Un jour qu’avec sollicitude Des habitants d’une cité L’avaient longuement exhorté À sortir de sa solitude : « Qu’irais-je donc faire à la ville ? Dit le songeur au teint vermeil, Regardant mourir le soleil, D’un air onctueux et tranquille. Ici, de l’hiver à l’automne, Dans la paix des yeux, du cerveau, J’éprouve toujours de nouveau La surprise du monotone. Mes pensers qu’inspirent, composent, Les doux bruits, les molles couleurs, Sont des papillons sur des fleurs, Voltigeant plus qu’ils ne se posent. Fuir pour les modes, les usages D’un enfer artificiel Le grand paradis naturel ? Non ! je reste à mes paysages. Chez eux, pour moi, je le proclame ! Le temps se dévide enchanté. J’ai l’extase de la santé, Le radieux essor de l’âme. Mon cœur après rien ne soupire. Je tire mon ravissement De l’espace et du firmament. C’est tout l’infini que j’aspire ! Vos noirs fourmillements humains Courant d’incertains lendemains ?... J’aime mieux ces nuages roses ! Et je finirai dans ce coin Mon court passage de témoin, Devant l’éternité des choses. »
Ce frais matin tout à fait sobre De vent froid, de nuage errant, Est le sourire le plus franc De ce mélancolique octobre. Lumineusement, l’herbe fume Vers la cime des châtaigniers Qui se pâment — désenfrognés Par le soleil qui les rallume. Les collines de la bruyère, Claires, se montrent de plus près Leurs dégringolantes forêts Semblant descendre à la rivière. Celle-ci bombe, se balance Et huileusement fait son bruit Qui s’en va, revient, se renfuit, Comme un bercement du silence. Le vert-noir de l’eau se confronte Avec le bleu lacté du ciel À travers la douceur de miel D’un air pur où le parfum monte : Un arome sensible à peine, Celui de la plante qui meurt Exhalant sa vie et son cœur En soufflant sa dernière haleine. Or, dans ces fonde où l’on commence À voir, des buissons aux rochers, Des fils de la Vierge accrochés, Rêve un clos de genêts immense. Ils épandent là, — si touffue, En si compacte quantité ! — Leur couleur évoquant l’été, Qu’ils cachent le sol à la vue. Ils ont tout couvert — fougeraies, Ronce, ajonc, l’herbe, le chiendent. Sans un vide, ils vont s’étendant Des quatre cotés jusqu’aux haies. A-t-il fallu qu’elle soit grande La solitude de ce val, Pour que ce petit végétal Ait englouti toute une brande ! Promenoir gênant, mais bon gîte, Abri sûr, labyrinthe épais Du vieux reptile aimant la paix Et du lièvre qu’une ombre agite ! Leur masse est encore imprégnée Des pleurs de l’aube : ces balais Montrent des petits carrelets En fine toile d’araignée. Parmi ces teintes déjà rousses Du grand feuillage décrépit Ils sont d’un beau vert, en dépit Du noir desséché de leurs gousses. Leur verdoiement est le contraire De celui du triste cyprès : Il n’évoque pour les regrets Aucune image funéraire ; Et pourtant, que jaune-immortelle Leur floraison éclate ! Alors, Tout bas, ils parleront des morts Aux yeux du souvenir fidèle. Ayant picoté les aumônes Du bon hasard, dans les guérets, Les pinsons, les chardonnerets S’y mêlent rougeâtres et jaunes ; Et souvent, aux plus hautes pointes, Dans un nimbe de papillons, On voit ces menus oisillons Perchés roides, les pattes jointes. Mais le soleil qui se rapproche Perd sa tiédeur et son éclat. Déjà, tel arbre apparaît plat Sur le recul de telle roche ; Toute leur surface embrumée De marécageuse vapeur, Les genêts dorment la stupeur De leur extase inanimée. Monstrueux de hauteur, de nombre, Dans ce paysage de roc, Ils sont là figés, tout d’un bloc, D’air plus monotone et plus sombre. En leur vague entour léthargique Ils prennent, sous l’azur dormant, Un mystère d’enchantement, Une solennité magique. Voici qu’avec le jour plus pâle À droite, à gauche, on ne sait où, Sur les bords, au milieu, partout, On entend le chant bref du râle : Et c’est d’une horreur infinie Ce cri qui souterrainement Contrefait le respirement D’un être humain à l’agonie ! Puis le ciel baisse à l’improviste, Devient noir, presque ténébreux. Les genêts s’éteignent. — Sur eux La pluie avorte froide et triste. Et le vent gémissant lugubre, Au soir mauvais d’un jour si beau, Emporte dans l’air et sur l’eau Leur odeur amère et salubre.
À quoi pense la Nuit, quand l’âme des marais Monte dans les airs blancs sur tant de voix étranges, Et qu’avec des sanglots qui font pleurer les anges Le rossignol module au milieu des forêts ?... À quoi pense la Nuit, lorsque le ver luisant Allume dans les creux des frissons d’émeraude, Quand murmure et parfum, comme un zéphyr qui rôde, Traversent l’ombre vague où la tiédeur descend ?... Elle songe en mouillant la terre de ses larmes Qu’elle est plus belle, ayant le mystère des charmes, Que le jour regorgeant de lumière et de bruit. Et — ses grands yeux ouverts aux étoiles — la Nuit Enivre de secret ses extases moroses, Aspire avec longueur le magique des choses.
En gardant ses douze cochons Ainsi que leur mère qui grogne, Et du groin laboure, cogne, Derrière ses fils folichons, La sœurette, bonne d’enfant, Porte à deux bras son petit frère Qu’elle s’ingénie à distraire, Tendre, avec un soin émouvant. C’est l’automne : le ciel reluit. Au long des marais de la brande Elle va, pas beaucoup plus grande, Ni guère plus grosse que lui. Ne s’arrêtant pas de baiser La petite tête chenue, Sa bouche grimace, menue, Rit à l’enfant pour l’amuser. Elle lui montre le bouleau ; Et lui dit : « Tiens ! la belle glace ! » Et le tenant bien, le déplace Pour le pencher un peu sur l’eau. Et puis, par elle sont épiés Tous les désirs de ses menottes ; Elle chatouille ses quenottes, Elle palpe ses petits pieds. Sa chevelure jaune blé Gazant son œil bleu qui l’étoile, Contre le soleil fait un voile, Au baby frais et potelé. Ils sont là, parmi les roseaux, Dans la Nature verte et rousse, Au même titre que la mousse, Les insectes et les oiseaux : Aussi poétiques à l’œil, Vénérables à la pensée ! Double âme autant qu’eux dispensée De l’ennui, du mal et du deuil ! Par instants, un petit cochon, Sous son poil dur et blanc qui brille, Tout rosâtre, la queue en vrille, Vient vers eux d’un air drôlichon. Il s’en approche, curieux, Les lorgne comme deux merveilles, Et repart, ses longues oreilles Tapotant sur ses petits yeux. Et puis, c’est un lézard glissant, Ou leur chienne désaccroupie, Éternuant, tout ébaubie, Pendant son grattage plaisant. Alors la sœur dit au petiot Dont l’œil suivait un vol de mouche : « Regarde-la donc qui se mouche « Et qui s’épuce — la Margot ! » Au souffle du vent caresseur Chacun fait son bruit monotone : Ce qu’elle dit — ce qu’il chantonne : Même vague et même douceur ! Entre des vols de papillons Leur murmure plein d’indolence S’harmonise dans le silence Avec la chanson des grillons. Mais le marmot que le besoin Gouverne encore à son caprice Crie et réclame sa nourrice En agitant son petit poing. Ses pleurs sont à peine séchés Qu’il en reperle sur sa joue... La sœurette lutine et joue Avec ces chagrins si légers. À mesure qu’il geint plus fort, Que davantage il se désole, Sa patience le console Avec plus de sourire encor. Le tourment de l’enfant navré A grossi les larmes qu’il verse... Elle le berce — elle le berce, Le pauvre tout petit sevré ! Elle l’appelle « son Jésus ! » Le berce encore et lui reparle, Tant qu’elle endort le petit Charle, Mais l’âge reprend le dessus. Elle est fatiguée, elle a faim. Elle va comme une machine, Renversant un peu son échine Sous ce poids trop lourd à la fin. L’enfant recommence à crier : Sa sœur met sa force dernière À le porter — taille en arrière Que toujours plus on voit plier. C’est temps qu’il ne dise plus rien ! Sur sa capote elle le pose, Et pendant qu’il sommeille, rose, Elle mange auprès, va, revient, D’un pied mutin, vif et danseur. Et quand le petiot se réveille, Il retrouve toujours pareille La Maternité de sa sœur.
Ces rout’ à tas d’ cailloux où des beaux ch’vaux d’ calèches S’ rencontr’ avec des ân’, des perch’rons, des mulets, Où pass’ carriol’, patach’, tap’-culs, cabriolets Att’lés d’ bidets pansus quand c’est pas d’ ross’ ben sèches, Pour moi, c’est des ch’mins d’ vill’, censément comm’ des rues Qui s’allong’raient sans fin et n’auraient pas d’ pavés, Et tout c’ qui roul’ dessus, crasseux comm’ bien lavé, De bruit, d’ forme et d’ couleur, m’ blesse l’oreille et la vue. Sur ces rubans d’ terrain des berg’, des p’tit’ montagnes, M’né par des maquignons, des laquais, des monsieurs, Tout ça s’ démèn’, court, trott’, craq’ du r’sort et d’ l’essieu, Mais tout ça : rout’, voitur’, ch’vaux, gens, c’est pas campagne ! Dans l’ sérieux d’ nos vallons comparez donc l’ passage D’ ceux ch’vaux vêtus d’harnais qu’un ch’ti fouet cingl’ d’affronts Avec nos bœufs tout nus qui n’ont que l’ joug au front ? Eux et moi que j’ les mène on s’ mêle au paysage ! Parlez-moi d’ ma charrette entr’ ses buissons d’ verdure, Montée — i’ semblerait — sur deux meul’ de moulin, Couleur de terre et d’arbre, et dont l’ gros moyeu s’ plaint Si douc’ment q’ ça m’en berc’, comme un chant d’ la nature ! Viv’ la voiture à bœufs qu’une aiguillad’ conduit, Dont l’herb’, l’ornièr’, la boue étouff’, envas’ le bruit, Qui prend l’ roulis câlin d’ ses deux lent’ bêt’ camuses, Et s’en va comm’ l’eau calme et les bons nuag’ s’en vont ! C’est l’ vrai char de nos plain’, d’ nos marais, et d’ nos fonds, Tout comm’ leur seul’ musique est cell’ des cornemuses.
Le ciel ayant figé ses grands nuages roses, Émeraudés, lilas, cuivreux et violets, L’étang clair, miroitant dans la douceur des choses, Renvoya leur image avec tous ses reflets. Dans l’onde, sous le souffle errant des vents follets, Gardant leur infini, leurs airs d’apothéoses, Leur éclat, leur magique et leur lointain complets, Ils dormaient, invoilés, la langueur de leurs poses. La voûte et lui fondus, ne faisant qu’un ensemble, L’étang, du même bleu lisse et profond qui tremble, Autant qu’elle, vivait ses décors glorieux : Tel était le pouvoir du plus beau des mirages Que j’admirais le ciel, sans relever les yeux, Prenant l’eau pour l’azur avec tous ses nuages.
Le Soleil est le tout-puissant Qui féconde, en éblouissant, Plaines, coteaux, monts et vallées : Les immensités étalées Sous leur plafond d’azur luisant. Il éclate retentissant Jusqu’aux ravines désolées, Fait les terres bariolées, Rend irisé, phosphorescent, Le dos houleux des mers gonflées. Il trouve tout obéissant : Bois enfouis, roches voilées, Les eaux courantes ou gelées, Et l’ombre elle-même le sent. Au zénith d’où vont jaillissant Ses lumières immaculées, Fixe il trône ! et, quand il descend Dans l’air frais, par lui rougissant, Il jette aux profondeurs troublées Ses deux grandes pourpres mêlées : Celle du feu, celle du sang. Le Soleil est le tout-puissant !
Une nuit, dans un vieux cimetière pas riche, Ivre, le père Éloi, sacristain-fossoyeur, Parlait ainsi, d’un ton bonhomique et gouailleur, Gesticulant penché sur une tombe en friche : « Après que j’suis sorti d’l’auberge En sonnant l’Angelus, à c’soir, J’m’ai dit comme’ ça : Faut q’jaill’ la voir Au lieu d’y fair’ brûler un cierge ! J’te dérang’ ! Sous l’herbe et la ronce T’es là ben tranquille à r’poser ; Bah ! tout seul, un brin, j’vas t’causer : T’as pu d’langu’, j’attends pas d’réponse. T’causer ? T’as des oreill’ de cend’e... Et t’étais sourde avant l’trépas. Mais, quéq’ ça fait q’tu m’entend’ pas... Si mon idée est q’tu m’entendes. J’pense à toi souvent, va, pauv’ grosse, Beaucoup le jour, surtout la nuit, Dans la noc’ comme dans l’ennui, Que j’boiv’ chopine ou creuse un’ fosse. J’me saoul’ pas pu depuis q’t’es morte Que quand t’étais du monde. Enfin, C’est pas tout ça ! moi, j’aim’ le vin, J’peux l’entonner puisque j’le porte. Fidèl’ ? là-d’sus faut laisser faire Le naturel ! on n’est pas d’bois... C’que c’est ! j’y pens’ pas quant e’ j’bois, Quant’ j’ai bu, c’est une aut’ affaire !... Si j’en trouve un’ qu’est pas trop vieille, Ma foi ! j’vas pas chercher d’témoins ! Pourtant, l’âg’ yétant, j’pratiqu’ moins La créatur’ que la bouteille. Bah ! je l’sais, t’es pas pu jalouse Que cell’ qu’a pris ta succession. Es’ pas q’j’ai ton absolution ? Dis ? ma premièr’ défunte épouse ? Des services ? t’as ma promesse Que j’ten f’rai dir’ par mon bourgeois. Quoiq’ça, c’est inutil’ : chaqu’ fois, J’te r’command’ en servant sa messe. J’voudrais t’donner queq’chos’ qui t’aille : Qui qui t’plairait ? qu’est-c’que tu veux ? Un’ coiff’ ? mais, tu n’as pu d’cheveux. Un corset ? mais, tu n’as pu d’taille. Un’ rob’ ? t’es qu’un bout de squelette. Des mitain’ ? T’as des mains d’poussier. Des sabots garnis ? t’as pu d’pieds. Faut pas songer à la toilette ! T’donner à manger ? bon ! ça rentre... Mais, pour tomber où ? dans quel sac ? Puisque tu n’as pu d’estomac, Pu d’gosier, pu d’boyaux, pu d’ventre ! D’l’argent ? mais, dans ton coin d’cimetière Qué q’t’ach’t’rais donc ? Seigneur de Dieu ! Allons ! tiens ! pour te dire adieu J’vas t’fair’ cadeau d’un’ bonn’ prière. Si ça t’fait pas d’bien, comm’ dit l’autre, Au moins, ben sûr, ça t’fra pas d’mal. Mais, tu m’coût’ pas cher... c’est égal ! Tu la mérit’ long’ la pat’nôtre ! » Or, en fait d’oraison longue, le vieux narquois Partit tout simplement, sur un signe de croix, Grognant : « C’est tard ! tant pis, j’ai trop soif, l’diab’ m’emporte ! J’vas boire à la santé de l’âme de la morte. »
Des ruisseaux un déluge a fait de lourds torrents Qui roulent, pêle-mêle, écumeux, dévorant L’étendue, au travers des landes, des pacages, Et changeant en lacs fous les stagnants marécages. Mais l’eau dort plate autour d’un grand tertre escarpé, Tout hérissé de bois. Lent, le soir est tombé. Dans l’air mort, où s’ébauche un soupçon de tonnerre, Rôde, vitreux, magique, un jour de luminaire. Et, lorsqu’au plus épais d’une torpeur d’extase Un crapaud, goutte à goutte, épand son fin solo, C’est du rêve de voir à cette unique phrase Surgir une île verte en des profondeurs brunes, Entre le blanc du ciel et le jaune de l’eau, Sous le diamanté rose et bleu de la lune !
