaux ans sait encor nous séduire.

Le ciel même, malgré l’inclémence de l’air,
N’a pas de tous ses dons déshérité l’hiver.
Alors des vents jaloux défiant les outrages,
Plusieurs arbres encor retiennent leurs feuillages.
Voyez l’if et le lierre, et le pin résineux,
Le houx luisant, armé de ses dards épineux,
Et du laurier divin l’immortelle verdure,
Dédommager la terre et venger la nature.
Voyez leurs fruits de pourpre et leurs glands de corail
Au vert de leurs rameaux mêler un vif émail.
Au milieu des champs nus leur parure m’enchante,
Et plus inespérée en paraît plus touchante.
De vos jardins d’hiver qu’ils ornent le séjour.
Là, vous venez saisir les rayons d’un beau jour.
Là, l’oiseau, quand la terre ailleurs est dépouillée,
Vole, et s’égaie encor sous la verte feuillée,
Et trompé par les lieux ne connaît plus les temps,
Croit revoir les beaux jours et chante le printemps.

Ainsi ce doux réduit plaît sans être factice. 
Mais les jardins des rois avec plus d’artifice,
Avec plus d’appareil triomphent des hivers.
J’en atteste, ô Mouceaux, tes jardins toujours verts.
Là, des arbres absents les tiges imitées,
Les magiques berceaux, les grottes enchantées,
Tout vous charme à la fois. Là, bravant les saisons,
La rose apprend à naître au milieu des glaçons ;
Et les temps, les climats vaincus par des prodiges,
Semblent de la féerie épuiser les prestiges.
Mais l’art et la féerie, et ses enchantements
Ne sont pas des jardins les plus doux ornements.
L’habitude bientôt a flétri vos bocages.
Souvent, quand l’étranger jouit de vos ombrages,
Déjà leur possesseur languit sans intérêt.
N’est-il pas des moyens dont le charme secret
Vous rende leur beauté toujours plus attachante ?

Oh ! combien des Lapons l’usage heureux m’enchante !
Qu’ils savent bien tromper leurs hivers rigoureux !
Nos superbes tilleuls, nos ormeaux vigoureux,
De ces champs ennemis redoutent la froidure :
De quelques noirs sapins l’indigente verdure
Par intervalle à peine y perce les frimas ;
Mais le moindre arbrisseau qu’épargnent ces climats,
Par des charmes plus doux à leurs regards sait plaire :
Planté pour un ami, pour un fils, pour un père,
Pour un hôte qui part emportant leurs regrets,
Il en reçoit le nom, le nom cher à jamais.

Vous, dont un ciel plus pur éclaire la patrie,
Vous pouvez imiter cette heureuse industrie :
Elle animera tout ; vos arbres, vos bosquets
Dès lors ne seront plus ni déserts, ni muets ;
Ils seront habités de souvenirs sans nombre,
Et vos amis absents embelliront leur ombre.

Qui vous empêche encor, quand les bontés des dieux
D’un enfant désiré comblent enfin vos vœux,
De consacrer ce jour par les tiges naissantes
D’un bocage, d’un bois ?... Mais tandis que tu chantes,
Muse, quels cris dans l’air s’élancent à la fois ?
Il est né l’héritier du sceptre de nos rois !
Il est né ! Dans nos murs, dans nos camps, sur les ondes,
Nos foudres triomphants l’annoncent aux deux mondes.
Pour parer son berceau c’est trop peu que des fleurs ;
Apportez les lauriers, les palmes des vainqueurs.
Qu’à ses premiers regards brillent des jours de gloire ;
Qu’il entende en naissant l’hymne de la victoire ;
C’est la fête qu’on doit au pur sang de Bourbon.

Et toi, par qui le ciel nous fit cet heureux don,
Toi, qui, le plus beau nœud, la chaîne la plus chère
Des Germains, des Français, d’un époux et d’un frère,
Les unis, comme on voit de deux pompeux ormeaux
Une guirlande en fleurs enchaîner les rameaux,
Sœur, mère, épouse auguste ; enfin la destinée
Joint au deuil du trépas les fruits de l’hyménée,
Et mêlant dans tes yeux les larmes et les ris,
Quand tu perds une mère, elle te donne un fils.
D’autres, dans les transports que ce beau jour inspire,
Animeront la toile, ou le marbre, ou la lyre ;
Moi, l’humble ami des champs, j’irai dans ce séjour
Où Flore et les zéphirs composent seuls ta cour,
J’irai dans Trianon : là, pour unique hommage,
Je consacre à ton fils des arbres de son âge,
Un bosquet de son nom. Ce simple monument,
Ces tiges, de tes bois le plus cher ornement,
Tes yeux les verront croître, et croissant avec elles,
Ton fils viendra chercher leurs ombres fraternelles.

Enfin vous jouissez, et le cœur et les yeux
Chérissent de vos bois l’abri délicieux.
Au plaisir voulez-vous joindre encore la gloire ?
Voulez-vous de votre art remporter la victoire ?
Déjà de nos jardins heureux décorateur,
Ajoutez à ces noms le nom de créateur.
Voyez comme en secret la nature fermente ;
Quel besoin d’enfanter sans cesse la tourmente.
Et vous ne l’aidez pas ! Qui sait dans son trésor
Quels biens à l’industrie elle réserve encor ?
Comme l’art à son gré guide le cours de l’onde,
Il peut guider la sève ; à sa liqueur féconde
Montrez d’autres chemins, ouvrez d’autres canaux.
Dans vos champs enrichis par des hymens nouveaux,
Des sucs vierges encor essayez le mélange ;
De leurs dons mutuels favorisez l’échange.
Combien d’arbres, de fruits, de plantes et de fleurs,
Dont l’art changea le goût, les parfums, les couleurs !
La pêche a dû sa gloire à ces métamorphoses.
D’un triple diadème ainsi brillent les roses ;
De son panache ainsi l’œillet s’enorgueillit.
Osez. Dieu fit le monde, et l’homme l’embellit.

Que si vous n’osez pas essayer ces conquêtes,
Combien sous d’autres cieux de richesses sont prêtes !
Usurpez ces trésors. Ainsi le fier romain,
Et ravisseur plus juste, et vainqueur plus humain,
Conquit des fruits nouveaux, porta dans l’Ausonie
Le prunier de Damas, l’abricot d’Arménie,
Le poirier des gaulois, tant d’autres fruits divers.
C’est ainsi qu’il fallait s’asservir l’univers.
Quand Lucullus vainqueur triomphait de l’Asie,
L’airain, le marbre et l’or frappaient Rome éblouie ;
Le sage dans la foule aimait à voir ses mains
Porter le cerisier en triomphe aux romains.
Et ces mêmes romains n’ont-ils pas vu nos pères
En bataillons armés, sous des cieux plus prospères
Aller chercher la vigne, et vouer à Bacchus
Leurs étendards rougis du nectar des vaincus ?
Du fruit de leurs exploits leurs troupes échauffées,
Rapportaient, en chantant, ces précieux trophées.
De guirlandes de pampre ils couronnaient leurs fronts ;
Le pampre sur leurs dards s’enlaçait en festons.
Tel revint triomphant le dieu vainqueur du Gange.
Les vallons, les coteaux célébraient la vendange ;
Et partout où coula le nectar enchanté,
Coururent le plaisir, l’audace et la gaieté.

Enfants de ces Gaulois, imitons nos ancêtres ;
Enlevons, disputons ces dépouilles champêtres.
Voyez dans ces jardins, fiers de se voir soumis
À la main qui porta le sceptre de Thémis,
Le sang des Lamoignon, l’éloquent Malesherbes
Enrichir notre sol de cent tiges superbes.
Là, des plants rassemblés des bouts de l’univers,
De la cime des monts, de la rive des mers,
Des portes du couchant, de celles de l’aurore,
Ceux que l’ardent midi, que le nord voit éclore,
Les enfants du soleil, les enfants des frimas,
Me font, en un lieu seul, parcourir cent climats.
Je voyage, entouré de leur foule choisie,
D’Amérique en Europe, et d’Afrique en Asie.
Tous, parmi nos vieux plants charmés de se ranger,
Chérissent notre ciel, et l’heureux étranger,
Des bords qu’il a quittés reconnaissant l’ombrage,
Doute de son exil à leur touchante image,
Et d’un doux souvenir sent son cœur attendri.