Au cabaret, un jour de grand marché forain, Un bel ivrogne, pâle, aux longs cheveux d’artiste, Dans le délire ardent de son esprit chagrin, Ainsi parla, debout, d’une voix âpre et triste : « R’bouteux, louv’tier, batteur d’étangs et de rivière, Menuisier, Avec tous ces états j’réussis qu’une affaire : M’ennuyer ! Arrangez ça ! d’un’ part, j’vois q’doutance et tromp’rie ; D’l’aut’ côté, J’trouv’ le mensong’ trop l’mêm’, l’existenc’ trop pourrie D’vérité. Oui ! j’cherche tant l’dessous de c’que j’touche, de c’que j’rêve Inqu’et d’tout, Que j’suis noir, idéal, mélancoliq’ sans trêve, Et partout. Donc, quand ça m’prend trop fort, j’sors du bois, j’quitt’ la berge, L’établi, Et, c’est plus fort que moi, ya pas ! j’rentre à l’auberge Boir’ l’oubli. C’est des fameus’ sorcièr’, allez ! les liqueurs fortes Cont’ les r’mords, Cont’ soi-mêm’, cont’ les autr’, cont’ la poursuit’ des mortes Et des morts ! Je m’change, à forc’ de t’ter le lait rouge des treilles, L’horizon ! Vive la vign’ pour brûler dans l’sang chaud des bouteilles La raison ! Étant saoul, j’os’ me fier à la femm’, c’t’infidèle Qui nous ment, R’garder la tombe avec mes yeux d’personn’ mortelle, Tranquill’ment. J’imagin’ que la vie éternellement dure, Et qu’enfin, La misèr’ d’ici-bas n’connaît plus la froidure Ni la faim. J’crois qu’i’ n’ya plus d’méchants, plus d’avar’, plus d’faussaires, Et j’suis sûr Q’l’épouse est innocent’, l’ami vrai, l’homm’ sincère, L’enfant pur. Terre et cieux qui, malgré tout c’que l’rêve en arrache, Rest’ discrets, M’découvr’ leurs vérités, m’crèv’ les yeux de c’qu’i’cachent De secrets. Allons, ris ma pensée! Esprit chant’ ! sois en joie Cœur amer ! Que l’bon oubli d’moi-mêm’ mont’, me berce et me noie Comm’ la mer ! Plus d’bail avec l’ennui ! j’ai l’âm’ désabonnée Du malheur, Et, dépouillé d’mon sort, j’crache à la destinée Ma douleur. T’nez ! l’paradis perdu dans la boisson j’le r’trouve : Donc, adieu Mon corps d’homm’ ! C’est dans l’être un infini q’j’éprouve : Je suis Dieu ! » Deux vieux buveurs, alors, deux anciens des hameaux Sourient, et, goguenards, ils échangent ces mots : « C’citoyen-là ? j’sais pas, pourtant, j’te fais l’pari Q’c’est queq’ faux campagnard, queq’ échappé d’Paris. I’caus’ savant comm’ les monsieurs, Ça dépend ! p’têt’ ben encor mieux ; Mais, tout ça c’est chimèr’, tournures, Qui n’ent’ pas dans nos comprenures. I’dit c’t’homm’ maigr’, chev’lu comme un christ de calvaire, Qu’à jeun i’ r’gard’ la vie en d’sous, Mais qu’i’ sait les s’crets des mystères Et d’vient l’bon Dieu quand il est saoul... Alors, dans c’moment-là qu’i’ s’rait l’maîtr’de c’qu’i’ veut, Q’pour lui changer l’tout s’rait qu’un jeu, Pourquoi qu’à son idée i’ r’fait donc pas la terre ? M’sembl’ qu’i’ déclare aussi q’venant d’boire un bon coup I’croit qu’ya plus d’cornards, plus d’canaill’, plus d’misère, Moi ! j’vois pas tout ça dans mon verre. I’dit qu’à s’enivrer i’ s’quitte et qu’il oublie C’qu’il était : c’est qu’i’ boit jusqu’à s’mettre en folie. Moi, j’sais ben qu’à chaqu’fois je r’trouv’ dans la boisson Ma personn’ dans sa mêm’ façon, Sauf que les jamb’ sont pas si libres Et que l’ballant du corps est moins ferm’ d’équilibre, Tandis qu’à lui, son mal qu’i’ croit si bien perdu Va s’r’installer plus creux, un’ fois l’calme r’venu, Dans sa vieille env’lopp’ d’âm’ toujou sa même hôtesse. C’est ses lend’mains d’boisson qui lui font tant d’tristesse. » « J’suis d’ton avis. L’vin m’donn’ plus d’langue et plus d’entrain, Sur ma route i’ m’fait dérailler un brin, Avec ma vieill’, des fois, rend ma bigead’ plus tendre... Mais dam’ ! quand ya d’l’abus, quoi que c’t’homm’ puiss’ prétendre, La machine à gaieté d’vient machine à chagrin. Le vin, c’est comm’ la f’melle : i’ n’faut pas trop en prendre ! »
« C’est par mon métier, dit le vieux pâtre aux traits rudes, Qu’à forc’ de vous cercler les oreill’ et les yeux, Dans l’ song’ de votre esprit rentr’ et rêvent le mieux Ces grands espac’ q’ont l’air de prend’ vos habitudes. Vos chants bourdonn’ comm’ ceux des gross’ mouch’ dans l’air doux, Tel que l’ cœur sous l’ soleil la bell’ verdur’ se pâme, L’horizon comm’ vot’ corps d’vient la prison d’une âme, Et les nuag’ ramp’ dans l’ ciel comm’ les pensers en vous. L’ vent d’orag’ vous agit’, vous bouscul’ comm’ les choses. Surprend vot’ limousin’ comm’ les feuillag’ dormants : À l’ordinair’, leurs gest’ s’accord’ à vos mouv’ments. Et, quand vous n’ bougez pas, vous avez leurs mêm’ poses. Ces chos’ qui dur’ toujours ou qui meur’ ben anciennes, On voit qu’ell’ chang’, comm’ l’homm’, leur humeur, leurs façons, Q’la Nature, ainsi q’ vous, a tristess’ et chansons, Et q’les vot’ tomb’ souvent ben juste avec les siennes. Nuancés, brum’, pluie et vent, la plein’ lumière, l’ombre, Compos’ le sentiment des form’, des teint’, des bruits, Qui s’ communique au vôt’ !... tell’ment ! q’ par un’ bell’ nuit, Des fois, vous êt’ plus gai que lorsqu’i n’ fait pas sombre. J’ rêv’ le rêv’ de tout ça, j’ suis en pierr’ comm’ la roche, En végétal comm’ l’herbe, en liquid’ comme l’eau, J’ rumin’ l’engourdiss’ment ou l’ frisson du bouleau... Et sauf que j’écris pas sur un agenda d’ poche, Que j’ crains pas tant l’ soleil, et que j’suis pas si blême, J’ song’ comm’ ceux gens d’ Paris, bien vêtus, aux blanch’ mains, Qui, t’nant un bout d’ crayon, caus’ tout seuls dans les ch’mins, L’œil ouvert droit d’vant eux, mais qui plonge en eux-mêmes. L’éternité s’ennuie aussi ben q’moi qui passe, Des moments que j’suis là si triste à la sonder, J’ la surprends, elle aussi, ben triste à me r’garder : Alors, je m’ sens l’ cœur vide aussi profond q’ l’espace ! »
Le magique soleil sur les hauteurs pensives Fait luire et triompher tous ces grands linges blancs Qui, chevauchant leur corde au sortir des lessives, Y sèchent, tour à tour inertes et tremblants. Ils apparaissent purs, ardents, frais et joyeux, Au loin, flottant rappel des gloires printanières, Bleutés, rosés, baignés d’azur et de lumière, Fêtant le paysage, ébouissant les yeux. Mais le soir, c’est l’horreur suprême ! car, alors On dirait invisible un long troupeau de morts, Spectres rampants enfouis dans leurs grands draps funèbres. Pendant que tout noircit, — là ! restant blancs eux seuls, Ces linges ne sont plus qu’un rideau de linceuls ! Barrant l’horizon vague où montent les ténèbres.
Tout à l’heure, sous les éclats Et les souffles de la tempête, Le saule brandillait sa tête, Et l’étang cognait ses bords plats. Avec de mortelles alarmes, Par ce vent, ces rumeurs, ces feux, L’arbre tordait ses longs cheveux Sur l’eau qui balayait ses larmes. Calme, à présent, l’étang reluit, Le ciel illumine la nuit, Et, sans qu’une brise l’effleure, Le Narcisse des végétaux Admire encore dans les eaux Sa figure verte qui pleure.
L’inclinaison de ce vieux saule Sur le vieil étang soucieux Que pas une brise ne frôle, A quelque chose de pieux. Et l’on dirait que chaque feuille, Ayant cessé son trémolo, Pompe le mystère de l’eau Et dévotement se recueille. Or, soudain, y perchant son vol, Voici qu’un petit rossignol, Tendre interprète d’aventure, Pour l’arbre adresse à l’Inconnu, Dans un lamento soutenu, La prière de la Nature !
Déjà cette prairie en commençant l’hiver Étendait son tapis d’herbe courte et fripée, Elle languit encor, de plus en plus râpée, D’un gris toujours plus pâle et moins mêlé de vert. Et pourtant, il y vient, poussant leur douce plainte, Dressant l’oreille au vent qu’ils semblent écouter, Quelques pauvres moutons qui tâchent de brouter Ce regain des frimas dont leur laine a la teinte. Mais le vivre est mauvais, le temps long, le ciel froid ; À la file ils s’en vont, l’œil fixe et le cou droit, Côtoyer la rivière épaisse qui clapote, S’arrêtant, quand ils sont rappelés, tout à coup, Par la vieille, là-bas, contre un arbre, debout, Comme un fantôme noir dans sa grande capote.
Il fait un froid noir et tout gèle : Abreuvoir, écluse et ruisseau. Tous les puits, à l’endroit du seau, Ont de la glace à leur margelle. C’est pourquoi, vite, après la classe, Les enfants viennent, à grands cris, Glisser sur l’étang si bien pris Qu’ils ne craignent pas que ça casse. En tas, casquettes sans visière, Bérets bâillants, chapeaux tortus, Ils arrivent, les reins battus Par leur petite carnassière. Et, de-ci, de-là, tout heureuse, Chaque troupe se met au jeu, Sillonnant à la queue leu leu La belle surface vitreuse. Légères, folles, bien ingambes, Elles ont indéfiniment Le caprice du mouvement Ces fragiles petites jambes ! Rapidement, mainte glissoire Qu’en chœur tant de mutins sabots Polissent comme des rabots Est nivelée et presque noire. On les voit gris et bleus les mioches Qui, d’un trait, au bas des airs blancs, Passent, les bras tendus, ballants, Croisés — ou les mains dans les poches. Et, plus d’un faisant la mimique D’accomplir un besoin pressant Reste accroupi, tout en glissant, Avec un naturel comique. Quelques très petiots se hasardent, Mais, tombés trop fort, ayant peur, Immobiles, pleins de stupeur, Se tiennent au bord et regardent ; Ils sont charmants, piteux et drôles, Ces pauvres mignons étonnés, Grelottants, la roupie au nez, Le cou rentré dans les épaules ! Les autres, au long des saulaies, Filent toujours avec entrain : Tels, devant les vitres d’un train Courent les arbres et les haies. Sur le bruit des voix qui remplissent Les échos de leurs appels fous Tranche le vacarme des clous Mordant, raclant, autant qu’ils glissent. De loin, vous entendez, il semble, Tant c’est ronfleur, dur et perçant, Plus de cent meules repassant Qui grinceraient toutes ensemble. — Autour, des plaines dépouillées Montrant leurs vieux herbages gris ; Des arbres nus, d’autres maigris : Tête ronde et feuilles rouillées. Mais, vifs et gais comme la flamme, Ces garçonnets au teint vermeil Mettent là verdure et soleil : Tout le printemps qu’ils ont dans l’âme. Au cœur du paysage triste, Entre ces lointains malheureux, Sous ce ciel de métal, — par eux La vie un instant resubsiste. Ils sont le bonheur d’aventure, L’éclat de rire triomphant Qui passe comme un coup de vent En cette mort de la nature ! Mais il se fait tard, le jour baisse. Les glisseurs vont, moins résolus, Et, bientôt, on ne les voit plus Qu’à travers une brume épaisse. Rien qu’un dernier monôme roide De petits fantômes en noir ! Tous à la file ! — et puis, bonsoir ! Ils se sauvent dans l’ombre froide. Et, la nuit, aux torpeurs funèbres, Donne un mystère inquiétant Au face à face de l’étang Avec la lune ou les ténèbres.
Ici, le rocher, l’arbre et l’eau Font pour mon œil ce qu’il convoite. Tout ce qui luit, tremble ou miroite, Forme un miraculeux tableau. Sur le murmure qui se ouate Le rossignol file un solo : L’écorce blanche du bouleau Met du mystique dans l’air moite. À la fois légère et touffue La lumière danse à ma vue Derrière l’écran du zéphyr ; Je m’attarde, et le soir achève Avec de l’ombre et du soupir La félicité de mon rêve.
La forêt songe, bleue et pâle, Dans un féerique demi-jour. Tout s’y voit spectral, d’aspect sourd, Par cette nuit d’ambre et d’opale. Là, c’est un cerf blessé qui râle... Ici, d’autres, pâmés d’amour... La forêt songe, bleue et pâle, Dans un féerique demi-jour. Ailleurs, une laie et son mâle Et leurs marcassins tout autour !... Et, tandis qu’un frais zéphyr court, Venant la reposer du hâle, La forêt songe, bleue et pâle.
Voilà ce que me dit en reniflant sa prise Le bon vieux laboureur, guêtré de toile grise. Assis sur un des bras de sa charrue, ayant Le visage en regard du soleil rougeoyant : « Ces pauv’ bêt’ d’animaux n’comprenn’ pas q’ la parole. T’nez ! j’avais deux bœufs noirs !... Pour labourer un champ C’était pas d’ leur causer ; non ! leur fallait du chant Qui s’ mêle au souffl’ de l’air, aux cris d’ l’oiseau qui vole ! Alors, creusant l’ sillon entr’ buissons, chên’s et viornes, Vous les voyiez filer, ben lent’ment, dans ceux fonds, Tels que deux gros lumas, l’un cont’ l’aut’, qui s’en vont Ayant tiré d’ leu têt’ tout’ la longueur des cornes. L’ sillon fini, faisant leur demi-rond d’eux-mêmes, I’s en r’commençaient un auprès, juste à l’endroit : J’avais qu’à l’ver l’soc qui, rentré doux, r’glissait droit... Ainsi, toujours pareil, du p’tit jour au soir blême. C’était du bel ouvrage aussi m’suré q’ leur pas, Q’ ça soit pour le froment, pour l’avoin’, pour le seigle, Tous ces sillons étaient jumeaux, droits comme un’ règle, Et l’écart entr’ chacun comm’ pris par un compas. Par exempl’, fallait pas, dam’ ! q’ la chanson les quitte ! À preuv’ que quand, des fois, j’ la laissais pour prend’ vent, I’ s’arrêtaient d’un coup, r’tournaient l’ mufle en bavant, Et beurmaient tous les deux pour en d’mander la suite. Mais, c’est pas tout encor, dans l’air de la chanson I v’laient d’ la même tristesse ayant toujou l’ mêm’ son, À cell’ du vent et d’ l’arb’ toujou ben accordée. Mais d’ la gaieté ? jamais i’ n’en voulur’ un brin ! Ça tombait ben pour moi qui chantais mon chagrin. Ya donc des animaux qu’ont du choix dans l’idée Et qu’ont l’ naturel trist’ puisque, jamais joyeux, Dans la couleur des bruits c’est l’noir qu’i’s aim’ le mieux. »
Quand on arrive au Val des Ronces On l’inspecte, le cœur serré, Ce gouffre épineux, bigarré De rocs blancs qu’un torrent noir ponce. Partout, sous ce tas qui s’engonce, Guette un dard, toujours préparé, Qui, triangulaire, acéré, Si peu qu’il vous pique, s’enfonce. S’y risquer ? le sourcil se fronce ! En sort-on, une fois entré ? Qu’on appelle ? pas de réponse... C’est si loin, si seul, si muré ! Puis, ce fouillis démesuré Innombrablement vous dénonce Ces aspics, dont du rouge fonce Le jaunâtre et le mordoré : On n’est pas du tout rassuré Quand on arrive au Val des Ronces !
Un jour que je pêchais dans sa rivière fraîche, Assis contre un bouleau qui brandillait au vent, Le vieux meunier Marchois par le discours suivant Sut me distraire de la pêche : « Voyez ! j’vis seul dans c’grand moulin Dont plus jamais l’tic tac résonne ; J’m’en occup’ plus, n’ayant personne... Mais c’est l’sort : jamais je n’m’ai plaint. C’t’existenc’ déserte et si r’cluse Ent’ la montagne et la forêt Plaît à mon goût q’aim’ le secret, Puis, j’ai mon copain sur l’écluse ! Le v’là ! c’est l’grand chaland d’famille. À présent, ses flancs et sa quille Sont usés ; l’malheureux bateau, Malgré que j’le soigne, i’ prend d’l’eau, Tout ainsi q’moi j’prends d’la faiblesse. Ah dam’ ! c’est q’d’âg’ nous nous suivons, Et q’sans r’mèd’ tous deux nous avons L’mêm’ vilain mal q’est la vieillesse. Des vrais madriers q’ses traverses ! Et qui n’sont pas prêts d’êt’ rompus. C’est bâti comme on n’bâtit plus ! Trop bien assis pour que ça verse. En a-t-i’ employé du chêne Aussi droit q’long, et pas du m’nu ! C’bateau plat q’j’ai toujou’ connu Avec sa même énorm’ grand’ chaîne ! Pour nous, maint’nant, le r’pos et l’songe C’est plus guèr’ que du croupiss’ment. À séjourner là, fixement, Lui, l’eau, moi, l’ennui, — ça nous ronge. Mais, n’ya plus d’force absolument. Faut s’ménager pour qu’on s’prolonge ! Si j’disais non ! ça s’rait mensonge. J’somm’ trop vieux pour le navig’ment. Sûr que non ! c’est pas comme aut’fois, Du temps q’yavait tant d’truit’ et d’perches, « Au bateau ! » m’criaient tout’ les voix... Les pêcheurs étaient à ma r’cherche ; À tous les instants mes gros doigts Se r’courbaient, noués sur ma perche. Malheur ! quel bon chaland c’était ! Vous parlez que c’lui-là flottait Sans jamais broncher sous la charge ! Toujours ferme à tous les assauts Des plus grands vents, des plus grand’s eaux, I’ filait en long comme en large. Et la nuit, sous la lun’ qui glisse, Quand, prom’nant mes yeux d’loup-cervier, J’pêchais tout seul à l’épervier, Oh ! qu’il était donc bon complice ! Comme i’ manœuvrait son coul’ment, En douceur d’huil’, silencieus’ment, Aussi mort que l’onde était lisse ! I’ savait mes façons, c’que c’est ! On aurait dit qu’i’ m’connaissait. Qu’il avait une âm’ dans sa masse. À mes souhaits, tout son gros bois Voguait comm’ s’il avait pas d’poids, Ou ben rampait comme un’ limace. Oui ! dans c’temps-là, j’étions solides. Il avait pas d’mouss’ — moi, pas d’rides. J’aimions les aventur’ chacun ; Et tous deux pour le goût d’la nage Nous étions d’si près voisinage Q’toujours ensemble on n’faisait qu’un. Sur l’écluse i’ s’en allait crâne, J’crois qu’on aurait pu, l’bon Dieu m’damne ! Y fair’ porter toute un’ maison. En a-t-i’ passé des foisons D’bœufs, d’chevaux, d’cochons, d’ouaill’ et d’ânes ! I’ charriait pomm’ de terr’, bett’raves, D’quoi vous en remplir toute un’ cave, Du blé, du vin, ben d’autr’ encor, Des madriers, des pierr’, des cosses, Et puis des baptêm’ et des noces, Sans compter qu’i’ passait des morts. Oh ! C’est ben pour ça qu’en moi-même Autant je l’respecte et je l’aime Mon pauv’ vieux chaland vermoulu ; C’est qu’un à un sur la rivière Il a passé pour le cim’tière Tous mes gens que je n’verrai plus. J’ai fait promettre à la commune À qui j’lég’rai ma petit’ fortune Q’jusqu’à temps qu’i’ coule au fond d’l’eau, On l’laiss’ra tranquill’ sous c’bouleau, Dans sa moisissure et sa rouille. J’mourrai content pac’que l’lend’main, Pendant un tout p’tit bout d’chemin, C’est lui qui port’ra ma dépouille. »
Tout le sol tondu ras des solitudes plates Dans un indéfini recul, toujours plus loin, S’étale montueux de ses meules de foin Où saigne le soleil croulé qui se dilate. Solennelle, pompeuse, avec la nuit qui poind, D’un morne extasié, leur masse rouge éclate, Puis, blêmissant, devient l’horizon spectre, et joint La ligne des cieux blancs de sa cime écarlate. Stagnant dans l’air croupi, ces meules en sommeil, Lentement, goutte à goutte, ont tari le soleil De ses pourpres de sang dont la dernière est bue. Maintenant, la hideuse et moite obscurité Comble, débosse, fond, brouille l’immensité Qui bâille l’ombre informe où s’engloutit la vue.
Frère et sœur, les petiots, se tenant par la main, Vont au rythme pressé de leurs bras qu’ils balancent ; Des hauteurs et des fonds de grands souffles s’élancent, Devant eux le soir lourd assombrit le chemin. Survient l’orage ! avec tout l’espace qui gronde, Avec le rouge éclair qui les drape de sang, Les barbouille de flamme en les éblouissant ; Enfin, la nuit les perd dans la forêt profonde. Ils ont peur des loups ! mais, bientôt, Ils s’endorment. Et, de là-haut, La lune qui verdit ses nuages de marbre Admire en les gazant ces deux êtres humains Sommeillant la main dans la main, Si petits sous les si grands arbres !
Il pleuvasse avec du tonnerre... Il est déjà tard... quand on voit Dans le bourg entrer le convoi De la défunte octogénaire. La clarté du jour s’est enfuie. Tristement, la voiture à bœufs A repris son chemin bourbeux : Le cercueil attend sous la pluie. Un lent tintement qui vous glace Dégoutte morne du clocher : Voici tout le monde marcher Vers la grande croix de la place, Quand il s’approche de la pierre Pour lever le corps, le curé, Tout en chantant, reste effaré Par l’énormité de la bière. Certe ! avec ses planches massives, Espèces de forts madriers Crevassés, noueux, mal taillés, Qui remplaceraient des solives, Elle apparaît si gigantesque En épaisseur, en large, en long, Si haute, d’un tel poids de plomb, Qu’à la voir on en frémit presque. Elle s’étale sans pareille, D’autant plus démesurément Qu’elle renferme seulement Un mince cadavre de vieille. L’immense couvercle en dos d’âne A l’air aussi grand que les toits ; Le drap trop court montre son bois Roux et jaune comme un vieux crâne. Et tandis que d’une aigre sorte Les enfants de chœur vont hurlant, Le prêtre est là, se rappelant Les dimensions de la morte. « Qu’avait-elle ? cinq pieds, à peine ! C’était maigre et gros comme rien ! Un seul corps pour ça qui peut bien En contenir une douzaine ! En a-t il fallu de la paille ! Aura-t-on dû l’empaqueter Pour l’empêcher de ballotter Comme un grain dans une futaille ! Quel menuisier ! ça tient du songe ! Il doit sûrement celui-ci Avoir le regard qui grossit, Et dans sa main le mètre allonge ! » Les porteurs pliant sous leur charge, En nombre, comme de raison, Semblent traîner une maison. Le brancard est bien long et large, Mais, il est usé ! quoi qu’on dise, Puisque, hélas ! le monstre ligneux Croule avec un bruit caverneux, Juste en pénétrant dans l’église. C’est un bras du brancard qui casse... On hisse l’effrayant cercueil Sur l’estrade — et les chants de deuil Sont bâclés sous la voûte basse. Puis, les cloches vont à volées... À la montée, oh ! que c’est dur Et long ! — Enfin ! voici le mur Que dépassent les mausolées. Le chantre mêle sa voix fausse Au bruit sourd des pas recueillis. Debout, s’offre aux yeux ébahis Le vieux sacristain dans la fosse. L’ombre vient. Personne ne bouge. L’homme surmène, haletant, Ses deux outils où par instant Le soleil met un reflet rouge Brusque, le curé l’interpelle : « Eh bien ! y sommes-nous ? » Et lui Quitte la fosse avec ennui En poussant sa pioche et sa pelle. Le gouffre baille son mystère : Mais, le cercueil n’y glisse pas. « Je m’en doutais ! » grogne tout bas Le sacristain qui rentre en terre. Il remonte. On reprend la boîte Qu’on ajuste du mieux qu’on peut. Mais, il s’en faut toujours un peu : La tombe est encor trop étroite. De nouveau, la pioche luisante Descend l’élargir. Cette fois, Le cercueil y coule à plein bois En même temps qu’on l’y présente. Au bord du trou, qui s’enténèbre. Un vieux qui tient le goupillon Émet cette réflexion En guise d’oraison funèbre : « Elle a bien mérité sa fosse ! C’est égal ! tout d’même, elle était Trop p’tit’ quand elle existait Pour faire une morte aussi grosse ! » Et, sous sa chape très ancienne, Haut, solennel, — l’officiant S’en revient en s’apitoyant Sur sa défunte paroissienne : « L’infortune l’a poursuivie !... Pauvre cadavre enguignonné !... Tout pour elle aura mal tourné, Dans la mort comme dans la vie ! »
De grêles horizons noyés d’un brouillard bleu Et plaquant tout autour leur bordure inégale Sur un ciel moite et bas d’où pourtant rien ne pleut, D’un nuageux funèbre où du gris s’intercale ; Là-bas, très loin, partout, sous les buissons givrés, Si chenus que le vent ne pourrait plus les tondre, Par morceaux, d’un blanc sale, aux lisières des prés, Des neiges s’obstinant à ne pas vouloir fondre ; Bordé d’arbrisseaux morts dont le tronc noir blêmit Un marais sur lequel pas un jonc ne frémit Et qui, pétrifié, vitreusement serpente : Tel le site où, tout seul, juste à la nuit tombante, Un grand héron pensif promène son horreur, Fantôme de la faim comme de la maigreur.
Ce mort qui vient là-bas fut un propriétaire Qui lui fit dans sa vie autant de mal qu’il put. Donc, le voilà debout, travail interrompu, Pour voir son ennemi qu’enfin on porte en terre. Regardant s’avancer la bière, il rit, se moque, Et, tous ses vieux griefs fermentés en longueur Que son clair souvenir haineusement évoque, Un à un, triomphants, se lèvent dans son cœur. Mais, pendant qu’il ricane au défunt détesté, La terre, l’eau, l’azur, les airs et la clarté, Tout est amour, tendresse, oubli, calme ! Il commence À subir peu à peu cet entour de clémence ; Toujours plus la Nature, en son large abandon, Lui prêche le respect du mort et le pardon, À la miséricorde enfin son âme s’ouvre, Et, lorsque le cercueil passe en face de lui, Il montre en son œil terne une larme qui luit, Et, coudant le genou, s’incline et se découvre.
La Justice tardant à faire la levée Du cadavre lardé de coups, Les gendarmes, là-bas, mangent sur leurs genoux, En attendant son arrivée. L’énorme assassiné que la vermine mange Repose encore assez loin d’eux. Il dort au fond du val son gisement hideux Entre quatre grands murs de grange. Pourtant, de leur côté, passe claquante et lourde Une brise d’orage où poind La puanteur subtile et de moins en moins sourde Que le corps souffle de son coin. Puis, le miasme épaissit, substituant son goût À celui de leurs victuailles : Ils mangent du cadavre exhalant coup sur coup Tout le poison de ses entrailles. « Ma foi ! moi j’n’y tiens plus ! dit le grand au petit : Qui diable aurait jamais cru qu’à pareill’ distance Ça s’rait v’nu jusque-là nous couper l’appétit ? » L’autre répond : « Pour moi ça n’a pas d’importance ! C’est vrai que l’vent, complic’ du mort, Pour l’instant promène un peu fort Le désagrément d’son haleine, Mais, on s’y habitue à la fin... Et, ma foi, tant pis ! j’ai si faim Que j’mang’rai ma part et la tienne ! » Le voiturier qui vient, un grave et vieux barbon, Conclut : « Ell’ s’en fout la nature, Q’ça sent’ mauvais ou q’ça sent’ bon ! La terr’ donn’ des fleurs et r’çoit d’la pourriture. »
La belle en larmes Pleure l’abandon de ses charmes Dont un volage enjôleur A cueilli la fleur. Elle sanglote Au bord de l’onde qui grelotte Sous les peupliers tremblants, Pendant que son regard flotte Et se perd sous les nénufars blancs. « Adieu ! dit-elle, Ô toi qui me fus infidèle. Je t’offre, avant de mourir, Mon dernier soupir. Je te pardonne, Aussi douce que la Madone, Je te bénis par ma mort. Le trépas que je me donne, Pour mon cœur c’est ton amour encor. Mon souvenir tendre Sait toujours te voir et t’entendre Et, par lui, rien n’est effacé Du bonheur passé. Nos doux libertinages Dans les ravins, sous les feuillages, Au long des ruisseaux tortueux, Sont encor de claires images Revenant aux appels de mes yeux. Ton fruit que je porte Dans mon ventre de bientôt morte, C’est toi-même, tes os, ton sang, Ô mon cher amant ! Traits pour traits, il me semble Si bien sentir qu’il te ressemble ! Je ne fais donc qu’une avec toi ; Je me dis que, fondus ensemble, Tu mourras en même temps que moi. » Puis, blême et hagarde, Elle se penche, elle regarde Le plus noir profond de l’eau Qui sera son tombeau. Elle se pâme Devant le gouffre qui la réclame, Et dit le nom, en s’y jetant, De l’homme qu’elle aimait tant Que, sans lui, son corps n’avait plus d’âme !
Il n’a que sa chemise écrue et sa culotte Pour tout costume. Il porte un bonnet de coton. Tel il rôde, faisant mouliner son bâton. Promenant l’ébahi de son regard qui flotte. Barbu, gras et rougeaud, il montre ses dents blanches, Son poitrail tout velu comme celui des loups, Les muscles de ses bras, les nœuds de ses genoux, Et dandine sa marche au roulis de ses hanches. Parfois, sur son chemin, inerte comme un marbre, Il s’arrête debout, regardant ciel ou sol, Quelque grand oiseau fauve élargissant son vol, Un champignon verdi qui sèche au pied d’un arbre. Sa songerie alors s’épanche en un langage Tour à tour sifflement, chant, grognement, parler ; Il imite, entendant telle ou telle eau couler, Le murmure ou le bruit croulant qu’elle dégage. Aux prés, de son bâton, il racle doux l’échine Du bétail engourdi dont il sait les secrets, Ou, grave, l’étendant, jette sur les guérets Un bon sort aux moissons que son rêve imagine. Le froid noir des ciels blancs, l’éclair des ciels de suie, Il y reste impassible autant que le rocher ; Et, recherchant l’averse au lieu de se cacher, Du même pas rythmique avance dans la pluie. Il emporte son pain qu’il mange dans ses courses, L’émiettant, ça et là, pour les petits oiseaux, Et va boire, à genoux, parmi joncs et roseaux, Aux masses des torrents comme au filet des sources. Toujours égal, jamais colère, jamais ivre, Comme s’il se sentait au-dessous des humains, Il est muet avec les gens, sur les chemins, Rentré, ne parle pas aux siens qui le font vivre. C’est pourquoi lui faisant sa suite coutumière, Chaque fois, sur la place, il attend que le mort Ait eu ses libera pour l’escorter encor Juste en face du seuil, mais loin du cimetière. Il ne répond qu’aux bruits des choses et des bêtes Qu’il trouve à l’unisson fraternel de ses voix, Interpelle aussi lien le silence des bois Qu’il jette sa parole au fracas des tempêtes. Courbé sur sa charrue, ou le pied sur sa pelle, Le paysan le suit des yeux avec respect, Bien qu’il soit, nuit et jour, routinier de l’aspect De ce « membre de Dieu », comme chacun l’appelle. Et les femmes, passant dans leur mélancolie, Rencontrent sans effroi cet hercule enfantin, Sachant que la nature a fait bon son instinct, Qu’elle a virginisé sa tranquille folie.