Je t’en prends à témoin, jeune Potaveri.
Des champs d’O-Taïti, si chers à son enfance,
Où l’amour, sans pudeur, n’est pas sans innocence,
Ce sauvage ingénu dans nos murs transporté,
Regrettait en son cœur sa douce liberté,
Et son île riante, et ses plaisirs faciles.
Ébloui, mais lassé de l’éclat de nos villes,
Souvent il s’écriait : « Rendez-moi mes forêts ».
Un jour, dans ces jardins où Louis à grands frais
De vingt climats divers en un seul lieu rassemble
Ces peuples végétaux surpris de croître ensemble,
Qui, changeant à la fois de saison et de lieu,
Viennent tous à l’envi rendre hommage à Jussieu,
L’indien parcourait leurs tribus réunies,
Quand tout-à-coup, parmi ces vertes colonies,
Un arbre qu’il connut dès ses plus jeunes ans
Frappe ses yeux. Soudain, avec des cris perçants
Il s’élance, il l’embrasse, il le baigne de larmes,
Le couvre de baisers. Mille objets pleins de charmes,
Ces beaux champs, ce beau ciel qui le virent heureux,
Le fleuve qu’il fendait de ses bras vigoureux,
La forêt dont ses traits perçaient l’hôte sauvage,
Ces bananiers chargés et de fruits et d’ombrage
Et le toit paternel, et les bois d’alentour,
Ces bois qui répondaient à ses doux chants d’amour,
Il croit les voir encore, et son âme attendrie,
Du moins pour un instant, retrouva sa patrie.
              

Chant troisième

Je chantais les jardins, les vergers et les bois,
Quand le cri de Bellone a retenti trois fois.
À ces cris, arrachés des foyers de leurs pères,
Nos guerriers ont volé sur des mers étrangères,
Et Mars a de Vénus déserté les bosquets.
Dieux des champs, dieux amis de l’innocente paix,
Ne craignez rien. Louis, au lieu de vous détruire,
Veut sur des bords lointains étendre votre empire ;
Il veut qu’un peuple ami, trop longtemps opprimé,
Recueille en paix le grain que ses mains ont semé.
Et vous, jeunes guerriers qu’admire un autre monde,
Je ne puis vers York, sur les gouffres de l’onde 
Suivre votre valeur ; mais pour votre retour
Ma muse des jardins embellit le séjour.
Déjà j’ordonne aux fleurs de croître pour vos têtes ;
Pour vous de myrtes verts des couronnes sont prêtes.
Je prépare pour vous le murmure des eaux,
Les tapis des gazons, les abris des berceaux,
Où mollement assis, oubliant les alarmes,
Tranquilles vous direz la gloire de nos armes,
Tandis qu’entre la crainte et l’espoir suspendus,
Vos enfants frémiront d’un danger qui n’est plus.

Achevons cependant d’orner ces frais asiles.
Jadis dans nos jardins les fables infertiles,
Tristes, secs, et du jour réfléchissant les feux,
Importunaient les pieds et fatiguaient les yeux.
Tout était nu, brûlant ; mais enfin l’Angleterre
Nous apprit l’art d’orner et d’habiller la terre.
Soignez donc ces gazons déployés sur son sein.
Sans cesse l’arrosoir ou la faux à la main,
Désaltérez leur soif, tondez leur chevelure.
Que le roulant cylindre en foule la verdure.
Que toujours bien choisis, bien unis, bien serrés,
De l’herbe usurpatrice avec soin délivrés,
Du plus tendre duvet ils gardent la finesse ;
Et quelquefois enfin réparez leur vieillesse.
Réservez toutefois aux lieux moins éloignés
Ce luxe de verdure et ces gazons soignés.
Du reste composez une riche pâture,
Et que vos seuls troupeaux en fassent la culture.
Ainsi vous formerez des nourrissons nombreux,
Des engrais pour vos champs, des tableaux pour vos yeux.
Ne rougissez donc point, quoique l’orgueil en gronde,
D’ouvrir vos parcs au bœuf, à la vache féconde,
Qui ne dégrade plus ni vos parcs, ni mes vers.

Mais c’est peu de créer ces vastes tapis verts ; 
Il en faut avec goût savoir choisir les formes.
Craignez pour eux l’ennui des cadres uniformes.
En d’insipides ronds, ou d’ennuyeux carrés,
Je ne veux point les voir tristement resserrés.
Un air de liberté fait leur première grâce.
Que tantôt dans les bois, dont l’ombre les embrasse,
D’un air mystérieux ils aillent se cacher,
Et que tantôt les bois les reviennent chercher.
Telle est d’un beau gazon la forme simple et pure.

Voulez-vous mieux l’orner ? Imitez la nature.
Elle émaille les prés des plus riches couleurs.
Hâtez-vous ; vos jardins vous demandent des fleurs.
Fleurs charmantes ! par vous la nature est plus belle ;
Dans ses brillants tableaux l’art vous prend pour modèle ;
Simples tributs du cœur, vos dons sont chaque jour
Offerts par l’amitié, hasardés par l’amour.
D’embellir la beauté vous obtenez la gloire ;
Le laurier vous permet de parer la victoire ;
Plus d’un hameau vous donne en prix à la pudeur.
L’autel même où de Dieu repose la grandeur,
Se parfume au printemps de vos douces offrandes,
Et la religion sourit à vos guirlandes.
Mais c’est dans nos jardins qu’est votre heureux séjour.
Filles de la rosée et de l’astre du jour,
Venez donc de nos champs décorer le théâtre.

N’attendez pas pourtant qu’amateur idolâtre,
Au lieu de vous jeter par touffes, par bouquets,
J’aille de lits en lits, de parquets en parquets,
De chaque fleur nouvelle attendre la naissance,
Observer ses couleurs, épier leur nuance.
Je sais que dans Harlem plus d’un triste amateur
Au fond de ses jardins s’enferme avec sa fleur,
Pour voir sa renoncule avant l’aube s’éveille,
D’une anémone unique adore la merveille,
Ou, d’un rival heureux enviant le secret,
Achète au poids de l’or les taches d’un œillet.
Laissez-lui sa manie et son amour bizarre ;
Qu’il possède en jaloux et jouisse en avare.

Sans obéir aux lois d’un art capricieux,
Fleurs, parure des champs et délices des yeux,
De vos riches couleurs venez peindre la terre.
Venez : mais n’allez pas dans les buis d’un parterre
Renfermer vos appas tristement relégués.
Que vos heureux trésors soient partout prodigués.
Tantôt de ces tapis émaillez la verdure ;
Tantôt de ces sentiers égayez la bordure.
Formez-vous en bouquets ; entourez ces berceaux ;
En méandres brillants courez au bord des eaux,
Ou tapissez ces murs, ou dans cette corbeille
Du choix de vos parfums embarrassez l’abeille.
Que Rapin, vous suivant dans toutes les saisons,
Décrive tous vos traits, rappelle tous vos noms ;
À de si longs détails le dieu du goût s’oppose.
Mais qui peut refuser un hommage à la rose,
La rose, dont Vénus compose ses bosquets,
Le printemps sa guirlande, et l’amour ses bouquets,
Qu’Anacréon chanta, qui formait avec grâce
Dans les jours de festin la couronne d’Horace ?
Mais ce riant sujet plaît trop à mes pinceaux,
Destinés à tracer de plus mâles tableaux.

Ô vous, dont je foulais les pelouses fleuries,
Adieu, charmants bosquets, adieu, vertes prairies ;
Ces masses de rochers confusément épars
Sur leur informe aspect appellent mes regards.
De nos jardins voués à la monotonie
Leur sublime âpreté jadis était bannie.
Depuis qu’enfin le peintre y prescrivant des lois,
Sur l’arpenteur timide a repris tous ses droits,
Nos jardins plus hardis de ces effets s’emparent.
Mais de quelque beauté que ces masses les parent,
Si le sol n’offre point ces blocs majestueux,
De la nature en vain rival présomptueux,
L’art en voudrait tenter une infidèle image.
Du haut des vrais rochers, sa demeure sauvage,
La nature se rit de ces rocs contrefaits,
D’un travail impuissant avortons imparfaits.