Toc toc ! — L’homme prêtant l’oreille, Hache en main, guettant scélérat, Dit : « Qu’est là ? — Moi ! » La vieille entra... D’un coup, il abattit la vieille. Depuis, hanté par les alarmes, Il s’enfermait dans sa maison. Toc toc ! — L’homme, avec un frisson, Demanda : « Qu’est là ? » — Les gendarmes ! Un peu plus tard, à l’aube fine, Toc toc ! — Il se tut, sachant trop Qu’alors, c’était bien le bourreau Qui venait pour la guillotine.
Par monts, par vaux, près des rivières, Les frimas font à volonté Des blocs d’ombre et d’humidité Avec le gisement des pierres. Sous le vert froid des houx, des lierres, Sous la ronce maigre, — à côté Du chardon dévioletté Cela dort dans les fondrières, Plein d’horreur et d’hostilité, Donnant aux brandes familières Une lugubre étrangeté. Mais sitôt qu’on voit les chaumières Refumer bleu dans la clarté, C’est le soleil ressuscité Qui refait couleurs et lumières, De la vie et de la gaieté Avec le gisement des pierres.
Ne sortant pas de faire jeûne, Une fois, le père Lucas, Sincère, et du fond de son âme, Disait à ses quatre grands gars, Tous, de l’aîné jusqu’au plus jeune, Bien en âge de prendre femme : « Mes enfants, faut peupler d’son espèc’ ! Ya pas d’trêve ! Faut q’tout c’qui vit engendre ! et qu’toujours s’accroissant, Les êtr’ les uns aux autr’, sans fin, se r’pass’ leur sang, Tel’ qu’aux racin’ des arb’ la terr’ coule sa sève. Tout’ femelle est un champ où l’bon mâle i’ doit s’mer La grain’ d’humanité qu’est dans l’grenier d’son être : B’sogn’ douce et ben commod’ ! Puisqu’ y a besoin q’d’aimer, Et q’sans plaisi’ pour l’homm’, l’enfant pourrait pas naître. Dans c’champ-là qu’est l’plus nobl’ faut fair’ de beaux sillons, Q’l’homme y mèn’ la charrue au c’mand’ment d’la nature, Avec la bell’ chaleur du sang pour aiguillon D’l’amour qui doit tout l’temps penser à sa culture ! Dans ceux chos’là, faut pas, trop à sa fantaisie, Écouter les conseils du vice et d’la boisson. En s’mant, i’ faut toujours songer à la moisson, Féconder sérieus’ment l’épous’ qu’on a choisie. Faut êt’ chaud, mais d’instinct réglé comm’ ceux bêt’ fauves ; D’êt’ trop paillard ou d’l’êt pas assez... C’est un tort ! Dit’ vous ben qu’vous êt’ vu, quand l’amour joint les corps, Par le grand œil d’en haut dont pas un homm’ se sauve. Dieu merci ! vous n’êt’ pas des poussifs à teint pâle, Vous avez bonn’ poitrine et fort tempérament, Vous d’vez donc tous les quat’ faire offic’ de bons mâles, Accomplir sans tricher vot’ destin d’engross’ment. Mangez fort ! et fait’-vous du sang, des muscl’, des os ! Buvez ! mais sans jamais perd’ la raison d’un’ ligne ; Pas trop d’pein’ ! Ceux qui s’us’ au travail sont des sots. Réglez la sueur du corps ainsi q’le jus d’la vigne ! Comm’ faut q’la femm’ soit pure avec des yeux ardents, Q’fièr’ dans les bras d’l’époux qui n’cherch’ qu’à la rend’ mère Ell’ yoffr’ l’instant d’bonheur qui fait claquer ses dents Pour que leur vie ensemb’ ne soit jamais amère. Voyez-vous ? l’trôn’ d’un’ femme ? C’est l’lit d’son cher époux. C’est là q’jeune ell’ pratiq’ l’amour sans badinage, Et q’vieille ell’ prend, des fois, encore un r’pos ben doux Au long d’son vieux, après les soucis du ménage. Là-d’sus buvons un coup ! dans ceux chos’ de l’amour J’vous souhait’ de pas vous j’ter comme un goret qui s’vautre, Et que, pour chacun d’vous, l’plus cher désir toujours : Ça soit d’faire des enfants qui puiss’ en faire d’autres ! »
« Ça vous surprend que j’fume, et que j’prise, et que j’chique ? Vous vous dit’ que pour moi qu’a besoin d’épargner C’est un’ trop gross’ dépense et qu’ça doit me ruiner ? Mais, j’fais du mêm’ tabac trois usag’ tabagiques, Mon bout d’carotte, es’ pas ? j’ai fini de l’ mâcher, I n’a plus d’jus : je l’fais sécher. Alors, j’n’ai plus q’ma pipe à prendre, Et son fourneau lui sert d’étui. Puis, je l’fum’ tout lentement, et, quand il est ben cuit, J’le fourr’ dans ma queue d’rat, et j’en prise la cendre. Ma chiq’ ? C’est provision d’tabac pour mon brûl’gueule Et pour mon nez qu’est pas étroit. Ça fait donc q’la dépens’ d’un’ seule Me procur’ le plaisir des trois ! »
I Jean était un franc débonnaire, Jovial d’allure et de ton, Égayant toujours d’un fredon Son dur travail de mercenaire. Soucis réels, imaginaires, Aucuns n’avaient mis leur bridon À son cœur pur dont l’abandon Était le besoin ordinaire. Je le retrouve : lèvre amère ! Ayant dans ses yeux de mouton Un regard de loup sans pardon... Quelle angoisse ? quelle chimère ? Quelle mauvaise fée a donc Changé ce gars ? Sa belle-mère ! II Il n’aurait pas connu la haine Sans la vieille au parler bénin Qui d’un air cafard de nonnain L’affligeait et raillait sa peine. Il avait la bonté sereine Et l’apitoiement féminin. Il n’aurait pas connu la haine Sans la vieille au parler bénin. Aujourd’hui, la rage le mène. Pour mordre, il a le croc canin Et son fiel riposte au venin. Non ! sans cette araignée humaine, Il n’aurait pas connu la haine ! III Il devint fou. Comme un bandit, Il vivait seul dans un repaire, Âme et corps ; gendre, époux et père, Se croyant à jamais maudit. Tant et si bien que, s’étant dit Qu’il n’avait qu’une chose à faire : Assassiner sa belle-mère Ou se tuer ? — il se pendit ! — Au sourd roulement du tonnerre Que toujours plus l’orage ourdit, Son corps décomposé froidit, Veillé par un spectre sévère : Encor, toujours, sa belle-mère ! IV La belle-mère se délecte Au chevet de son gendre mort, Et le ricanement se tord Sur sa figure circonspecte. Avec ses piqûres d’insecte Elle a tué cet homme fort. La belle-mère se délecte Au chevet de son gendre mort. Sitôt qu’on vient, son œil s’humecte, Elle accuse et maudit le sort ! Mais, elle sourit dès qu’on sort... Et, lorgnant sa victime infecte, La belle-mère se délecte. V Enterré, le soir, sans attendre, Sur sa tombe elle est à genoux Voilà ce qu’en son tertre roux La croix de bois blanc peut entendre : « Enfin ! J’viens donc d’t’y voir descendre Dans tes six pieds d’terr’ ! t’es dans l’t’rou. C’te fois, t’es ben parti d’cheux nous, Et tu n’as plus rin à prétendre. Rêv’ pas d’moi, fais des sommeils doux, Jusqu’à temps q’la mort vienn’ me prendre, Alors, j’s’rai ta voisin’ d’en d’sous, J’manq’rai pas d’tourmenter ta cendre... L’plus tard possible ! au r’voir, mon gendre. »
Portant sur lui de grosses sommes, Tard, le maquignon s’en revient, Lorsque, soudain, il est attaqué par deux hommes. D’un coup de voix stridente il appelle son chien : « Vite à moi, Petit-Loup ! » — mais rien ! Son compagnon musarde en route. Et la lutte s’acharne, affreuse, on n’y voit goutte. Un dernier appel rauque : — et le marchand de bœufs Tombe et trépasse au fond du grand chemin bourbeux. Mais, d’un train haleté que le silence écoute, Le dogue accourt, se rue, étrangle un assassin ; L’autre a juste le temps de grimper dans un arbre. Et, stupéfaits d’horreur, les gens du bourg voisin Trouvaient, le lendemain, un chien entre deux morts, Surveillant, crocs baveux, sur un vieux chêne tors Quelqu’un juché livide et roide comme un marbre.
Loin des oreilles importunes, Le gars mangeant avec le vieux, D’un ton fier et malicieux Lui conte ses bonnes fortunes, De quelle sorte il fait sa cour, Et ce qu’il pense de l’amour. « Oui ! j’ai tout’ les fill’, mon pèr’ Jacques ! N’import’ laquell’, quand j’ la veux bien ! L’ignorant’, l’instruit’, cell’ qui s’ tient, Comm’ la dévot’ qui fuit ses pâques. Q’ ça soit l’ cœur ou l’ Diab’ qui s’en mêle, L’amour comm’ la mort prend chacun. Si deux corps d’vaient pas en fair’ qu’un Yaurait pas des mâl’ et des f’melles ! Cont’ le sang, s’i’ veut qu’on s’unisse, Tout’ les plus bonn’ raisons val’ rin : I mèn’ le gars comme un taurin Et la pucell’ comme un’ génisse. Yen n’a pas un’ qui n’ rêv’ d’un homme, D’un qu’ell’ connaît pas, mais qu’ell’ sent ; Pas un’ qui n’ s’endorme y pensant, Et qui n’y r’pense après son somme ! Les difficil’ sont cell’ qui s’parent, Dans’ entre ell’, s’ distraient des garçons, Les accueill’ avec des chansons, Comme avec des rir’ s’en séparent. Oui ! mais aux sons d’ la cornemuse, J’ batifole à leur volonté... Et j’ mets tant leur mine en gaieté Que j’ finis par la rend’ confuse. En fait d’ pucell’, viv’ l’eau dormante La courant’ n’a pas l’ temps d’ songer, Tandis que l’aut’, sans s’ défiger, Ça n’ pens’ qu’au mal qui la tourmente. L’ désir amoureux s’y mijote, Quoiqu’ell’ n’en desserr’ pas les dents... On verrait d’sus c’ qu’ell’ pense en d’dans : C’est pour ça q’ si ben ça s’ cachotte. C’est s’lon, c’est moins ou davantage, Mais tout’ fill’, son sexe la tient. L’amour y dort : un garçon vient... Qui l’éveille à son avantage. C’est c’que j’ fais ! Ell’s ont beau s’ défendre, Moi, j’ai la natur’ dans mon jeu, J’ gratt’ la cendre et j’ découv’ le feu ; Seul’ment i’ faut savoir s’y prendre. Faut choisir son jour et son heure, La saison, l’endroit, pas s’ presser. Ça dépend ! yen a q’ faut forcer ! Ces fois-là sont p’têt’ les meilleures. À la façon d’ trousser sa jupe, D’arranger ses ch’veux sous l’ bonnet, À la march’, surtout, on r’connaît L’ temps qu’on mettra pour faire un’ dupe. Avec les joyeus’ je sais rire, Avec les trist’ je sais pleurer, Tout en m’ taisant, j’ sais soupirer Avec cell’ qui n’ont rien à dire. J’ not’ leur air franc ou saint’ nitouche, Leur genre de silence ou d’ caquet, L’ sec ou l’ mouillé d’ leurs deux quinquets, Comm’ l’ouvert ou l’ pincé d’ leur bouche. J’examin’ cell’ qui sont heureuses D’ porter, au cou, des p’tits enfants. L’instinct d’êt’ mèr’ suffit souvent Pour qu’un’ fill’ devienne amoureuse. J’ suis timide avec la pimbêche, Rapide avec cell’ qu’a du sang, Et, toujours, les contrefaisant, Ya pas d’ danger q’ j’évent’ la mèche ! J’ prends leur humeur, j’ flatt’ leur manie, Ell’ chang’ d’avis, moi pareill’ment. Je n’ leur donn’, sans jamais d’ gên’ment, Q’ du plaisir dans ma compagnie. Au fond, je m’ dis et ça m’amuse : Que j’ suis pas plus menteur, vraiment ! Qu’ell’s autr’ qui m’ voudraient pour amant Et qui font cell’-là qui me r’fusent. C’est mes r’gards seuls qui leur demandent C’ que j’ désir’ d’ell’. Ma bouch’, ma main, Seul’ment commenc’ à s’ mettre en ch’min, Quand leurs yeux m’dis’ qu’ell’ les attendent. Dans ma prunell’ qui leur tend l’ piège R’culant d’abord ell’ veul’ pas s’ voir, Et puis, ell’ s’y mir’, sans pouvoir S’ désengluer du sortilège. La bergèr’ sag’, la moins follette, J’ l’endors ! qu’elle en lâch’ son fuseau... Comm’ l’aspic magnétis’ l’oiseau, Comme un crapaud charme un’ belette. C’est pourquoi, la pauvress’, la riche, Tout’ fille, à mon gré, m’ donn’ son cœur ! Ma foi ! j’ me fie à ma vigueur, J’en ai ben trop pour en êtr’ chiche ! D’autant plus que j’peux pas leur nuire... Personn’ sait q’ moi q’ j’ai leur honneur Et j’ai la chanc’, pour leur bonheur, De libertiner sans r’produire ! » Et le bon vieux dit : « Tu caus’ ben... Quoiqu’ ça peut êtr’ de la vant’rie. Moi non plus, pour la galant’rie, À ton âg’ j’étais pas lambin. Aussi vrai q’ tous deux on déjeune Tu t’amus’ras jamais plus jeune ! Ta folie est c’ que fut la mienne. Tu brûl’, mais glaçon tu d’viendras. Crois-moi : prends-en l’ plus q’ tu pourras ! Ça t’ pass’ra avant q’ ça m’ revienne ! »
Ce bon vieux pont, sous ses trois arches, En a déjà bien vu de l’eau Passer verte avec du galop Ou du rampement dans sa marche. Il connaît le pas, la démarche De l’errant qui porte un ballot, Du petit berger tout pâlot Et du mendiant patriarche. Au creux de ce profond pays, Entre ces grands bois recueillis Où l’ombre humide a son royaume, Le jour, à peine est-il réel !... Le soir, sous l’œil rouge du ciel, Il devient tout à fait fantôme.