Loin de ces froids essais qu’un vain effort étale,
Aux champs de Midleton, aux monts de Dovedale,
Whateli, je te suis ; viens, j’y monte avec toi.
Que je m’y sens saisi d’un agréable effroi !
Tous ces rocs variant leurs gigantesques cimes,
Vers le ciel élancés, roulés dans des abîmes,
L’un par l’autre appuyés, l’un sur l’autre étendus,
Quelquefois dans les airs hardiment suspendus,
Les uns taillés en tours, en arcades rustiques,
Quelques-uns à travers leurs noirâtres portiques
Du ciel dans le lointain laissant percer l’azur,
Des sources, des ruisseaux le cours brillant et pur,
Tout rappelle à l’esprit ces magiques retraites,
Ces romanesques lieux qu’ont chantés les poètes.
Heureux si ces grands traits embellissent vos champs !

Mais dans votre tableau leurs tons seraient tranchants.
C’est là, c’est pour dompter leur inculte énergie,
Qu’il faut d’un enchanteur le charme et la magie.
Cet enchanteur, c’est l’art ; ces charmes, sont les bois.
Il parle ; les rochers s’ombragent à sa voix,
Et semblent s’applaudir de leur pompe étrangère.
Mais en ornant ainsi leur sécheresse austère,
Variez bien vos plants. Offrez aux spectateurs
Des contrastes de tons, de formes, de couleurs.
Que les plus beaux rochers sortent par intervalles.
N’interromprez-vous point ces masses trop égales ?
Cachez ou découvrez, variez à la fois
Les bois par les rochers, les rochers par les bois.

N’avez-vous pas encor, pour former leur parure,
Des arbustes rampants l’errante chevelure ?
J’aime à voir ces rameaux, ces souples rejetons,
Sur leurs arides flancs serpenter en festons.
J’aime à voir leur front chauve et leur tête sauvage
Se coiffer de verdure, et s’entourer d’ombrage.
C’est peu. Parmi ces rocs un vallon précieux,
Un terrain moins ingrat vient-il rire à vos yeux ?
Saisissez ce bienfait ; déployez à la vue
D’un sol favorisé la richesse imprévue.
C’est un contraste heureux ; c’est la stérilité
Qui cède un coin de terre à la fertilité.
Ainsi vous subjuguez leur âpre caractère.

Mais quoi ! faut-il toujours les orner pour vous plaire ?
Non ; l’art qui doit toujours en adoucir l’horreur,
Leur permet quelquefois d’inspirer la terreur.
Lui-même il les seconde. Au bord d’un précipice
D’une simple cabane il pose l’édifice :
Le précipice encore en paraît agrandi.
Tantôt d’un roc à l’autre il jette un pont hardi.
À leur terrible aspect je tremble, et de leur cime
L’imagination me suspend sur l’abîme.
Je songe à tous ces bruits du peuple répétés,
De voyageurs perdus, d’amants précipités ;
Vieux récits, qui, charmant la foule émerveillée,
Des crédules hameaux abrègent la veillée,
Et que l’effroi du lieu persuade un moment.
Mais de ces grands effets n’usez que sobrement.
Notre cœur dans les champs à ces rudes secousses
Préfère un calme heureux, des émotions douces.
Moi-même, je le sens, de la cime des monts
J’ai besoin de descendre en mes riants vallons.
Je les ornai de fleurs, les couvris de bocages ;
Il est temps que des eaux roulent sous leurs ombrages.

Et bien ! si vos sommets jadis tout dépouillés
Sont, grâce à mes leçons, richement habillés,
Ô rochers ! ouvrez-moi vos sources souterraines :
Et vous, fleuves, ruisseaux, beaux lacs, claires fontaines,
Venez, portez partout la vie et la fraîcheur.
Ah ! qui peut remplacer votre aspect enchanteur ?
De près il nous amuse, et de loin nous invite ;
C’est le premier qu’on cherche, et le dernier qu’on quitte.
Vous fécondez les champs ; vous répétez les cieux ;
Vous enchantez l’oreille et vous charmez les yeux.
Venez : puissent mes vers, en suivant votre course,
Couler plus abondants encor que votre source,
Plus légers que les vents qui courbent vos roseaux,
Doux comme votre bruit, et purs comme vos eaux !

Et vous qui dirigez ces ondes bienfaitrices,
Respectez leur penchant et même leurs caprices.
Dans la facilité de ses libres détours,
Voyez l’eau de ses bords embrasser les contours.
De quel droit osez-vous, captivant sa souplesse,
De ses plis sinueux contraindre la mollesse ?
Que lui fait tout le marbre où vous l’emprisonnez ?
Voyez-vous, les cheveux aux vents abandonnés,
Sans contrainte, sans art, sans parure étrangère,
Marcher, courir, bondir la folâtre bergère ?
Sa grâce est dans l’aisance et dans la liberté.
Mais au fond d’un sérail contemplez la beauté :
En vain elle éblouit, vainement elle étale
De ses atours captifs la pompe orientale ;
Je ne sais quoi de triste, empreint dans tous ses traits,
Décèle la contrainte et flétrit ses attraits.

Que l’eau conserve donc la liberté qu’elle aime,
Ou changez en beauté son esclavage même.
Ainsi malgré Morel, dont l’éloquente voix
De la simple nature a su plaider les droits,
J’aime ces jeux où l’onde en des canaux pressée
Part, s’échappe et jaillit avec force élancée.
À l’aspect de ces flots qu’un art audacieux
Fait sortir de la terre et lance jusqu’aux cieux,
L’homme se dit : « c’est moi qui créai ces prodiges ».
L’homme admire son art dans ces brillants prestiges ;
Qu’ils soient donc déployés chez les grands et les rois.
Mais, je le dis encor ; loin le luxe bourgeois
Dont le jet d’eau honteux, n’osant quitter la terre,
S’élève à peine, et meurt à deux pieds du parterre.

C’est peu : tout doit répondre à ce riche ornement ;
Que tout prenne à l’entour un air d’enchantement.
Persuadez aux yeux que d’un coup de baguette
Une fée, en passant, s’est fait cette retraite.
Tel j’ai vu de Saint-Cloud le bocage enchanteur.
L’œil de son jet hardi mesure la hauteur ;
Aux eaux qui sur les eaux retombent et bondissent
Les bassins, les bosquets, les grottes applaudissent ;
Le gazon est plus vert, l’air plus frais ; les oiseaux
S’animent au doux bruit de la chute des eaux,
Et les bois inclinant leurs têtes arrosées,
Semblent s’épanouir à ces fraîches rosées.

Plus simple, plus champêtre, et non moins belle aux yeux,
La cascade ornera de plus sauvages lieux.
De près est admirée, et de loin entendue
Cette eau toujours tombante et toujours suspendue.
Variée, imposante, elle anime à la fois
Les rochers, et la terre, et les eaux, et les bois.
Employez donc cet art ; mais loin l’architecture
De ces tristes gradins, où tombant en mesure,
D’un mouvement égal, les flots précipités
Jusques dans leur fureur marchent à pas comptés.
La variété seule a le droit de vous plaire.

La cascade d’ailleurs a plus d’un caractère.
Il faut choisir. Tantôt d’un cours tumultueux
L’eau se précipitant dans son lit tortueux
Court, tombe et rejaillit, retombe, écume et gronde :
Tantôt avec lenteur développant son onde,
Sans colère, sans bruit un ruisseau doux et pur
S’épanche, se déploie en un voile d’azur.
L’œil aime à contempler ces frais amphithéâtres,
Et l’or des feux du jour sur les nappes bleuâtres,
Et le noir des rochers, et le vert des roseaux,
Et l’éclat argenté de l’écume des eaux.

Consultez donc l’effet que votre art veut produire,
Et ces flots, toujours prompts à se laisser conduire,
Vont vous offrir, plus lents ou plus impétueux,
Des tableaux doux ou fiers, gais ou majestueux.
Tableaux toujours puissants ! eh ! qui n’a pas de l’onde
Éprouvé sur son cœur l’impression profonde ?
Toujours, soit qu’un courant vif et précipité
Sur des cailloux bondisse avec agilité ;
Soit que sur le limon une rivière lente
Déroule en paix les plis de son onde indolente ;
Soit qu’à travers des rocs un torrent en courroux
Se brise avec fracas ; triste ou gai, vif ou doux
Leur cours excite, apaise, ou menace, ou caresse.
De Vénus, nous dit-on, l’écharpe enchanteresse
Renfermait les amours, et les tendres désirs,
Et la joie, et l’espoir, précurseur des plaisirs.
Les eaux sont ta ceinture, ô divine Cybèle !
Non moins impérieuse, elle renferme en elle
La gaieté, la tristesse, et le trouble et l’effroi.
Et ! qui l’a mieux connu, l’a mieux senti que moi ?
Souvent, je m’en souviens, lorsque les chagrins sombres,
Que de la nuit encore avaient noircis les ombres,
Accablaient ma pensée et flétrissaient mes sens,
Si d’un ruisseau voisin j’entendais les accents,
J’allais, je visitais ses consolantes ondes.
Le murmure, le frais de ses eaux vagabondes
Suspendaient mes chagrins, endormaient ma douleur,
Et la sérénité renaissait dans mon cœur.
Tant du doux bruit des eaux l’influence est puissante !

Pour prix de ce bienfait, toi, dont le cours m’enchante,
Ruisseau, permets que l’art, sans trop t’enorgueillir,
T’embellisse à nos yeux, si l’art peut t’embellir.

Un ruisseau siérait mal dans une vaste plaine ;
Son lit n’y tracerait qu’une ligne incertaine.
Modestes, au grand jour se montrant à regret,
Ses flots veulent baigner un bocage secret.
Son cours orne les bois ; les bois font ses délices.
Là, je puis à loisir suivre tous ses caprices,
Son embarras charmant, sa pente, ses replis,
Le courroux de ses flots par l’obstacle embellis.
Tantôt dans un lit creux, qu’un noir taillis ombrage,
Cachant son onde agreste et sa course sauvage,
Tantôt à plein canal présentant son miroir,
Je le vois sans l’entendre, ou l’entends sans le voir.
Là, ses flots amoureux vont embrasser des îles.
Plus loin, il se sépare en deux ruisseaux agiles,
Qui, se suivant l’un l’autre avec rapidité,
Disputent de vitesse et de limpidité ;
Puis, rejoignant tous deux le lit qui les rassemble,
Murmurent enchantés de voyager ensemble.
Ainsi, toujours errant de détour en détour,
Muet, bruyant, paisible, inquiet tour-à-tour,
Sous mille aspects divers son cours se renouvelle.

Mais vers ses bords riants la rivière m’appelle.
Dans un champ plus ouvert, noble et pompeux tableau,
Son onde moins modeste en larges nappes d’eau
Roule, des feux du jour au loin étincelante.
Elle laisse au ruisseau sa gaieté pétulante,
Et son inquiétude et ses plis tortueux.
Son lit, en longs courants, des vallons sinueux
Suivra les doux contours et la molle courbure.

Si le ruisseau des bois emprunte sa parure,
La rivière aime aussi que des arbres divers,
Les pâles peupliers, les saules demi-verts,
Ornent souvent son cours. Quelle source féconde
De scènes, d’accidents ! Là, j’aime à voir dans l’onde
Se renverser leur cime, et leurs feuillages verts
Trembler du mouvement et des eaux et des airs.
Ici, le flot bruni fuit sous leur voûte obscure.
Là, le jour par filets pénètre leur verdure.
Tantôt dans le courant ils trempent leurs rameaux,
Et tantôt leur racine embarrasse les flots.
Souvent d’un bord à l’autre étendant leur feuillage,
Ils semblent s’élancer et changer de rivage.
Ainsi l’arbre et les eaux se prêtent leur secours :
L’onde rajeunit l’arbre, et l’arbre orne son cours ;
Et tous deux, s’alliant sous des formes sans nombre,
Font un échange aimable et de fraîcheur et d’ombre.
Sachez donc les unir ; ou si, dans de beaux lieux,
La nature sans vous fit cet hymen heureux,
Respectez-la. Malheur à qui ferait mieux qu’elle !
Tel est, cher Watelet, mon cœur me le rappelle,
Tel est le simple asile où, suspendant son cours,
Pure comme tes mœurs, libre comme tes jours,
En canaux ombragés la Seine se partage,
Et visite en secret la retraite d’un sage.
Ton art la seconda ; non cet art imposteur,
Des lieux qu’il croit orner hardi profanateur.
Digne de voir, d’aimer, de sentir la nature,
Tu traitas sa beauté comme une vierge pure
Qui rougit d’être nue, et craint les ornements.
Je crois voir le faux-goût gâter ces lieux charmants.
Ce moulin, dont le bruit nourrit la rêverie,
N’est qu’un son importun, qu’une meule qui crie ;
On l’écarte. Ces bords doucement contournés,
Par le fleuve lui-même en roulant façonnés,
S’alignent tristement. Au lieu de la verdure
Qui renferme le fleuve en sa molle ceinture,
L’eau dans des quais de pierre accuse sa prison ;
Le marbre fastueux outrage le gazon,
Et des arbres tondus la famille captive
Sur ces saules vieillis ose usurper la rive.
Barbares, arrêtez, et respectez ces lieux.
Et vous, fleuve charmant, vous, bois délicieux,
Si j’ai peint vos beautés, si dès mon premier âge
Je me plus à chanter les prés, l’onde et l’ombrage,
Beaux lieux, offrez longtemps à votre possesseur
L’image de la paix qui règne dans son cœur. 

Autant que la rivière en sa molle souplesse
D’un rivage anguleux redoute la rudesse,
Autant les bords aigus, les longs enfoncements
Sont d’un lac étendu les plus beaux ornements.
Que la terre tantôt s’avance au sein des ondes ;
Tantôt qu’elle ouvre aux flots des retraites profondes ;
Et qu’ainsi s’appelant d’un mutuel amour,
Et la terre et les eaux se cherchent tour-à-tour.
Ces aspects variés amusent votre vue.
L’œil aime dans un lac une vaste étendue.
Cependant offrez-lui quelques points de repos.
Si vous n’interrompez l’immensité des flots,
Mes yeux sans intérêt glissent sur leur surface.
Ainsi, pour abréger leur insipide espace,
Ou qu’un frais bâtiment, des chaleurs respecté,
Se présente de loin dans les flots répété,
Ou bien, faites éclore une île de verdure.
Les îles sont des eaux la plus riche parure.
Ou relevez leurs bords, ou qu’en bouquets épars
Des masses d’arbres verts arrêtent vos regards.
Par un contraire effet si vous voulez l’étendre,
Aux bords trop exhaussés ordonnez de descendre ;
Ou reculez vos bois, ou commandez que l’eau
Se perde en un bosquet, tourne au pied d’un coteau.
À travers ces rideaux où l’eau fuit et se plonge,
L’imagination la suit et la prolonge.
Ainsi votre œil jouit de ce qu’il ne voit pas ;
Ainsi le goût savant prête à tout des appas,
Et des objets qu’il crée, et de ceux qu’il imite
Resserre, étend, découvre, ou cache la limite.
Or, maintenant que l’art dans ses jardins pompeux
Insulte à mes travaux, dans mes jardins heureux
Partout respire un air de liberté, de joie ;
La pelouse riante à son gré se déploie ;
Les bois indépendants relèvent leurs rameaux ;
Les fleurs bravent l’équerre, et l’arbre les ciseaux ;
L’onde chérit ses bords, la terre sa parure ;
Tout est beau, simple et grand : c’est l’art de la nature.
Mais ces eaux, mais leurs bords sont encore déserts.
Venez ; peuplons leur sein de citoyens divers.
Plaçons-y ces oiseaux qui, d’une rame agile,
Navigateurs ailés, fendent l’onde docile.
Au milieu d’eux s’élève et nage avec fierté
Le cygne au cou superbe, au plumage argenté,
Le cygne, à qui l’erreur prêta des chants aimables,
Et qui n’a pas besoin du mensonge des fables.
Pour animer les eaux, l’art encor n’a-t-il pas
Le flottant appareil des voiles et des mâts ?
Par la rame emportée, une barque légère
Laisse à peine, en fuyant, sa trace passagère :
Zéphyre de la toile enfle les plis mouvants,
Et chaque banderole est le jouet des vents.