Le vieux, contre la fenêtre, Fauve, en train de ruminer, Soudain s’entend condamner Au profit de ses trois maîtres. Il semble alors que son œil lent, Ayant défalqué l’assistance, Demande au grand Christ du mur blanc Ce qu’il pense de la sentence. Et quand le juge lui dit, froid : « Qu’avez-vous à répondre ? — Moi ! — Grince le vieux, pâle, et qui tremble, — J’ n’ai rien à vous répondr’ du tout Si c’ n’est qu’ vous êt’ quat’ chiens ensemble Pour manger un malheureux loup ! »
On venait de sortir de l’église ; ici, là, Les hommes se groupaient, lents, les mains dans les poches ; Entrant au cimetière, aux derniers sons des cloches, Les femmes rabattaient leur grand capuchon plat. Deux vieux — large chapeau, veste courte, air propret, Rasés, cravate énorme et noueusement mise D’où montaient les pointus d’un haut col de chemise, — Du même pas tranquille allaient au cabaret... Quand l’un fit d’un ton assuré : « Il a ben prêché not’ curé À c’ matin, après sa lecture. » L’autre dit : « Quoi d’étonnant ! Avec son métier d’feignant C’est si poussé d’nourriture ! »
Sous la pluvieuse lumière, Dans l’air si glacé, la chaumière, Non loin d’un marais insalubre, Est lamentablement lugubre. Au-dedans, c’est tant de misère Que d’y penser le cœur se serre ! De chaque solive minée, Du grand trou de la cheminée Dont le foyer large est tout vide, Le froid tombe en un jour livide ; Et la bise a l’entrée aisée Par la porte et par la croisée. Or, dans ce logis où la fièvre Allume l’œil, verdit la lèvre, Et fait sonner la toux qui racle, Il va s’accomplir un miracle : La femme est accroupie à l’angle Du mur, près d’un vieux lit de sangle. Stupéfaite, elle est là qui lorgne Sa petite fenêtre borgne, Puis, machinale, elle emmitoufle Son nourrisson presque sans souffle. Trois petiots ayant triste mine Rampent comme de la vermine Sur une mauvaise paillasse Dans un coin d’ombre où ça brouillasse. Et la malheureuse sanglote Et dit d’une voix qui grelotte, Comme se parlant dans le songe Où la réalité la plonge : « Au moulin je suis retournée... On m’a refusé la fournée. Plus de pain ! a-t-elle été courte Malgré mes jeûnes, cette tourte ! Et plus de lait dans ma mamelle Pour nourrir l’enfant ! tout s’en mêle. » Elle pense, elle se consulte, Délibère. Rien n’en résulte, Sinon qu’elle voit plus affreuse Sa détresse qu’elle recreuse. À la fin, pour la mort elle opte, Et voici le plan qu’elle adopte : « Oui, son sort n’étant résoluble Qu’ainsi, ce soir elle s’affuble De sa capote berrichonne, Complètement s’encapuchonne, Alors, sa petite famille Dans les bras, vers l’étang qui brille Elle s’en va, s’avance jusque Au bord, et puis, un plongeon brusque !... » Mais, vite, sa raison s’adresse Aux scrupules de sa tendresse. « Tes enfants ? c’est plus que ton âme ; Tu les aimes trop, pauvre femme ! T’ont-ils donc demandé de naître Tes petits, pour leur ôter l’être ? Même privés de subsistance Ils ont le droit à l’existence. D’ailleurs, aurais-tu le courage D’accomplir un pareil ouvrage ? Vois-tu tes douleurs et tes hontes, Quand il faudrait rendre des comptes Au père qu’à toutes les heures Avec tant de regret tu pleures ? » Elle maudit l’horrible idée Qui l’avait d’abord obsédée. Mais la souffrance lui confisque Son reste de force ! elle risque De se consumer tant, qu’elle aille Trop mal, pour soigner sa marmaille, Mendier ? mais, bien loin, sous le givre, Les enfants ne pourraient la suivre. Et personne de connaissance Pour les garder en son absence ! « Que faire ? si pour eux je vole... La prison ! j’en deviendrais folle, Puisqu’elle me serait ravie Leur présence qui fait ma vie. » Elle songe, et son corps en tremble... « Oh ! si nous mourions tous ensemble, Eux si malades, moi si frêle, De la bonne mort naturelle ! » Et voilà qu’elle est exaucée La prière de sa pensée : Car, soudain, les trois petits pâles Poussent à l’unisson trois râles. Elle aussi le trépas la touche À l’instant même où sur sa bouche Son nourrisson expire, en sorte Qu’elle le baise en étant morte, Tandis que, vers eux étendues, Ses deux maigres mains de statue, Couleur des cierges funéraires, Semblent bénir les petits frères.
L’été, ces deux bouleaux qui se font vis-à-vis, Avec ce délicat et mystique feuillage D’un vert si vaporeux sur un si fin branchage, Ont l’air extasié devant les yeux ravis. Ceints d’un lierre imitant un grand serpent inerte, Pommés sur leurs troncs droits, tout lamés d’argent blanc, Ils charment ce pacage où leur froufrou tremblant Traîne le bercement de sa musique verte. Mais, vient l’hiver qui rend par ses déluges froids La figure du ciel, des rochers et des bois, Aussi lugubre que la nôtre ; Morfondus, noirs, alors les bouleaux désolés Sont deux grands spectres nus, hideux, échevelés, Pleurant l’un en face de l’autre.
Rondement, Mathurin Mène dans sa carriole La Dame qui s’affole De filer d’un tel train. Elle crie au trépas ! Le vieux dit : « Not’ maîtresse, N’ soyez point en détresse Puisque moi j’y suis pas. Si yavait du danger Vous m’ verriez m’affliger Tout comm’ vous, encor pire ! Pac’que, j’ m’en vas vous dire : J’ tiens à vos jours, mais j’ tiens P’têt’ encor plus aux miens. »
« Ah ! monsieur ! mon métier d’domestique a changé, Me dit le grand Charly, son béret sur l’oreille : En yentrant, j’croyais pas trouver un’ plac’ pareille, Et j’n’ai jamais encor si bien bu, ni mangé. Mon maîtr’ ? C’est un homm’ simpl’ qui rest’ dans sa nature, Sans s’occuper d’la mode et du mond’ d’aujourd’hui, Laissant pousser bien longs ses ch’veux d’un noir qui r’luit, Tout comm’ ces comédiens qui pass’ dans des voitures. I’ m’en paye à gogo des goutt’ et du tabac ! I’ m’donn’ des vieux habits et des neufs, sans q’j’y d’mande, Et doux, l’air comm’ gêné tout’ les fois qui m’commande, I’ s’inquièt’ de ma bourse et de mon estomac. Sûr ! que j’ai jamais vu son pareil ! l’diabl’ me torde ! J’veux balayer sa chambre et ranger dans les coins ? Alors, i’ s’fâch’ tout roug’, disant : « Q’ya pas besoin, Q’son œil, au r’bours des autr’, voit mieux clair dans l’désordre. » Avec ça, s’rappelant tout c’qu’on y dit ou c’qu’i’ voit, Sans jamais les écrir’ gardant mémoir’ des notes, Dans sa têt’ qui, des fois, semble un’ têt’ de linotte, Ayant réponse à tout, sachant l’car et l’pourquoi. Yen a qui lis’ un livre, à lui yen faut des masses ! Sous l’pioch’ment agacé d’son pouc’ qu’i’ mouill’ souvent Les tournements des pag’ ça fil’ comme le vent ! Puis, soudain’ment, i’ sort comm’ s’i’ manquait d’espace. Ah l’drôl’ de maîtr’ que j’ai ! tout c’qu’est à lui c’est vôtre. Un homm’ q’est franc comm’ l’or et bon comme du pain ! Des fois, i’ caus’ tout seul quand i’ marche ou qu’i’ peint ; Il est dans un endroit ? qu’i’ veut êtr’ dans un autre ! Je l’sais ben moi qui l’suis dans ses cours’ endiablées, I’ n’voyag’ que pour voir des couleurs. En errant, I’ braq’ ses p’tits yeux noirs q’avont l’regard si grand Sur chaq’ roche ou taillis des côt’s et des vallées. Des fonds et des lointains, des plain’s et des nuages, Il emport’ la peintur’ qu’i’ soutire au galop, Tout l’jour, i’ pomp’ la nuanc’ de la verdure et d’l’eau, Et, la nuit, cherche encor dans l’brun des paysages. Ça l’prend tout feu tout flamme en fac’ de son ch’valet ; Puis, l’pinceau dans la main, v’là q’sa grand’ chaleur gèle ! Il est si vite en bas qu’il est en haut d’l’échelle... En tout’chose on dirait qu’i’ n’sait pas c’qui lui plaît. I’ cause, i’ chante, i’ rit, en train d’boire et d’manger ? V’là qu’i’ songe ! — On s’équipe ? on arriv’ pour pêcher ? I’ veut peindr’ ! vers ses toil’ en tout’ hâte i’ m’dépêche ! — Quand j’y port’ son fourbi pour travailler ? On pêche ! Sauriez-vous m’dir’ c’que c’est que c’ t’homm’ q’est gai, q’est triste, Qui girouett’ jamais l’mêm’ et pass’ du chaud au froid ? » — Et je lui répondis, parlant un peu pour moi : « Ton maître, ce qu’il est, parbleu ! C’est un artiste ! Me comprends-tu ? — Ma foi ! monsieur, ya pas d’excès. Artist’ ? dam’ ! moi, c’mot-là j’en connais pas l’mystère ! — Comment te dire alors ? Eh bien ! ton maître, c’est : Un fou que sa raison tourmente sur la terre. »
Maintenant, je suis malheureux De rencontrer ces fleurs clochettes À bords dentelés, violettes, Sur les talus des chemins creux. Et pourtant ces douces fluettes Sont encor dans leur coin frileux, Le perchoir des papillons bleus Qui s’en font des escarpolettes. Mais qu’importe ! La canicule Tire à sa fin. L’été recule... Et, pour l’oreille de mon cœur Inquiet et pronostiqueur, À petits tintements moroses Ces fleurs sonnent le glas des choses.
Les deux petits jouaient au fond du grand pacage ; La nuit les a surpris, une nuit d’un tel noir Qu’ils se tiennent tous deux par la main sans se voir : L’opaque obscurité les enclôt dans sa cage. Que faire ? les brebis qui paissaient en bon nombre, Les chèvres, les cochons, la vache, la jument, Sont égarés ou bien muets pour le moment, Ils ne trahissent plus leur présence dans l’ombre. Puis, la vague rumeur des mauvaises tempêtes Sourdement fait gronder l’écho. Mais la bonne chienne Margot A rassemblé toutes les têtes Du grand troupeau... si bien que, derrière les bêtes, Chacun des deux petits lui tenant une oreille, Tous les trois, à pas d’escargot, Ils regagnent enfin, là-haut, Le vieux seuil où la maman veille.
Dans ce pays lugubre et si loin de la foule, Un cimetière d’autrefois, Bien souvent m’attirait avec sa grande croix Dont la tête et les bras se terminaient en boule. Or, fin d’automne, un soir que tout était plongé Dans une mourante lumière, Je m’arrêtai pour voir la croix du cimetière... Qu’avait-elle donc de changé ? De façon peu sensible et pourtant singulière, Son sommet s’était allongé. Et, curieusement, saisi, le sang figé, Immobile comme une pierre, Vers elle je tenais tendus l’œil et le cou, Lorsqu’un chat-huant tout à coup Vint à s’envoler de sa cime ! Et, j’en eus le frisson intime : Cette bête incarnait l’âme d’un mauvais mort Sur le haut de la croix méditant son remord.
Le braconnier ayant lu sur sa vieille ardoise Que je lui demandais son histoire, sourit, Et, dans son clair regard me dardant son esprit, Ainsi parla, de voix bonhomique et narquoise : « C’que j’vas vous dir’ c’est pas au mensong’ que j’l’emprunte ! J’suis sourd, mais si tell’ment que j’n’entends pas, ma foi Partir mon coup d’fusil — ben q’pourtant j’eus aut’fois L’oreille aussi vivant’ qu’elle est maint’nant défunte. Ça m’est v’nu, ya dans les vingt-cinq ans, d’la morsure D’un’ vipèr’ qui, sans doute, avait des mauvais v’nins. Tant pis ! j’ai pas jamais consulté les méd’cins, Bon’ment j’ai gardé l’mal q’m’avait fait la Nature. Eh ben ! ça m’est égal, j’n’en ai ni désolance, Ni gêne, et vous allez en savoir la raison : Oui ! m’semb’ qui m’reste encore un peu d’entendaison, Que j’suis pas, tant qu’on l’croit, enterré dans l’silence. Moi qui, d’fait, n’entend rien, q’ça criaille ou q’ça beugle ! — On dit q’chez les aveugl’, homm’ ou femm’, jeun’s ou vieux, L’astuce de l’oreill’ répar’ la mort des yeux... Voyez c’que c’est ! chez moi c’est au r’bours des aveugles ! Tout l’vif du sang, d’l’esprit, tout’ l’âme de mes moelles, La crèm’ de ma prudence et l’finfin d’mon jug’ment, La fleur de mon adress’, d’ma rus’, de mon d’vin’ment Et d’ma patienc’ ? je l’ai dans l’jaun’ de mes prunelles. C’en est sorcier tell’ment q’j’ai l’œil sûr à toute heure, Pendant l’jour comme un aigl’, la nuit comme un hibou, De loin j’peux voir rentrer un grillon dans son trou, Et ramper sur la mouss’ le filet d’eau qui pleure. Des gens, l’air naturel et la bouch’ pas pincée, Médis’ de moi ? je l’sens avec mes deux quinquets, Et, quand j’les r’garde, alors, ils sont comm’ tout inqu’ets D’mon sourir’ qui leur dit que j’connais leur pensée. La soupçonn’rie, es’pas ? C’est un’ bonn’ conseillère, Q’l’expérienc’ tôt ou tard finit par vous donner, J’peux donc m’vanter, chaq’fois qu’ell’ me fait m’retourner, Q’mes yeux qui voient d’côté voient aussi par derrière. Puis, j’possède un’ mémoir’ qui r’met tout à sa place, Les chos’ et les personn’ que j’connus étant p’tit, Où tout c’que mes organ’ d’âme et d’corps ont senti Parl’ comm’ dans un écho, se mir’ comm’ dans un’ glace. Donc, les sons q’j’aimais pas, maint’nant j’peux m’en défendre, N’voulant plus m’en souv’nir i’ sont ben trépassés, Tandis que ma mémoir’ ramène du passé, Fait r’musiquer en moi tous ceux q’j’aimais entendre. Je m’redis couramment dans l’âme et la cervelle L’gazouillant des ruisseaux, l’croulant des déversoirs, La plaint’ du rossignol, du crapaud dans les soirs, L’suret d’la cornemuse et l’nasillant d’la vielle. I’ m’suffit d’rencontrer d’la bell’ jeunesse folle Pour que l’éclat d’son rir’ tintinne dans mon cœur, J’n’ai qu’à voir s’agiter les grands arb’ en langueur Pour entend’ soupirer l’halein’ du vent qui vole. T’nez ! à présent, j’suis vieux, j’suis seul, j’n’ai plus personne, Ma femme est mort’, j’suis veuf... d’une façon, j’le suis pas, Puisqu’à mon gré, j’écout’ resaboter ses pas, Et qu’en moi sa voix, tell’ qu’ell’ résonnait, résonne. Ainsi d’la sort’, j’ai fait de ma surdité queq’chose Qui dans l’fond du silenc’ me permet d’trier l’bruit, S’prêtant à mes moments d’bonne humeur ou d’ennui, S’accommodant à moi quand j’marche ou que j’me r’pose. Ajoutez q’si j’ai l’œil aussi malin q’l’ajasse, Mes mains font tout c’que j’veux quand un’ bonn’ fois j’m’y mets, Et que l’flair de mon nez où l’tabac rentr’ jamais Pour tout c’qu’a d’la senteur vaut celui du chien d’chasse. Pour le ravin, la côte et l’mont j’ai l’pied d’la chèvre, Mes vieux ongl’ sus l’rocher mordent comme un crampon, Et que j’pêche ou que j’chass’, toujours à moi l’pompon ! J’guign’ la trait’ dans l’bouillon et dans l’fourré j’vois l’lièvre. Avec ça, l’estomac si bon que j’peux y mettre D’l’avance ou ben du r’tard, du jeûne ou d’l’excédent, Et, pour mon dur métier toujours vagabondant, Des jamb’ qui s’fatig’ pas d’brûler des kilomètres. Je r’grett’ de pas entend’ les bonn’ parol’ du monde, Bah ! l’plus souvent yen a tant d’mauvais’ au travers... Et j’m’en vas braconnant, les étés, les hivers, Vendant gibier, poisson, à dix lieues à la ronde. Tel je vis, rendant grâce au sort qui nous gouverne, De m’laisser comme un r’mède à mon infirmité L’œil toujours fin, l’souv’nir toujours ressuscité : Pour la nuit et l’passé les deux meilleur’ lanternes. Là-d’sus, à vot’ santé ! Voici q’l’ombr’ se fait noire, Merci d’vot’ honnêt’té. Foi d’sourd — pas comme un pot — Quand j’vous rencontrerai, j’vous lèv’rai mon chapeau Pour le fameux coup d’vin q’vot’ bon cœur m’a fait boire ! »
Tenez ! fit le soulard à bonnet de coton, Allumant ses yeux ronds dans sa figure en poire, J’ai connu plus buveur que moi. Voilà l’histoire De celui qu’on app’lait l’maître ivrogn’ du canton : « Puisque ma femme est mort’, moi j’suis, dit l’pèr’ Baraille, Excusab’ en bonn’ vérité, Si, c’te malheureus’ fois, encor ben plus j’déraille D’la lign’ de la sobriété ! » On change la défunte ? i’ va boire ! — on la veille ? D’temps en temps i’ s’en vers’ deux doigts. L’cercueil arrive et l’trouve à sucer la bouteille : Pendant l’ensev’lis’ment ? i’ boit ! Dans l’chemin, à l’église, et jusque dans l’cimetière, I’ tèt’ sa fiol’ d’eau-d’-vie ! Enfin, v’là donc q’la bière Est ben douc’ment glissée où doit descend’ chacun : L’ivrog’ gémit, et comm’ le fossoyeur qui s’gausse Lui dit : « Tant d’regrets q’ça ? fourrez-vous dans sa fosse ! Ça m’coût’ pas plus d’en couvrir deux q’d’en couvrir un ! » Lui, répond, grimacier, larmochant rigolo : « Non ! après tout, j’veux viv’ pour la pleurer... j’préfère ! Et j’vous jur’ que mes larm’ ça s’ra ben la seule eau Que j’mettrai jamais dans mon verre ! »
Ballonné de partout, englouti par la graisse Se façonnant en plis, fanons et bourrelets, Il portait gai, pesant ses trois cents bien complets, Le vineux monument de sa personne épaisse. Court, nez plat, petit œil encor rapetissé, Lobe d’oreille monstre, un teint violacé, Et, bossuant sa blouse, un vrai poinçon pour ventre : Tel était ce Merlot, maquignon, ancien chantre. C’est lui qui me disait : « P’t’êt’ à part les verrats, Si boudinés mastoc qu’on n’leur voit pas la tête, Sans m’êt’ mis à l’engrais, c’est toujours moi l’plus gras Comm’ le mieux arrondi d’mes bêtes ! Mais, c’est trop d’lard tout d’mêm’ ! Ça m’en rend estropié : Mes bras r’tirés, plus d’cou, ma pans’ cachant mes pieds, C’est plus un homm’ que j’suis ! je m’figure être une boule ! Et que je n’march’ plus, mais que j’roule ! Bah ! j’suis l’plus fin dans ma gross’ taille. Avec moi les malins fil’ doux. L’maigre est mis d’dans par le saindoux, Comm’ le baril par la futaille. »
Le bon père Sylvain, ayant bu sa chopine, Des bras et du bonnet opine Pour le patron du cabaret Qui vient de l’appeler en riant : « Vieux distrait ! » « C’est ben vrai ! Je l’dis sans mystère, Si j’suis l’plus fin buveur de vin J’suis aussi l’plus distrait d’la terre, Fait, goguenardement, le vieux père Sylvain. En vill’, cheux nous, où que j’me mouve, Quoi que j’dise ou que j’fasse’, ya pas ! Mêm’ dans les affair’ du trépas, J’suis toujours distrait, et j’le prouve : Il faut dir’ que c’jour-là, ma foi ! Les gens fur’ coupab’ autant q’moi. L’nouveau-né d’ma voisine étant donc mort-défunt, J’fus à l’enterr’ment comm’ chacun. Asseyez-vous ! qu’on m’dit, pèr’ Sylvain ! J’prends une chaise, J’étais pas mal, sans être à l’aise... C’était par un ch’ti temps d’décembre Qui brouillait l’jour gris dans la chambre ; Les uns étaient en réflexion, D’aut’ pleuraient, sans faire attention. V’là q’celui qui port’ les p’tits morts Arrive et dit : « Où donc q’ya l’corps ? » On cherch’ partout, à gauche, à droite, Tant qu’enfin l’pèr’, v’nant à trouver, M’fait signe en colèr’ de m’lever : J’m’étais ben assis d’sus la boîte ! »
Le soleil sur les monts s’écroule, S’empourpre, et, graduellement, Rétrécit son rayonnement, Toujours plus se ramasse en boule. Sa grande âme presque exhalée, De ses derniers soupirs de feu Rougit la côte et le milieu De la solitaire vallée. Et quand il s’éteint, descendu Sur un roc lierreux et fendu, Taché de noir comme les marbres, Il figure, brûlant les yeux, Un saint sacrement monstrueux Qui saigne parmi des troncs d’arbres.