Et si nos vieux romans, ou la fable, ou l’histoire,
D’un ruisseau, d’une source ont consacré la gloire ;
De leur antique honneur ces flots enorgueillis,
Par d’heureux souvenirs sont assez embellis.
Quel cœur, sans être ému, trouverait Aréthuse,
Alphée, ou le Lignon : toi surtout, toi, Vaucluse,
Vaucluse, heureux séjour, que sans enchantement
Ne peut voir nul poète, et surtout nul amant ?
Dans ce cercle de monts, qui, recourbant leur chaîne,
Nourrissent de leurs eaux ta source souterraine,
Sous la roche voûtée, antre mystérieux,
Où ta nymphe, échappant aux regards curieux,
Dans un gouffre sans fond cache sa source obscure,
Combien j’aimais à voir ton eau, qui, toujours pure,
Tantôt dans son bassin renferme ses trésors,
Tantôt en bouillonnant s’élève, et de ses bords
Versant parmi des rocs ses vagues blanchissantes,
De cascade en cascade au loin rejaillissantes,
Tombe et roule à grand bruit ; puis, calmant son courroux,
Sur un lit plus égal répand des flots plus doux,
Et sous un ciel d’azur par vingt canaux féconde
Le plus riant vallon qu’éclaire l’œil du monde !
Mais ces eaux, ce beau ciel, ce vallon enchanteur,
Moins que Pétrarque et Laure intéressaient mon cœur.
La voilà donc, disais-je, oui, voilà cette rive
Que Pétrarque charmait de sa lyre plaintive !
Ici Pétrarque à Laure exprimant son amour,
Voyait naître trop tard, mourir trop tôt le jour.
Retrouverai-je encor sur ces rocs solitaires
De leurs chiffres unis les tendres caractères ?
Une grotte écartée avait frappé mes yeux.
Grotte sombre, dis-moi si tu les vis heureux,
M’écriais-je ! Un vieux tronc bordait-il le rivage ?
Laure avait reposé sous son antique ombrage.
Je redemandais Laure à l’écho du vallon,
Et l’écho n’avait point oublié ce doux nom.
Partout mes yeux cherchaient, voyaient Pétrarque et Laure,
Et par eux ces beaux lieux s’embellissaient encore.              


Chant quatrième

Non, je ne puis quitter le spectacle des champs.
Eh ! qui dédaignerait ce sujet de mes chants :
Il inspirait Virgile, il séduisait Homère.
Homère, qui d’Achille a chanté la colère,
Qui nous peint la terreur attelant ses coursiers,
Le vol sifflant des dards, le choc des boucliers,
Le trident de Neptune ébranlant les murailles,
Se plaît à rappeler au milieu des batailles
Les bois, les prés, les champs ; et de ces frais tableaux
Les riantes couleurs délassent ses pinceaux.
Et, lorsque pour Achille il prépare des armes,
S’il y grave d’abord les sièges, les alarmes,
Le vainqueur tout poudreux, le vaincu tout sanglant,
Sa main trace bientôt d’un burin consolant
La vigne, les troupeaux, les bois, les pâturages.
Le héros se revêt de ces douces images,
Part, et porte à travers les affreux bataillons
L’innocente vendange, et les riches moissons.
Chantre divin, je laisse à tes muses altières
Le soin de diriger ces phalanges guerrières ;
Diriger les jardins est mon paisible emploi.
Déjà le sol docile a reconnu ma loi ;
Des gazons l’ont couvert, et de sa main vermeille
Flore sur leur tapis a versé sa corbeille.
Des bois ont couronné les rochers et les eaux.
Maintenant, pour jouir de ces brillants tableaux,
Dans ces champs découverts, sous ces obscures voûtes
D’agréables sentiers vont me frayer des routes.
Des scènes à ma voix naîtront de toutes parts ;
Pour les orner enfin j’y conduirai les arts,
Et le ciseau divin, la noble architecture
Vont de ces lieux charmants achever la parure.

Les sentiers, de nos pas guides ingénieux,
Doivent, en les montrant, nous embellir ces lieux.
Dans vos jardins naissants je défends qu’on les trace.
Dans vos plants achevés l’œil choisit mieux leur place.
Vers les plus beaux aspects sachez les diriger.
Voyez, lorsque vous-même aux yeux de l’étranger
Vous montrez vos travaux, votre art avec adresse
Va chercher ce qui plaît, évite ce qui blesse,
Lui découvre en passant des sites enchantés,
Lui réserve au retour de nouvelles beautés,
De surprise en surprise et l’amuse, et l’entraîne,
D’une scène qui fuit fait naître une autre scène,
Et toujours remplissant ou piquant son désir,
Souvent, pour l’augmenter, diffère son plaisir.
Eh bien ! que vos sentiers vous imitent vous-même.

Dans leurs formes encor fuyez tout vain système,
Enfant du mauvais goût, par la mode adopté.
La mode règne aux champs, ainsi qu’à la cité.
Quand de leur symétrique et pompeuse ordonnance
Les jardins d’Italie eurent charmé la France,
Tout de cet art brillant fut prompt à s’éblouir :
Pas un arbre au cordeau n’osa désobéir ;
Tout s’aligna. Partout, en deux rangs étalées,
S’allongèrent sans fin d’éternelles allées.
Autre temps, autre goût. Enfin le parc anglais
D’une beauté plus libre avertit le français.
Dès lors on ne vit plus que lignes ondoyantes,
Que sentiers tortueux, que routes tournoyantes.
Lassé d’errer, en vain le terme est devant moi ;
Il faut encor errer, serpenter malgré soi,
Et, maudissant vingt fois votre importune adresse,
Suivre sans cesse un but qui recule sans cesse.
Évitez ces excès ; tout excès dure peu.
De ces sentiers divers chaque genre a son lieu.
L’un conduit aux aspects dont la grandeur frappante
De loin fixe mes yeux et nourrit mon attente.
L’autre m’égarera dans ces réduits secrets
Qu’un art mystérieux semble voiler exprès.
Mais rendez naturel ce Dédale factice.
Qu’il ait l’air du besoin, et non pas du caprice.
Que divers accidents rencontrés dans son cours,
Les bois, les eaux, le sol commandent ces détours.
Dans leur forme j’exige une heureuse souplesse.
Des longs alignements si je hais la tristesse,
Je hais bien plus encor le cours embarrassé
D’un sentier qui, pareil à ce serpent blessé,
En replis convulsifs sans cesse s’entrelace,
De détours redoublés m’inquiète, me lasse,
Et, sans variété, brusque et capricieux,
Tourmente et le terrain, et mes pas et mes yeux.

Il est des plis heureux, des courbes naturelles
Dont les champs quelquefois vous offrent des modèles.
La route de ces chars, la trace des troupeaux
Qui d’un pas négligent regagnent les hameaux,
La bergère indolente, et qui dans les prairies
Semble suivre au hasard ses tendres rêveries,
Vous enseignent ces plis mollement onduleux.
Loin donc de vos sentiers ces contours anguleux.
Surtout, quand vers le but un long détour vous mène,
Songez que le plaisir doit racheter la peine.

Des poètes fameux osez imiter l’art.
Si leur muse en marchant se permet quelque écart,
Ce détour me rit plus que le chemin lui-même.
C’est Nisus défendant Euryale qu’il aime,
C’est au tombeau d’Hector son Andromaque en pleurs.
Qu’ainsi votre art m’égare en de douces erreurs.
Des plus riants objets égayez le passage,
Et qu’au terme arrivés votre art nous dédommage,
Par d’aimables aspects, de riches ornements,
De ce vivant poème épisodes charmants.

Ici, vous m’offrirez des antres verts et sombres,
Qu’habitent la fraîcheur, le silence et les ombres.
L’imagination y devance les yeux.
Plus loin, c’est un beau lac qui réfléchit les cieux.
Tantôt, dans le lointain confuse et fugitive,
Se déploie une riche et vaste perspective.
Quelquefois un bosquet riant, mais recueilli,
Par la nature et vous à la fois embelli,
Plein d’ombres et de fleurs, et d’un luxe champêtre,
Semble dire : « Arrêtez ; où pouvez-vous mieux être ? »
Soudain la scène change : au lieu de la gaieté,
C’est la mélancolie et la tranquillité,
C’est le calme imposant des lieux où sont nourries
La méditation, les longues rêveries.
Là, l’homme avec son cœur revient s’entretenir,
Médite le présent, plonge dans l’avenir,
Songe aux biens, songe aux maux épars dans sa carrière ;
Quelquefois, rejetant ses regards en arrière,
Se plaît à distinguer dans le cercle des jours
Ce peu d’instants, hélas ! et si chers et si courts,
Ces fleurs dans un désert, ces temps où le ramène
Le regret du bonheur, et même de la peine.