Le soir, la solitude et la neige s’entendent Pour faire un paysage affreux de cet endroit Blêmissant au milieu dans un demi-jour froid Tandis que ses lointains d’obscurité se tendent. Çà et là, des étangs dont les glaces se fendent Avec un mauvais bruit qui suscite l’effroi ; Là-bas, dans une terre où le vague s’accroît, Des corbeaux qui s’en vont et d’autres qui s’attendent. Voici qu’une vapeur voilée Sort d’une mare dégelée Puis d’une autre et d’une autre encor : Lugubre hommage, en quelque sorte Qui, lentement, vers le ciel mort Monte de la campagne morte.
À mesure que l’on s’élève Au-dessus des mornes terrains, On sent le poids de ses chagrins Se désalourdir comme en rêve. Pour l’âme, alors, libre existence !... Car, subtilisée à l’air pur, Son enveloppe vers l’azur Semble évaporer sa substance. On monte encor, toujours ! Enfin, On n’est plus qu’un souffle divin Flottant sur l’immense campagne : Et, dans le plein ciel qui sourit, Le blanc sommet de la montagne Devient le trône de l’esprit.
Brûlé par l’énorme lumière Irradiant du ciel caillé, — Stupéfait, recroquevillé, Hâlé, sali par la poussière, Le pauvre paysage mort Se ranime à l’heure nocturne, Et puis, murmurant taciturne, Extasié, rêve et s’endort. La bonne ombre le rafraîchit ; Et toute propre resurgit Sa mélancolique peinture. Avec l’aurore se levant, La rosée, au souffle du vent, Pleure pour laver la nature.
Après une chaleur si dure Tout se rafraîchit pour l’instant. La pluie est absorbée autant Par le roc que par la verdure. Terrains noirs, sillons bruns et roux, Prés et bois, les pentes, les trous, Toute la campagne qui songe S’en imbibe, la boit, l’éponge. Les pauvres herbes altérées, Les mousses du val, du coteau, La pompent goulûment cette eau, Qui les rendra plus colorées ! Le limon fait comme le sable Restant sec sous son brillanté, Il aspire l’humidité... Et l’ornière est inremplissable. En haut de ce chêne une pie Savoure son humectement Avec un tel ravissement Qu’elle en paraît tout ébaubie. La bergère a quitté son arbre Pour avoir le corps plus mouillé ; Là-bas un vieux, stupéfié, Dans l’immobilité d’un marbre, Ruisselle comme les feuillages ; Moi, de mon coin pierreux, j’observe les nuages, Au tintement de l’eau sur le gravier qui luit ; Et je me surprends à sourire : Ce gazouillis claquant me rappelant le bruit Que fait l’huile fumante en une poêle à frire.
Sur les rocs, comme au ciel, le monarque du feu Se donne, ici, libre carrière. L’œil cuit, caché sous la paupière, Aux fulgurants reflets du grisâtre et du bleu. Fourmillements d’éclairs de miroirs, de rapières Et de diamants... il en pleut ! L’astre brûle : sa roue épand sa chaleur fière, Autant du tour que du moyeu. Ni nuage, ni vent, ni brume, ni poussière ! Il s’étale, entre comme il veut, Doublé, répercuté partout, et rien ne peut Faire un écran à sa lumière. Pas l’ombre d’un lézard ou d’un serpent, si peu Que ce soit ! d’aucune manière ! Pas une libellule au repos comme au jeu ! Rien, pas même une fourmilière ! Pas un spectre d’ajonc, pas un fil de bruyère ! Le nu des braises, c’est ce lieu Où la Mort à foison réalise son vœu De solitude bien entière. Là, sans même un torrent qui gronde à son milieu, Triomphe inertement l’éternelle matière. Désert, vide, silence et splendeur : l’astre-dieu Mire son infini dans l’enfer de la pierre.
De la sorte — parlant par la voix du Curé — La cendre de l’âtre interpelle La chambrière antique à l’air dur et madré Qui vient la prendre avec sa pelle : « Épargne-moi donc, bonne vieille ! Ne va pas encore me noyer, Laisse-moi dans ce grand foyer Où si doucement je sommeille. Tu ne verras pas rougeoyer Toujours la lumière vermeille. En terre obscure, à poudroyer, Un jour, tu seras ma pareille. Voici que ton âge succombe ; Nous allons être sœurs ainsi : Moi, je serai poussière ici, Et toi, poussière dans la tombe. » La vieille qui croit plus encor À l’existence qu’à la mort, Lui répond, tremblante et poussive : « Poussière et cend’ ? tant q’tu voudras Quand je n’blanchirai plus mes draps... En attendant, fais ma lessive ! »
Le vieux qui, vert encore, approchait des cent ans, Me dit : « Malgré l’soin d’mes enfants Et les bontés d’mon voisinage, J’suis seul, ayant perdu tous ceux qui s’raient d’mon âge. Vous ? vot’ génération ? Ça s’balanc’ ! mais d’la mienne Ya plus q’moi qui rest’ dans l’pays. Ceux que j’croyais qui f’raient des anciens m’ont trahi : I’ sont morts tout jeun’ à la peine. Chaq’ maison qui n’boug pas, ell’ ! sous l’temps qui s’écoule, M’rappelle un q’j’ai connu, laboureur ou berger, À qui j’parl’ sans répons’, que je r’gard’ sans l’toucher ; Au cimtièr’, j’les vois tous a la fois, comme un’ foule ! C’est pourquoi, quand j’y fais mon p’tit tour solitaire, Souvent, j’pense, où que j’pos’ le pied, Q’les morts sont là, tous à m’épier... Et j’m’imagine, des instants, Qu’i m’tir’ par les jamb’ ! mécontents Que j’les ai pas encor rejoindus sous la terre. »
Cette plaine sans un chemin Figure au fond de la vallée La solitude immaculée Vierge de tout passage humain. Presque nue, elle a du mystère, Une étrangeté qui provient De ses teintes d’aspect ancien Et de son grand silence austère. Une brise lourde, parfois, Y laissant sa longue traînée, Elle exhale l’odeur fanée Des vieux vergers et des vieux bois. L’effilé, le cataleptique De ses arbrisseaux, les vapeurs De son marécage en torpeur Lui donnent comme un air mystique. Dans le jour si pur qui trépasse, Entre ses horizons pieux, Elle est pour le cœur et les yeux Un sanctuaire de l’espace. Sous ces rameaux dormants et grêles On rêve d’évocations, De saintes apparitions, De rencontres surnaturelles. C’est pourquoi, deux légers oiseaux S’étant à l’improviste envolé des roseaux Et s’élevant tout droit vers la voûte éthérée, À mesure que leur point noir Monte, se perd, s’efface... on s’imagine voir Deux âmes regagnant leur demeure sacrée.
Quelle était donc, ainsi, tout de noir recouverte, Cette femme, là-bas, d’un si lugubre effet, En me croisant, m’ayant laissé voir qu’elle avait Le crâne dans du linge et la figure verte ?... Mais, verte ! de ce vert végétal, cru, blanc jaune, Comme un gros masque d’herbe et de feuilles de chou ! Elle avait passé là, d’un pied de caoutchouc, Sans bruit, avec un air de chercheuse d’aumône. Je la suivais des yeux, je la suivis des pas ; Et, quand je fus près d’elle, en tremblant, presque bas, Dans le son de ma voix mettant toute mon âme ; « Mais qui donc êtes-vous, lui dis-je, pauvre femme ? » Alors, parlant de dos, elle me répondit : « C’que j’suis ? Vous n’savez pas ? eh ben ! j’suis l’êtr’ maudit ! Oh ! l’plus misérable et l’plus triste Comm’ le plus inr’gardab’ q’existe ! N’ayant rien qu’à s’montrer pour fair’ le désert ; J’suis la femm’ dont, au moins depuis vingt ans, l’cancer A mangé p’tit à p’tit la fac’, comme un’ lent’ bête ; Celle qui traîne après ell’ du dégoût et d’l’effroi, À qui, s’renfermant vit’, les gens de son endroit Donn’ du pain en r’tournant la tête ! »
L’orage, après de longs repos, Ce soir-là, par ses deux suppôts, La nuée et le vent qui claque, Se présageait pour l’onde opaque. Grondante sous le ciel muet, Par quintes, la mer se ruait ; Puis, elle se tut, la perfide, Reprit son niveau brun livide. Malheur aux coquilles de noix Alors sur l’élément sournois D’un plat, d’un silence de planche, Risquant leur petite aile blanche ! Car, on le sent à l’angoissé, Au guettant de l’air oppressé, La paix du gouffre qui se fige Couve la trame du vertige ; Si calme en dessus, ses dessous Cherchent, ramassent leurs courroux, En effet, soudain l’eau tranquille Bomba sa face d’encre et d’huile, Perdit son taciturne intact, Prit un clapotement compact. Et voilà qu’à rumeurs funèbres La tempête emplit les ténèbres. Mais, pas un éclair zigzaguant : Rien que l’obscur de l’ouragan ! Ballottée en ce ciel de bistre La lune folle, errant sinistre, Comme une morte promenant Sa lanterne de revenant, À hideuses lueurs moroses Éclairait ce drame des choses. Souffle monstre, outrant sa fureur, Le vent démesurait l’horreur Des montagnes d’eau dont les cimes Pivotaient, croulant en abîmes Qui, l’un par l’autre chevauchés, Distordus, engloutis, crachés, Redressaient leurs masses béantes En Himalayas tournoyantes, Spectrales des froids rayons verts Se multipliant au travers. Et, toujours, la houle élastique Réopérait plus frénétique La métamorphose des flots Dans des tonnerres de sanglots. Vint alors tant d’obscurité Que ce fracas précipité N’était plus que la plainte immense, La clameur du vide en démence. Puis, l’astre blêmissant, terni, Sombra dans le noir infini Où son vert-de-gris jaune-soufre Se convulsait avec le gouffre. Les vagues par leurs bonds si hauts Brassaient le ciel dans le chaos ; Tout tourbillonnait : l’eau, la brume, La voûte, les airs et l’écume, Tout : fond, sommet, milieu, côtés Dans le pêle-mêle emportés ! Tellement que la mer, les nues, Étaient par degrés devenues Un même et confus océan Roulant tout seul dans le Néant. Et, pour l’œil comme pour l’oreille, Existait l’affreuse merveille, L’âme vivait l’illusion De cette énorme vision, Tout l’être croyait au mensonge Du terrible tableau mouvant Qu’avec l’eau, la lune, et le vent, La Nuit composait pour le Songe.
Béant, je regardais du seuil d’une chaumière De grands sites muets, mobiles et changeants, Qui, sous de frais glacis d’ambre, d’or et d’argent, Vivaient un infini d’espace et de lumière. C’étaient des fleuves blancs, des montagnes mystiques, Des rocs pâmés de gloire et de solennité, Des chaos engendrant de leur obscurité Des éblouissements de forêts élastiques. Je contemplais, noyé d’extase, oubliant tout, Lorsqu’ainsi qu’une rose énorme, tout à coup, La Lune, y surgissant, fleurit ces paysages. Un tel charme à ce point m’avait donc captivé Que j’avais bu des yeux, comme un aspect rêvé, La simple vision du ciel et des nuages !