Craignez donc d’imiter ces froids décorateurs
Qui ne veulent jamais que des objets flatteurs.
Jamais rien de hardi dans leurs froids paysages :
Partout de frais berceaux et d’élégants bocages.
Toujours des fleurs, toujours des festons ; c’est toujours
Ou le temple de Flore, ou celui des Amours.
Leur gaieté monotone à la fin m’importune.
Mais vous, osez sortir de la route commune.
Inventez, hasardez des contrastes heureux ;
Des effets opposés peuvent s’aider entre eux.
Imitez le Poussin. Aux fêtes bocagères
Il nous peint des bergers et de jeunes bergères,
Les bras entrelacés dansant sous des ormeaux,
Et près d’eux une tombe où sont écrits ces mots :
Et moi, je fus aussi pasteur dans l’Arcadie.
Ce tableau des plaisirs, du néant de la vie,
Semble dire : « Mortels, hâtez-vous de jouir ;
Jeux, danses et bergers, tout va s’évanouir ».
Et dans l’âme attendrie, à la vive allégresse
Succède par degrés une douce tristesse.

Imitez ces effets. Dans de riants tableaux
Ne craignez point d’offrir des urnes, des tombeaux,
D’offrir de vos douleurs le monument fidèle.
Eh ! qui n’a pas pleuré quelque perte cruelle ?
Loin d’un monde léger venez donc à vos pleurs,
Venez associer les bois, les eaux, les fleurs.
Tout devient un ami pour les âmes sensibles ;
Déjà, pour l’embrasser de leurs ombres paisibles,
Se penchent sur la tombe, objet de vos regrets,
L’if, le sombre sapin ; et toi, triste cyprès,
Fidèle ami des morts, protecteur de leur cendre,
Ta tige chère au cœur mélancolique et tendre,
Laisse la joie au myrte et la gloire au laurier ;
Tu n’es point l’arbre heureux de l’amant, du guerrier,
Je le sais ; mais ton deuil compatit à nos peines.

Dans tous ces monuments point de recherches vaines.
Pouvez-vous allier dans ces objets touchants
L’art avec la douleur, le luxe avec les champs ?
Surtout ne feignez rien. Loin ce cercueil factice,
Ces urnes sans douleur, que plaça le caprice.
Loin ces vains monuments d’un chien ou d’un oiseau.
C’est profaner le deuil, insulter au tombeau.

Ah ! si d’aucun ami vous n’honorez la cendre,
Voyez sous ces vieux ifs la tombe où vont se rendre
Ceux qui, courbés pour vous sur des sillons
Au sein de la misère espèrent le trépas.
Rougiriez-vous d’orner leurs humbles sépultures ?
Vous n’y pouvez graver d’illustres aventures,
Sans doute. Depuis l’aube, où le coq matinal
Des rustiques travaux leur donne le signal,
Jusques à la veillée, où leur jeune famille
Environne avec eux le sarment qui pétille,
Dans les mêmes travaux roulent en paix leurs jours.
Des guerres, des traités n’en marquent point le cours.
Naître, souffrir, mourir, c’est toute leur histoire.
Mais leur cœur n’est point sourd au bruit de leur mémoire.
Quel homme vers la vie, au moment du départ,
Ne se tourne, et ne jette un triste et long regard,
À l’espoir d’un regret ne sent pas quelque charme,
Et des yeux d’un ami n’attend pas une larme ?
Pour consoler leur vie, honorez donc leur mort.
Celui qui de son rang faisant rougir le sort,
Servit son dieu, son roi, son pays, sa famille,
Qui grava la pudeur sur le front de sa fille,
D’une pierre moins brute honorez son tombeau ;
Tracez-y ses vertus et les pleurs du hameau ;
Qu’on y lise : Ci-gît le bon fils, le bon père,
Le bon époux. Souvent un charme involontaire
Vers ces enclos sacrés appellera vos yeux.
Et toi qui vins chanter sous ces arbres pieux,
Avant de les quitter, muse, que ta guirlande
Demeure à leurs rameaux suspendue en offrande.
Que d’autres dans leurs vers célèbrent la beauté ;
Que leur muse, toujours ivre de volupté,
Ne se montre jamais qu’un myrte sur la tête,
Qu’avec ses chants de joie et ses habits de fête ;
Toi, tu dis au tombeau des chants consolateurs,
Et ta main la première y jeta quelques fleurs.

Mais entrons, il est temps, sous de plus gais ombrages.
L’architecture encore au fond de ces bocages
M’attend, pour les orner d’édifices charmants.
Ce ne sont plus du deuil les tristes monuments ;
Ce sont d’heureux réduits, qui parmi la verdure
Offrent sous mille aspects leur riante parure.
Mais j’en permets l’usage, et j’en proscris l’abus.
Bannissez des jardins tout cet amas confus
D’édifices divers, prodigués par la mode,
Obélisque, rotonde, et kiosk, et pagode,
Ces bâtiments romains, grecs, arabes, chinois,
Chaos d’architecture, et sans but, et sans choix,
Dont la profusion stérilement féconde
Enferme en un jardin les quatre parts du monde.
N’y cherchez pas non plus un oisif ornement,
Et sous l’utilité déguisez l’agrément. 

La ferme, le trésor, le plaisir de son maître,
Réclamera d’abord sa parure champêtre.
Que l’orgueilleux château ne la dédaigne pas ;
Il lui doit sa richesse ; et ses simples appas
L’emportent sur son luxe, autant que l’art d’Armide
Cède au souris naïf d’une vierge timide.
La ferme ! à ce seul nom les moissons, les vergers,
Le règne pastoral, les doux soins des bergers,
Ces biens de l’âge d’or, dont l’image chérie
Plus tant à mon enfance, âge d’or de la vie,
Réveillent dans mon cœur mille regrets touchants.
Venez ; de vos oiseaux j’entends déjà les chants ;
J’entends rouler les chars qui traînent l’abondance,
Et le bruit des fléaux qui tombent en cadence.

Ornez donc ce séjour. Mais absurde à grands frais,
N’allez pas ériger une ferme en palais.
Élégante à la fois et simple dans son style,
La ferme est aux jardins ce qu’aux vers est l’idylle.

Ah ! par les dieux des champs, que le luxe effronté
De ce modeste lieu soit toujours rejeté.
N’allez pas déguiser vos pressoirs et vos granges.
Je veux voir l’appareil des moissons, des vendanges.
Que le crible, le van où le froment doré 
Bondit avec la paille et retombe épuré,
La herse, les traîneaux, tout l’attirail champêtre
Sans honte à mes regards osent ici paraître.
Surtout, des animaux que le tableau mouvant
Au-dedans, au-dehors lui donne un air vivant.
Ce n’est plus du château la parure stérile,
La grâce inanimée et la pompe immobile :
Tout vit, tout est peuplé dans ces murs, sous ces toits.
Que d’oiseaux différents et d’instinct et de voix,
Habitants sous l’ardoise, ou la tuile, ou le chaume,
Famille, nation, république, royaume,
M’occupent de leurs mœurs, m’amusent de leurs jeux !
À leur tête est le coq, père, amant, chef heureux,
Qui, roi sans tyrannie, et sultan sans mollesse,
À son sérail ailé prodiguant sa tendresse,
Aux droits de la valeur joint ceux de la beauté,
Commande avec douceur, caresse avec fierté,
Et fait pour les plaisirs, et l’empire, et la gloire,
Aime, combat, triomphe, et chante sa victoire.
Vous aimerez à voir leurs jeux et leurs combats,
Leurs haines, leurs amours, et jusqu’à leurs repas.
La corbeille à la main, la sage ménagère
À peine a reparu ; la nation légère
Du sommet de ses tours, du penchant de ses toits
En tourbillons bruyants descend tout à la fois :
La foule avide en cercle autour d’elle se presse ;
D’autres, toujours chassés et revenant sans cesse,
Assiègent la corbeille, et jusques dans la main,
Parasites hardis, viennent ravir le grain.