Par un soir d’hiver triste et bien de circonstance, Un homme encor tout jeune et tout blanc de cheveux, En ces termes, devant le plus claquant des feux, Raconta le Lutin nié par l’assistance : — C’est pas à vous autr’, c’est certain ! Fit-il, parlant d’une manière À la fois nette et singulière — Qu’apparaîtra jamais l’Lutin ! Pour ça, chez eux, par monts, par vaux, Partageant leur travail, leur trêve, Témoin d’leur sommeil et d’leur rêve, Faut tout l’temps vivre avec les ch’vaux ! C’malin cavalier des Enfers R’cherche l’ravineux d’un’ prairie, L’retiré d’un’ vieille écurie, Un’ nuit lourde avec des éclairs. Moi, si j’ai pu l’voir de mon coin Comme j’vous vois d’vant c’te ch’minée, C’est qu’ tout’ les nuits, plus d’une année, Près d’mes bêt’ j’ai couché dans l’foin. Voici, soupira l’étranger, Articulant presque à voix basse, C’que dans une écurie y s’passe Quand c’démon-là vient s’y loger. C’est la plein’ nuit ! L’ciel orageux, Qui brouille encor sa mauvais’ lune, N’jette aux carreaux qu’un’ lumièr’ brune Comm’ cell’ des fonds marécageux. Vous êt’s là tout seul contr’ vos ch’vaux Qui dress’ en fac’ de la mangeoire Leur grand’ form’ rougeâtr’, blanche et noire, L’jarret coudé sur leurs sabots. Des fois, des tap’ments d’pieds mordant L’pavé sec du bout d’leur ferraille, L’broiement du foin, d’l’herbe ou d’la paille Sous la meule égale des dents. Mais, c’est si pareill’ment pareil, Si toujours tout l’temps la mêm’ chose Qu’au lieu d’vous fatiguer ça r’pose, Ça berc’ l’ennui, l’songe et l’sommeil. À part ça, tout s’tait dans la nuit... L’vrai silence des araignées Qui, bien qu’toujours embesognées, Trouv’ moyen d’travailler sans bruit. Là donc, au-d’sus — autour de vous, Vous r’gardez leurs longu’ toil’ qui pendent... À pein’ si vos oreill’ entendent L’tonnerre au loin, grondant très doux. Subit’ment, sans qu’ça s’soit trahi Par quéqu’ chos’ qui craque ou qui sonne Entr’ le Lutin !... un’ p’tit’ personne, Qui pousse un rir’ bref... Hi-hi-hi ! Rien n’s’ouvre au moment qu’i’ paraît : F’nêtr’, port’, plafond, rien n’se déferme, Comm’ si l’vent qu’en apport’rait l’germe L’engendrait là d’un coup d’secret. Mais, sitôt entré, qu’ça descend Dans l’écurie une vapeur rouge, Où peureus’ment les chos’ qui bougent Ont l’air de trembler dans du sang. C’est tout nabot — v’lu comme un chien Et d’une paraissanc’ pas obscure, Puisqu’on n’perd rien d’sa p’tit’ figure Qu’est censément fac’ de chrétien. Toujours, avec son rir’ de vieux, Il rôde avant de s’mettre à l’œuvre, Dressant deux cornes en couleuvre Qui r’luis’ aux flamm’ de ses p’tits yeux. Brusque, en l’air vous l’voyez marcher... Sans aile il y vol’ comme un’ chouette... S’tient sus l’vide après chaqu’ pirouette Comm’ s’i’ r’tombait sur un plancher. Et le Lutin fait ses sabbats, Faut qu’i’ r’gard’ tout, qu’i’ sent’, qu’i’ touche, Court les murs avec ses pieds d’mouche, Glisse au plafond la tête en bas. Maint’nant, au travail ! Comme un fou Vers les ch’vaux le voilà qui file, À tous leur nouant à la file Les poils de la tête et du cou. Dans ces crins tordus et vrillés Va comme un éclair sa main grêle, Dans chaqu’ crinière qu’il emmêle Il se façonn’ des étriers. Puis, tel que ceux du genre humain, L’une après l’autre, i’ mont’ chaqu’ bête, À ch’val sur l’cou — tout près d’la tête, En t’nant un’ oreill’ de chaqu’ main. Alors, i’s’fait un’ grand’ clarté Au milieu de c’te lumièr’ trouble... L’mauvais rir’ du Lutin redouble, Et ça rit de tous les côtés. Son rir’ parle — on l’entend glapir : « Hop ! hop ! » Les ch’vaux galop’ sur place, Mais roid’ comm’ s’ils étaient en glace Et sans autr’ bruit qu’un grand soupir. Et tandis qu’une à une, alors, Leurs gross’ larm’ lourdement s’égrènent... On voit — les sueurs vous en prennent — Danser ces ch’vaux qui paraiss’nt morts. Puis, comm’ c’était v’nu ça s’en va. L’écurie en mêm’ temps s’rassure : Tout’ la ch’valin’ remâche en m’sure Et r’cogn’ du pied sur l’caillou plat. La s’cond’ fois vous n’êt’s que tremblant... Mais la premier’, quell’ rude épreuve !... Moi, ça m’en a vieilli... La preuve ?... Ma voix basse et mes ch’veux tout blancs ! Ce récit bonhomique et simple en sa féerie Ne laissa pourtant pas que de jeter un froid ; Tous, avec un frisson, gagnèrent leur chez soi... Nul ne fit, ce soir-là, sa ronde à l’écurie !
Les nuages traînant leurs blocs Autour du soleil qui les troue, On voit reflamboyer la roue Du moulin bâti dans les rocs. Et la chose monstre qui tourne Noire, en son clair rutilement, Bat des mousses de diamant Dans la ruelle où l’eau s’enfourne. Puis, à mesure qu’il s’éteint, Des tons de l’astre elle se teint. Un rosâtre glacis carmine son ébène. Voici que, grandie à présent, Rouge, elle tourne dans du sang, Ayant l’air de brasser une hécatombe humaine !
Fantastiques d’aspect sous leur noire capote, Mais, très humaines par leurs caq[...]s superflus, Les commères, barrant la route aux verts talus, À la messe s’en vont d’un gros pas qui sabote. « Tiens ! v’là l’pèr’ Pierr’ ! fait l’une, un malin, celui-là ! Pour accrocher l’ poisson quand personn’ peut en prendre ; I’ dit q’ quand il a faim, d’ fumer q’ça l’ fait attendre, Et qu’un’ bonn’ pip’ souvent vaut mieux qu’un mauvais plat. » L’homme les joint bientôt. En chœur elles s’écrient : « Il faut croire, à vous voir marcher En tournant l’ dos à not’ clocher, Q’v’allez pas à la messe ! » et puis, dame ! elles rient... « Moi ? si fait ! leur répond simplement le vieux Pierre, Mais, tout par la nature ! étant ma seul’ devise, J’ vas à la mess’ de la rivière Du bon soleil et d’ la fraîcheur, Avec le ravin pour église, Et pour curé l’ martin-pêcheur. »
Droits et longs, par les prés, de beaux fils de la Vierge Horizontalement tremblent aux arbrisseaux. La lumière et le vent vernissent les ruisseaux. Et du sol, çà et là, la violette émerge. Comme le ciel sans tache, incendiant d’azur Les grands lointains des bois et des hauteurs farouches, La rivière, au frisson de ses petites mouches, A dormi, tout le jour, son miroitement pur. Dans l’espace, à présent voilé sans être sombre, Des morceaux lumineux joignent des places d’ombre, Du ciel frais tombe un soir bleuâtre, extasiant. Et, tandis que, pâmé, le peuplier s’allonge, Le soleil bas, dans l’eau, fait un trou flamboyant Où le regard brûlé s’abîme avec le songe.
Vertigineux géant du désert qu’il écrase, La tête dans l’azur et le pied dans la mer, Le mont découpe, ardent, sous le dôme de l’air, Son farouche horizon de chaos en extase. Le vide où, par instants, des vents de feu circulent, Tend son gouffre comblé par son rutilement ; L’onde et la nue, ayant même bleuissement, Face à face vibrants, s’éblouissent et brûlent. Là, ce que la Nature a de plus éternel : L’Espace, l’Océan, la Montagne, le Ciel, Souffre pompeusement la lumière embrasée : Puis, la Nuit vient, gazant sous ses voiles bénis La Lune, spectre errant de ces quatre infinis Qui boivent les soupirs de son âme glacée.
Quel poète évoquera le rose des bruyères, Le lézard des vieux murs, la mouche des étangs, Et le petit rayon qui vient, tout le beau temps, Rire au carreau crasseux de la vieille chaumière ? Les végétaux chambrés, le fleuri, la verdure De ces jardins vitrés plus chauds que des maisons Et tout le trompe-l’œil des tapis, des tentures Voulant singer les rocs, les arbres, les gazons, Accusent mieux, l’hiver, leur piteuse imposture Alors que l’on regrette avec tant de douleur Le soleil qui faisait éclater la couleur, Flamber le verdoîment dans toute la nature ! Hélas ! bien avant l’heure où l’astre roi, l’été, De sa pourpre de sang rend les plaines rougies, Dès l’automne déjà s’impose la clarté Des mélancoliques bougies. Tout seul, à leur lueur si blême, On a l’air de veiller un mort. Sans compter que, parfois encor, On dirait presque — horreur suprême ! — Que ce défunt-là c’est soi-même. Chaque retour d’hiver cause un frisson nouveau Avec ce jour de crépuscule, Ce sol humide de caveau Où nul insecte ne circule Et qui paraît sous l’ombre abaisser son niveau. Au dur tic tac de la pendule Le corps moisit, se caille ainsi que le cerveau. Nos jours plus obscurcis devant le bois qui brûle Dévident l’incertain de leur maigre écheveau. Mais que le froid sèche ou s’endorme, Et que le ciel s’allume, alors ! tout se transforme En notre âme, ce sphinx inquiet, noir problème, Louche énigme pour elle-même Dans sa prison d’humanité ! Pour cette renfermée, au ténébreux martyre, Le Soleil, c’est le bon sourire, C’est l’œil compatissant de la Fatalité !
La belle fille blanche et rousse, De la sorte, au long du buisson, Entretient la mère Lison À voix mélancolique et douce : « Moi cont’ laquell’ sont à médire Les fill’ encor ben plus q’ les gars, J’ tiens à vous esposer mon cas, Et c’est sans hont’ que j’ vas vous l’ dire, Pac’ que vous avez l’humeur ronde, Et, q’ rapportant sans v’nin ni fiel Tout’ les affair’ au naturel, Vous les jugez au r’bours du monde. Tout’ petit’, j’étais amoureuse, J’étais déjà foll’ d’embrasser... Et, mes seize ans v’naient d’ commencer, Que j’ m’ai senti d’êtr’ langoureuse, Autant q’ l’âm’ j’avais l’ corps en peine : Cachant mes larm’ à ceux d’ chez nous, Aux champs assise, ou sur mes g’noux, Des fois, j’ pleurais comme un’ fontaine. Les airs de vielle et d’ cornemuse M’étaient d’ la musique à chagrin, Et d’ mener un’ vache au taurin Ça m’ rendait songeuse et confuse. J’avais d’ la r’ligion, ma mèr’ Lise, Eh ben ! mon cœur qui s’ennuyait Jamais alors n’ fut plus inquiet Qu’ent’ les cierg’ et l’encens d’ l’église. Ça m’ tentait dans mes veill’, mes sommes, Et quoi q’ c’était ? J’en savais rien. J’ m’en sauvais comm’ d’un mauvais chien Quand j’trouvais en c’h’min quèq’ jeune homme, En mêm’ temps, m’ venaient des tendresses Oui m’ mouillaient tout’ l’âme comm’ de l’eau, Tell’ que trembl’ les feuill’ du bouleau J’ frémissais sous des vents d’ caresses. Un jour, au bout d’un grand pacage, J’ gardais mon troupeau dans des creux, En des endroits trist’ et peureux, À la lisièr’ d’un bois bocage ; Or, c’était ça par un temps drôle, Si mort q’yavait pas d’ papillons, Passa l’ long d’ moi, tout à g’nillons, Un grand gars, l’ bissac sur l’épaule. Sûr ! il était pas d’ not’ vallée, Dans l’ pays j’ l’avais jamais vu. Pourtant, dès que j’ le vis, ça fut Comm’ si j’étais ensorcelée ! Tout’ moi, mes quat’ membr’, lèvr’, poitrine, J’ devins folle ! et j’ trahis alors C’ désir trouble et caché d’ mon corps Dont l’ rong’ment m’ rendait si chagrine. J’ laissai là mes moutons, mes chèvres, Et j’ suivis c’t’homme en le r’poussant, Livrée à lui par tout mon sang, Qui m’ brûlait comme un’ mauvais’ fièvre. Et, lorsque j’ m’en r’vins au soir pâle, D’ mon tourment j’ savais la raison, Et q’ fallait pour ma guérison Fair’ la f’melle et pratiquer l’ mâle. D’puis c’ moment-là, je r’semble un’ louve Qui dans l’ nombr’ des loups f’rait son choix ; Sans plus d’ genr’ que la bêt’ des bois, Quand ça m’ prend, faut q’ mes flancs s’émouvent ! Ivre, à tout’ ces bouch’ d’aventure J’ bois des baisers chauds comm’ du vin ; Ma peau s’ régal’, mon ventre a faim De c’ tressail’ment q’est sa pâture. Avec l’homm’ j’ai pas d’ coquett’rie, Et quand il m’a prise et qu’on s’ tient, Je m’ sers de lui comm’ d’un moyen, Je n’ pens’ qu’à moi dans ma furie. Ceux q’enjôl’ les volag’, les niaises, Qui s’ prenn’ à l’Amour sans l’aimer, Ont ben essayé de m’ charmer : Ils perd’ leur temps lorsque j’ m’apaise. Ça fait q’ jamais je n’ m’abandonne Pour l’intérêt ou l’amitié, Ni par orgueil ni par pitié. C’est pour me calmer que j’ me donne ! M’ marier ? Non ! j’enrag’rais ma vie ! Tromper mon mari ? l’épuiser ? Ou que j’ me priv’ pour pas l’user ? Faut d’ l’amour neuf à mon envie ! L’ feu d’ la passion q’ mon corps endure Met autant mon âme en langueur, Et c’ qui fait les frissons d’ mon cœur, C’est ceux qui m’ pass’ dans la nature Avec le sentiment qui m’ glace Mon désir n’a pas d’unisson, Et j’ peux pas connaît’ un garçon Sans y d’mander qu’on s’entrelace. Tous me jett’ la pierre et m’ réprouvent, Dis’ que j’ fais des commerc’ maudits, Pourtant, je m’ crois dans l’ Paradis Quand l’ plaisir me cherche et qui m’ trouve ! J’ suis franch’ de chair comm’ de pensée, J’ livr’ ma conscience avec mon corps, V’là pourquoi j’ n’ai jamais d’ remords Après q’ ma folie est passée. Eh ben ! Vous qu’êt’ bonn’, sans traîtrise, Mer’ Lison ? Vous qu’êt’ sans défaut, Dit’ ? à vot’ idée ? es’qu’i’ faut Que j’ me r’pente et que j’ me méprise ? » La vieille, ainsi, dans la droiture De son sens expérimenté, D’après la loi d’éternité, La juge au nom de la Nature : « Je n’ vois pas q’ ton cas m’embarrasse, Ma fille ! T’as l’ corps obéissant Au conseil libertin d’ ton sang Qu’est une héritation d’ ta race. C’est pas l’ vice, ni la fantaisie Qui t’ pouss’ à l’homm’... c’est ton destin ! J’ blâm’ pas ta paillardis’ d’instinct Pac’ qu’elle est sans hypocrisie. Ceux qui t’appell’ traînée infâme En vérité n’ont pas raison : L’ sort a mis, comm’ dans les saisons, Du chaud ou du froid dans les femmes. Tout’ ceux bell’ moral’ qu’on leur flanque Ell’ les écout’ sous condition : Cell’ qui n’ cour’ pas, c’est l’occasion Ou la forc’ du sang qui leur manque. Et d’ailleurs, conclut la commère : Qu’èq’ bon jour, t’auras des champis, Si t’en fais pas, ça s’ra tant pis : Tu chang’rais d’amour, étant mère ! »
Gisant à plat dans la pierraille, Veuve à jamais du pied humain, L’échelle, aux tons de parchemin, Pourrit au bas de la muraille. Jadis, beaux gars et belles filles, Poulettes, coqs, chats tigrés Montaient, obliques, ses degrés, La ronce à présent s’y tortille. Mais, une margot sur le puits Se perche... une autre encore ! et puis, Toutes deux quittant la margelle Pour danser sur ses échelons, Leurs petits sauts, tout de son long, Ressuscitent la pauvre échelle.
Le notaire dit : « Jean ! il s’agit d’un partage. Votre frère, passé pour mort, Authentiquement vit encor. Vous êtes maintenant deux pour votre héritage. — Ça s’rait-il Dieu possibl’ ? ah ben ! grommelle Jean, Faut partager l’bien et l’argent ? Moi qui croyais mon frèr’ si poussièr’ dans sa fosse ! Mais p’êt’ ben q’la nouvelle est fausse ?... — Vous auriez tort d’émettre un doute, Ricane le tabellion. » — D’m’êt’ cru seul héritier ? maintenant c’que ça m’en coûte ! On l’disait mort défunt : j’ai pas eu d’ réflexion, Et, d’ordinair’, c’est pas c’qui m’ manque. Si j’avais pu m’méfier, d’un’ ressuscitation, Mon pèr’ m’eût fait d’la main à la main donation D’ses écus et d’ses billets d’banque ; Pas seul’ment ça, ben encor mieux ! Comme à volonté je m’nais l’vieux, Terr’ et prés j’y faisais tout vendre, Et, faisant argent d’tout, ainsi j’pouvais tout prendre ! C’est fort tout d’mêm’ ! mon frèr’, rien q’pour m’embarrasser, Qui s’avis’ ben d’ détrépasser ! C’lui q’était notaire avant vous Il disait : « Faut s’fier à personne : Les morts vous tromp’ comme les fous. » Enfin, j’peux pas dir’ que j’m’en fous, Mais, ça yest... Faut que j’me raisonne ! Pourtant, puisque mon frère est un ch’ti mort qui r’vient Pour partager c’qui m’appartient, Alors, i’m’compens’ra, j’espère, Moitié de c’qu’a coûté mon père Pour sa bière et son enterr’ment. » Et puis, tout bonhomiquement, Il ajoute : « Mon Dieu, six francs ? c’est pas un’ somme ! J’y pay’rai ben tout seul ses quat’ planch’ à c’brave homme. »
Les nuits d’hiver quand le vent pleure, Se plaint, hurle, siffle et vagit, On ne sait quel drame surgit Dans l’homme ainsi qu’en la demeure. Sa grande musique mineure Qui, tour à tour, grince et mugit, Sur toute la pensée agit Comme une voix intérieure. Ces cris, cette clameur immense, Chantent la rage, la démence, La peur, le crime, le remord... Et, voluptueux et funèbres, Accompagnent dans les ténèbres Les râles d’amour et de mort.