Soignez donc, protégez ce peuple domestique.
Que leur logis soit sain, et non pas magnifique.
Que lui font des réduits richement décorés,
Le marbre des bassins, les grillages dorés ?
Un seul grain de millet leur plairait davantage.
La Fontaine l’a dit. Ô véritable sage !
La Fontaine, c’est toi qu’il faudrait en ces lieux ;
Chantre heureux de l’instinct, ils t’inspireraient mieux.
Le paon, fier d’étaler l’iris qui le décore,
Du dindon rengorgé l’orgueil plus sot encore,
Pourraient à nos dépens égayer ton pinceau.
Là, de tes deux pigeons tu verrais le tableau,
Et deux coqs amoureux à la discorde en proie,
Te feraient dire encore : « Amour, tu perdis Troie » !
Ainsi nous plaît la ferme et son air animé.

Mais dans cet autre lieu, quel peuple renfermé
De ses cris inconnus a frappé mes oreilles ?
Là, sont des animaux, étrangères merveilles.
Là, dans un doux exil vivent emprisonnés
Quadrupèdes, oiseaux, l’un de l’autre étonnés.
N’allez point rechercher les espèces bizarres.
Préférez les plus beaux, et non pas les plus rares.
Offrez-nous ces oiseaux qui, nés sous d’autres cieux,
Favoris du soleil, brillent de tous ses feux,
L’or pourpré du faisan, l’émail de la pintade.
Logez plus richement ces oiseaux de parade ;
Eux-mêmes sont un luxe, et puisque leur beauté
Rachète à vos regards leur inutilité,
De ces captifs brillants que les prisons soient belles.
Surtout ne m’offrez point ces animaux rebelles,
De qui l’orgueil s’indigne, et languit dans nos fers.
Eh quel œil sans regret peut voir le roi des airs,
L’aigle, qui se jouait au milieu de l’orage,
Oublier aujourd’hui dans une indigne cage
La fierté de son vol, et l’éclair de ses yeux ?
Rendez-lui le soleil et la voûte des cieux :
Un être dégradé ne peut jamais nous plaire.

Mais tandis qu’étalant leur parure étrangère,
Ces hôtes différents semblent briguer mon choix,
Mon odorat charmé m’appelle sous ces toits
Où, de même exilés et ravis à leur terre,
D’étrangers végétaux habitent sous le verre.
Entourez d’un air doux ces frêles nourrissons.
Mais vainqueur des climats, respectez les saisons ;
Ne forcez point d’éclore, au sein de la froidure,
Des biens qu’à d’autres temps destinait la nature.
Laissez aux lieux flétris par des hivers constants
Ces fruits d’un faux été, ces fleurs d’un faux printemps ;
Et lorsque le soleil va mûrir vos richesses,
Sans forcer ses présents, attendez ses largesses.

Mais j’aime à voir ces toits, ces abris transparents
Receler des climats les tributs différents,
Cet asile enhardir le jasmin d’Ibérie,
La pervenche frileuse oublier sa patrie,
Et le jaune ananas par ces chaleurs trompé
Vous livrer de son fruit le trésor usurpé.

Motivez donc toujours vos divers édifices,
Des animaux, des fleurs agréables hospices.
Combien d’autres encore, adoptés par les lieux,
Approuvés par le goût, peuvent charmer nos yeux ?
Sous ces saules que baigne une onde salutaire,
Je placerais du bain l’asile solitaire.
Plus loin, une cabane, où règne la fraîcheur,
Offrirait les filets et la ligne au pêcheur.

Vous voyez de ce bois la douce solitude ;
J’y consacre un asile aux muses, à l’étude.
Dans ce majestueux et long enfoncement
J’ordonne un obélisque, auguste monument.
Il s’élève, et j’écris sur la pierre attendrie :
À nos braves marins, mourants pour la patrie. 

Ainsi vos bâtiments, vos asiles divers
Ne seront point oisifs, ne seront point déserts.
Au site assortissez leur figure, leur masse.
Que chacun avec goût établi dans sa place,
Jamais trop resserré, jamais trop étendu,
N’éclipse point la scène, et n’y soit point perdu.

Sachez ce qui convient ou nuit au caractère.
Un réduit écarté dans un lieu solitaire
Peint mieux la solitude encore et l’abandon.
Montrez-vous donc fidèle à chaque expression.
N’allez pas au grand jour offrir un ermitage.
Ne cachez point un temple au fond d’un bois sauvage ;
Un temple veut paraître au penchant d’un coteau.
Son site aérien répand dans le tableau
L’éclat, la majesté, le mouvement, la vie.
Je crois voir un aspect de la belle Ausonie.
Telle est des bâtiments la grâce et la beauté. 

Mais de ces monuments la brillante gaieté,
Et leur luxe moderne, et leur fraîche jeunesse,
Des antiques débris valent-ils la vieillesse ?
L’aspect désordonné de ces grands corps épars,
Leur forme pittoresque attache les regards.
Par eux le cours des ans est marqué sur la terre.
Détruits par les volcans ou l’orage ou la guerre,
Ils instruisent toujours, consolent quelquefois.
Ces masses qui du temps sentent aussi le poids,
Enseignent à céder à ce commun ravage,
À pardonner au sort. Telle jadis Carthage
Vit sur ses murs détruits Marius malheureux,
Et ces deux grands débris se consolaient entre eux.

Liez donc à vos plants ces vénérables restes.
Et toi, qui m’égarant dans ces sites agrestes,
Bien loin des lieux frayés, des vulgaires chemins,
Par des sentiers nouveaux guides l’art des jardins,
Ô sœur de la peinture, aimable poésie,
À ces vieux monuments viens redonner la vie :
Viens présenter au goût ces riches accidents,
Que de ses lentes mains a dessinés le temps.

Tantôt, c’est une antique et modeste chapelle,
Saint asile, où jadis dans la saison nouvelle,
Vierges, femmes, enfants, sur un rustique autel
Venaient pour les moissons implorer l’éternel.
Un long respect consacre encore ces ruines.
Tantôt, c’est un vieux fort, qui, du haut des collines,
Tyran de la contrée, effroi de ses vassaux,
Portait jusques au ciel l’orgueil de ses créneaux ;
Qui, dans ces temps affreux de discorde et d’alarmes,
Vit les grands coups de lance et les nobles faits d’armes
De nos preux chevaliers, des Bayards, des Henris ;
Aujourd’hui la moisson flotte sur ses débris.
Ces débris, cette mâle et triste architecture,
Qu’environne une fraîche et riante verdure,
Ces angles, ces glacis, ces vieux restes de tours,
Où l’oiseau couve en paix le fruit de ses amours,
Et ces troupeaux peuplant ces enceintes guerrières,
Et l’enfant qui se joue où combattaient ses pères,
Saisissez ce contraste, et déployez aux yeux
Ce tableau doux et fier, champêtre et belliqueux.

Plus loin, une abbaye antique, abandonnée,
Tout à coup s’offre aux yeux de bois environnée.
Quel silence ! C’est là qu’amante du désert
La Méditation avec plaisir se perd
Sous ces portiques saints, où des vierges austères,
Jadis, comme ces feux, ces lampes solitaires
Dont les mornes clartés veillent dans le saint lieu,
Pâles, veillaient, brûlaient, se consumaient pour Dieu.
Le saint recueillement, la paisible innocence
Semble encor de ces lieux habiter le silence.
La mousse de ces murs, ce dôme, cette tour,
Les arcs de ce long cloître impénétrable au jour,
Les degrés de l’autel usés par la prière,
Ces noirs vitraux, ce sombre et profond sanctuaire
Où peut-être des cœurs en secret malheureux
À l’inflexible autel se plaignaient de leurs nœuds,
Et pour des souvenirs encor trop pleins de charmes,
À la religion dérobaient quelques larmes ;
Tout parle, tout émeut dans ce séjour sacré.
Là, dans la solitude en rêvant égaré,
Quelquefois vous croirez, au déclin d’un jour sombre,
D’une Héloïse en pleurs entendre gémir l’ombre.
Mettez donc à profit ces restes précieux,
Augustes ou touchants, profanes ou pieux.

Mais loin ces monuments dont la ruine feinte
Imite mal du temps l’inimitable empreinte,
Tous ces temples anciens récemment contrefaits,
Ces restes d’un château qui n’exista jamais,
Ces vieux ponts nés d’hier, et cette tour gothique,
Ayant l’air délabré, sans avoir l’air antique,
Artifice à la fois impuissant et grossier.
Je crois voir cet enfant tristement grimacier,
Qui, jouant la vieillesse et ridant son visage,
Perd, sans paraître vieux, les grâces du jeune âge.
Mais un débris réel intéresse mes yeux.
Jadis contemporain de nos simples aïeux,
J’aime à l’interroger, je me plais à le croire.
Des peuples et des temps il me redit l’histoire.
Plus ces temps sont fameux, plus ces peuples sont grands,
Et plus j’admirerai ces restes imposants.

Ô champs de l’Italie ! ô campagnes de Rome,
Où dans tout son orgueil gît le néant de l’homme !
C’est là que des débris fameux par de grands noms,
Pleins de grands souvenirs et de hautes leçons,
Vous offrent ces aspects, trésors des paysages.
Voyez de toutes parts, comment le cours des âges
Dispersant, déchirant de précieux lambeaux,
Jetant temple sur temple, et tombeaux sur tombeaux,
De Rome étale au loin la ruine immortelle ;
Ces portiques, ces arcs, où la pierre fidèle
Garde du peuple-roi les exploits éclatants ;
Leur masse indestructible a fatigué le temps.
Des fleuves suspendus ici mugissait l’onde ;
Sous ces portes passaient les dépouilles du monde ;
Partout confusément dans la poussière épars,
Les thermes, les palais, les tombeaux des Césars,
Tandis que de Virgile, et d’Ovide, et d’Horace,
La douce illusion nous montre encor la trace.
Heureux, cent fois heureux l’artiste des jardins,
Dont l’art peut s’emparer de ces restes divins !
Déjà la main du temps sourdement le seconde ;
Déjà sur les grandeurs de ces maîtres du monde
La nature se plaît à reprendre ses droits.
Au lieu même où Pompée, heureux vainqueur des rois,
Étalait tant de faste, ainsi qu’aux jours d’Évandre,
La flûte des bergers revient se faire entendre.
Voyez rire ces champs au laboureur rendus,
Sur ces combles tremblants ces chevreaux suspendus,
L’orgueilleux obélisque au loin couché sur l’herbe,
L’humble ronce embrassant la colonne superbe ;
Ces forêts d’arbrisseaux, de plantes, de buissons,
Montant, tombant en grappe, en touffes, en festons,
Par le souffle des vents semés sur ces ruines ;
Le figuier, l’olivier, de leurs faibles racines
Achèvent d’ébranler l’ouvrage des romains ;
Et la vigne flexible, et le lierre aux cent mains,
Autour de ces débris rampant avec souplesse,
Semblent vouloir cacher ou parer leur vieillesse.

Mais si vous n’avez pas ces restes renommés,
N’avez-vous pas du moins ces bronzes animés,
Et ces marbres vivants, déités des vieux âges,
Où l’art seul fut divin et força les hommages ?

Je sais qu’un goût sévère a voulu des jardins
Exiler tous ces dieux des grecs et des romains.
Et pourquoi ? Dans Athène et dans Rome nourrie,
Notre enfance a connu leur riante féerie.
Ces dieux n’étaient-ils pas laboureurs et bergers ?
Pourquoi donc leur fermer vos bois et vos vergers ?
Sans Pomone, vos fruits oseront-ils éclore ?
De l’empire des fleurs pouvez-vous chasser Flore ?
Ah ! que ces dieux toujours enchantent nos regards !
L’idolâtrie encore est le culte des arts.
Mais que l’art soit parfait ; loin des jardins qu’on chasse
Ces dieux sans majesté, ces déesses sans grâce.
À chaque déité choisissez son vrai lieu.
Qu’un dieu n’usurpe pas les droits d’un autre dieu.
Laissez Pan dans les bois. D’où vient que ces Naïades,
Que ces tritons à sec se mêlent aux dryades ?
Pourquoi ce Nil en vain couronné de roseaux,
Et dont l’urne poudreuse est l’abri des oiseaux ?
Ôtez-moi ces lions et ces tigres sauvages :
Ces monstres me font peur, même dans leurs images ;
Et ces tristes Césars, cent fois plus monstres qu’eux,
Aux portes des bosquets sentinelles affreux,
Qui tout hideux encor de soupçons et de crimes,
Semblent encor de l’œil désigner leurs victimes,
De quel droit s’offrent-ils dans ce riant séjour ?
Montrez-moi des mortels plus chers à notre amour.
En des lieux consacrés à leur apothéose,
Créez un élysée où leur ombre repose.
Loin des profanes yeux, dans des vallons couverts
De lauriers odorants, de myrtes toujours verts,
En marbre de Paros offrez-nous leurs images.
Qu’une eau lente se plaise à baigner ces bocages,
Et qu’aux ombres du soir mêlant un jour douteux,
Diane aux doux rayons soit l’astre de ces lieux.
Leur tranquille beauté, sous ces dais de verdure
De ces marbres chéris la blancheur tendre et pure,
Ces grands hommes, leur calme et simple majesté,
Cette eau silencieuse, image du Léthé,
Qui semble pour leurs cœurs exempts d’inquiétude
Rouler l’oubli des maux et de l’ingratitude,
Ces bois, ce jour mourant sous leur ombrage épais,
Tout des mânes heureux y respire la paix.
Vous donc, n’y consacrez que des vertus tranquilles.
Loin tous ces conquérants en ravages fertiles :
Comme ils troublaient le monde, ils troubleraient ces lieux.
Placez-y les amis des hommes et des dieux,
Ceux qui par des bienfaits vivent dans la mémoire,
Ces rois dont leurs sujets n’ont point pleuré la gloire.
Montrez-y Fénelon à notre œil attendri ;
Que Sully s’y relève embrassé par Henri.

Donnez des fleurs, donnez ; j’en couvrirai ces sages
Qui, dans un noble exil, sur de lointains rivages
Cherchaient ou répandaient les arts consolateurs ;
Toi surtout, brave Cook, qui, cher à tous les cœurs,
Unis par les regrets la France et l’Angleterre ;
Toi qui, dans ces climats où le bruit du tonnerre
Nous annonçait jadis, Triptolème nouveau,
Apportais le coursier, la brebis, le taureau,
Le soc cultivateur, les arts de ta patrie,
Et des brigands d’Europe expiais la furie.
Ta voile en arrivant leur annonçait la paix,
Et ta voile en partant leur laissait des bienfaits.
Reçois donc ce tribut d’un enfant de la France.
Et que fait son pays à ma reconnaissance ?
Ses vertus en ont fait notre concitoyen.
Imitons notre roi, digne d’être le sien.
Hélas ! de quoi lui sert que deux fois son audace
Ait vu des cieux brûlants, fendu des mers de glace ;
Que des peuples, des vents, des ondes révéré,
Seul sur les vastes mers son vaisseau fût sacré ;
Que pour lui seul la guerre oubliât ses ravages ?
L’ami du monde, hélas ! meurt en proie aux sauvages. 
Vous qui pleurez sa mort, fiers enfants d’Albion,
Imitez, il est temps, sa noble ambition.
Pourquoi dans vos égaux cherchez-vous des esclaves ?
Portez-leur des bienfaits et non pas des entraves.
Le front ceint de lauriers cueillis par les Français,
La victoire aujourd’hui sollicite la paix.
Descends, aimable paix, si longtemps attendue,
Descends ; que ta présence à l’univers rendue,
Embellisse les lieux qu’ont célébrés mes vers ;
Viens ; forme un peuple heureux de cent peuples divers.
Rends l’abondance aux champs, rends le commerce aux ondes,
Et la vie aux beaux arts, et le calme aux deux mondes.

Ce texte électronique a été mis au point à partir
des différentes numérisations des œuvres de Delille
disponibles sur le site Gallica.
Il reflète la première édition (1782) des Jardins.
Il peut être utilisé librement pour tout usage privé ;
autrement, me contacter : http://www.florilege.free.fr/florilege/mailxian.htm.
Première mise en ligne le 4 décembre 2006.
Présente version générée le 25 mars 2008.

Delille

Les Jardins