Qui les planta là, dans ces flaques, Au cœur même de ces cloaques ? Aucun ne le sait, mais on croit Au surnaturel de l’endroit. Narguant les ans et les tonnerres, Les trois grands arbres centenaires Croissent au plus creux du pays, Aussi redoutés que haïs. À leur groupe un effroi s’attache. Nul n’oserait brandir sa hache Contre l’un de ces trois noyers Qu’on appelle les trois sorciers. Car, si le hasard les rassemble, Il fait aussi qu’ils se ressemblent : Ils sont d’aspect énorme et rond, Jumeaux de la tête et du tronc. Ils ont la même étrange mousse, Et le même gui monstre y pousse. Ils sont également tordus, Bossués, ridés et fendus. Et, de tous points, jusqu’au gris marbre De leur écorce, les trois arbres Pour les yeux forment en effet Un trio sinistre parfait. Par le glacé de leur ombrage Ils rendent à ce marécage L’humidité qu’y vont pompant Leurs grandes racines-serpent. Au-dessus du jonc et de l’aune Leur feuillage verdâtre et jaune Tour à tour fixe et clapotant Est tout le portrait de l’étang. On ne voit que le noir plumage Du seul corbeau dans leur branchage ; Et c’est le diable, en tapinois, Qui, tous les ans, cueille leurs noix. On dit qu’ils ont les facultés, Les façons de l’humanité, Qu’ils parlent entre eux, se déplacent, Qu’ils se rapprochent, s’entrelacent. On ajoute, même, tout bas, Qu’on les a vus, du même pas, Cheminer roides, côte à côte, Dressant au loin leur taille haute. Et l’on prétend que leurs crevasses, Autant d’âpres gueules vivaces, Ont fait plus d’un repas hideux Des pâtres égarés près d’eux. Enfin, tous trois ont leur chouette Qui, le jour, n’étant pas muette, Pousse des plaintes de damné Dès que le ciel s’est charbonné. Et chacune prédit un sort : L’une clame la maladie, Une autre annonce l’agonie, La troisième chante la mort. C’est pourquoi, funeste et sacrée, L’horreur épaissit désormais Leur solitude. Pour jamais On se sauve de leur contrée !
Dure au mordant soleil, longtemps épanouie Aux grands effluves lourds et tièdes du vent plat, La neige, ayant enfin fléchi, perdu l’éclat, Venait de consommer sa fonte sous la pluie. L’espace détendu ! le bruit désemmuré ! Et les cieux bleus, enfin ! pour mes regards moroses, Avides de revoir le vieil aspect des choses, Tout surgissait nouveau du sol désengouffré. Soudain, au creux d’un ravin noir, Un soupçon de neige fit voir Sa tache pâle, si peureuse Que je me figurai, songeur, Un dernier frisson de blancheur Au fond d’une âme ténébreuse !
Dans sa grande jatte de grès, L’Angélique, la belle veuve, Avec sa crème toute neuve Fabrique un peu de beurre frais. Ses doigts et sa batte à loisir Fouettent, pressent, foulent, tripotent, Tournent, roulent, piquent, tapotent La crème lente à s’épaissir. Enfin, déjà compacts, les grumeaux s’agglomèrent Et prennent par degrés leur coloris d’or blond : Elle aura bientôt fait son pain ovale et rond. Mais, dévorant des yeux la tentante commère, En face d’elle, assis à cheval sur sa chaise, Coude et pieds aux barreaux, voilà que le grand Blaise, Son soupirant câlin, lui parle à mots si doux, Que, toute tressaillante à ce regard de faune, Elle aspire la voix du beau meunier blanc-roux. Tandis que dans son pot, moins serré des genoux, S’endort las et distrait son petit bâton jaune.
Autrefois, un pauvre arbre, au coin d’une prairie, M’avait toujours frappé les yeux Par son dénudé soucieux Et par l’air écrasé de sa sommeillerie. Or, après bien des ans, ce soir, je le retrouve. Et, c’est un ébahissement Tout mêlé d’attendrissement. Comme un trouble ravi qu’à son aspect j’éprouve. Car, maintenant, pour l’œil, le serpent de la sève Qui tette les rameaux, les étouffe et s’y tord, Le gui, lui rend la vie en aggravant sa mort ! Et l’arbre repommé, débrouillassé d’ennuis, Gaillardement vert jaune, orgueilleux se relève, Semblant tout revêtu d’un feuillage de buis.
Le corps prostitué de la veuve infidèle Est maudit chaque nuit par un spectre blafard Dont l’œillade ironique et le baiser cafard Viennent la chatouiller comme un frôlement d’aile. En tous lieux, et toujours, aux mois de l’hirondelle, À l’époque du givre, au temps du nénufar, Le corps prostitué de la veuve infidèle Est maudit chaque nuit par un spectre blafard. Son lit est assiégé comme une citadelle Par son premier mari, vivant pour son regard, Et l’anathème affreux du Revenant hagard Lancine, dès que l’autre a soufflé la chandelle, Le corps prostitué de la veuve infidèle.
Les choses formant d’habitude Au plus fauve endroit leur tableau : Les rochers, les arbres et l’eau, Manquent à cette solitude. D’un gris fané de vieille laine, De couleur verte dénué Et de partout continué Par l’indéfini de la plaine, Tel ce champ étend sa tristesse, Sans un genêt, sans un chardon, La ronce, indice d’abandon, N’étant pas même son hôtesse. Le ciel blanc, comme un morne dôme, Tout bombé sur son terrain plat, Raye d’un éclair çà et là La lividité de son chaume. On dirait une espèce d’île Au milieu d’océans caillés, Tant les quatre horizons noyés Ont un enlacement tranquille ! Le spectre ici ? Ce serait l’être Dont on guette venir le pas, Le quelqu’un que l’on ne voit pas Mais qui pourrait bien apparaître. En ce lieu d’atmosphère lourde, Où couve un malaise orageux, Il souffle un frais marécageux D’odeur cadavéreuse et sourde. Pas un frisson, pas une pause Du silence et du figement ! La pleine mort, totalement, En a fait sa lugubre chose. Mais ce qui, surtout, de la terre Monte, funèbre, avec la nuit, C’est l’effroi, la stupeur, l’ennui De l’éternité solitaire. On voit à cette heure émouvante, D’aspect encor plus solennel, Ce champ et ce morceau de ciel Communier en épouvante. L’espace devant l’œil dévide Son interminable lointain Emplissant le jour incertain De son vague absolument vide. Malgré l’amas de la tempête D’un poids noir et toujours croissant, Ici, le vent même est absent Comme la personne et la bête. L’ombre vient... l’horreur est si grande Que je quitte ce désert nu, M’y sentant presque devenu Le fantôme que j’appréhende !...
Ses jupons troussés court comme sa devantière, Sous ses gros bas bleus bien tirés Laissant voir ses mollets cambrés À mi-chemin des jarretières, S’en vient près du vieux cantonnier La femme rousse du meunier : Cheveux frisés sur des yeux mièvres, Blanche de peau, rouge de lèvres, Le corsage si bien rempli Qu’il bombe aux deux endroits, sans pli, Cotillon clair moulant énormes Le callipyge de ses formes. Voilà ce qu’elle dit alors au père Pierre En train de casser de la pierre : « Voyez ! si l’on n’a pas d’malheur, Et si n’faut pas que l’diab’ s’en mêle ! J’suis pourtant un’ solid’ femelle, En plein’ force et dans tout’ sa fleur, Eh ben ! yaura six ans à Pâques Que j’somm’ mariés, et q’tels qu’avant, Nous pouvons pas avoir d’enfant ! Ça s’ra pour c’te fois, disait Jacques, Mais toujou sans p’tit le temps passa... Et qu’on en voudrait tant un ! Dame ! C’est pas d’not’ faut’ ! l’homme et la femme On fait ben tout c’qui faut pour ça. J’ai fait dir’ des mess’ de pèl’rins, Brûler des cierg’ aux saints, aux saintes, Dans des églis’ en souterrains, Mais ouah ! j’suis pas d’venue enceinte. Les prièr’ ? les r’mèd’ de tout’ sorte ? Méd’cins ? Curés ? n’m’ont servi d’rin. J’suis tell’ comme un mauvais terrain Qu’on ens’menc’ ben sans qu’i’ rapporte. Et vrai ! C’est pourtant pas qu’on triche ! Mais, des fois, vous q’êt’s’ un ancien. Si vous connaissiez un moyen ? Faut me l’donner ! mon pèr’ Pierriche. » Alors, le vieux lâchant sa masse, À genoux sur son tas, voûté, Lui répond avec la grimace Du satyre qu’il est resté, La couvant de son œil vert brun Qui lèche, tâte, enlace, vrille : « Sais-tu c’que t’as à fair’, ma fille ? Eh ben ! faut aller à l’emprunt. » Et la meunière aux yeux follets, Qui sait ce que parler veut dire, S’écrie en éclatant de rire : « Vous seriez l’prêteur, si j’voulais. Hein ? fiez-vous donc à c’bon apôtre ! Mais j’veux pas d’vous, vieux scélérat ! » Et lui : « T’as ma r’cett’ qui pourra P’t’êt’ ben t’servir avec un autre. »
Le cabaret qui n’est pas neuf Est bondé des plus vieux ivrognes Dont rouge brique sont les trognes Entre les grands murs sang de bœuf. L’un d’entre eux, chenu comme un œuf, D’une main sur la table cogne, Et, son verre dans l’autre, il grogne : « Aussi vrai que j’ suis d’ Châteauneuf ! J’ reste un bon coq, et l’ diab’ me rogne ! Je r’prendrais femm’ si j’ dev’nais veuf. » « Dam ! moi, fait le père Tubeuf, J’ suis ben dans mes quatre-vingt-neuf : Et j’ m’acquitte encor de ma b’sogne ! »
Arqué haut sur les monts et d’un bleu sans nuages Qu’un triomphant soleil embrase éblouissant, Le ciel, par la vallée où la chaleur descend, Anime, en plein hiver, la mort des paysages. Il semble qu’ici, là, la mouche revoltige, Tourne dans la poussière ardente du rayon ; On va voir le martin-pêcheur, le papillon, L’un raser le ruisseau, l’autre effleurer la tige ! Le ravin clair bénit l’horizon rallumé ; Du branchage et du tronc l’arbre désembrumé Contemple, radieux, le luisant de la pierre. Et, dans l’espace, au loin, partout, les yeux surpris Ont la sensation d’un été chauve et gris Dont la stérilité rirait à la lumière.
Sur place, à la montée, à la descente aussi, La jument dansotait son trot, n’y voyant goutte. Vous arriverez bien, allez ! coûte que coûte ! Fit le roulier, d’un air dont je restai saisi. Ce disant, il sauta de son siège, et voici Que, ramassant sa force et la déployant toute, Il courut, bride en main, le reste de la route, Ses pieds sonnant devant les sabots de Zizi. N’ayant plus qu’à porter le poids de son squelette, Roide et folle, la rosse, automatiquement, Suivait le train d’enfer de ce rustique athlète ; Et ce fut par la ville un épouvantement, Quand, nu-tête, cet homme à la haute stature Entra, torrentueux, traînant bête et voiture.
« C’que c’est ! j’ me s’rais pas cru r’mariable... Et v’là que j’ trouve un aut’ parti ! D’avec moi l’ diable était parti : Faut que j’ me r’mette avec le Diable ! Content d’êt’ plus qu’un, je me r’double. J’étais dans la paix, je m’ retrouble. D’humeur et d’ facons lib’ comm’ l’air, V’là que je m’ reboucl’ dans les fers ! Vous en comprenez ben l’ pourquoi. J’ suis en chair et non pas en bois. Ceux f’mell’ qui m’échauff’ tant la bile J’ rest’ pas un jour sans y penser ; Et dir’ ! si j’ pouvais m’en passer, Que j’ s’rais mon seul maîtr’, si tranquille ! Enfin, faut espérer q’la nouvell’ que j’vas prendre, Dans sa natur’ de femme agit et pens’ comm’ moi. C’qui prouv’rait qu’en amour si j’suis pas d’ ceux plus froids, Ell’, non plus, tout à fait, ell’ gèl’ pas à pierr’ fendre. »
« Tiens ? il vous manque un doigt, dis-je au vieux menuisier, Et par quel accident ? — Ah ! ça c’est un mystère Que l’on d’vait seul’ment deux emporter dans la terre, Mais j’vas l’conter à vous qu’êt’ pas un potinier ! J’aimais un’ fill’ moqueuse et qui voulait pas d’moi. V’là qu’ell’ me dit un jour, net ! pour pas que j’revienne, « Si tu te coup’ un doigt, eh ben vrai ! je s’rai tienne. » Mon parti fut vit’ pris, je m’couperais un doigt. J’rentrai chez nous. C’était par un’ nuit ben douce... J’étendis ma main gauche à plat sur l’établi, Et d’un coup de ciseau — toc — je tranchai mon pouce. C’que c’est ! si, sus l’moment d’cogner, j’avais faibli, J’n’aurais pas eu depuis tant de bonheur dans l’âme, Puisque cell’ pour qui j’m’ai coupé l’doigt, c’est ma femme » !
Fuis l’étang du mauvais pas, Crains l’ogre qu’on y soupçonne, Gare au monstre du trépas ! On dit qu’il fit ses repas Maintes fois d’une personne... Fuis l’étang du mauvais pas ! Crois-moi ! tiens ! entends ce glas ! C’est comme un avis qui sonne. Gare au monstre du trépas ! Mais, incrédule est le gars. Il part, sa chanson résonne... Fuis l’étang du mauvais pas ! Bah ! il n’en fait aucun cas, Cette vieille déraisonne. Gare au monstre du trépas S’allonger la nuit ? non pas. Pour lui toute route est bonne... Fuis l’étang du mauvais pas ! Allons donc ! les pays plats ? C’est sûr ! et rien ne l’étonne. Gare au monstre du trépas ! Sa marche ouvre son compas Tranquille. Pourtant, il tonne... Fuis l’étang du mauvais pas ! Le vent claque lourd, au ras Du feuillage qui moutonne. Gare au monstre du trépas ! D’accent triste, à soupirs las, Une voix longue marmonne : Fuis l’étang du mauvais pas ! Voici les joncs scélérats Encadrant l’eau qui charbonne. Gare au monstre du trépas ! L’homme dans leur louche amas S’engage, sans qu’il frissonne. Fuis l’étang, du mauvais pas ! La nuit fonce encor ses draps, Éclairs, brouillards, l’environnent. Gare au monstre du trépas ! Lui, calme, au croulant fracas, Garde son humeur luronne. Fuis l’étang du mauvais pas ! Soudain, de l’eau sort un bras, Puis, une main le harponne... Gare au monstre du trépas ! Ô le plus noir des combats ! Il reparaît, replongeonne... Fuis l’étang du mauvais pas ! Il descend toujours plus bas Sous l’onde qui tourbillonne... Gare au monstre du trépas ! Et, lent, dans les roseaux gras, L’ogre assassin le mâchonne. Fuis l’étang du mauvais pas ! Telle s’accomplit, hélas ! La légende berrichonne. Fuis l’étang du mauvais pas, Gare au monstre du trépas !
Parmi châtaigniers et genêts Où s’émouchaient, sans pouvoir paître, Des montures sous le harnais, Ronflait l’humble fête champêtre. Les crincrins et les cornemuses, La ripaille, un soleil de feu, Allumaient tout un monde bleu À faces longues et camuses. Et, tandis que ce flot humain — L’enfance comme la vieillesse — Battait les airs de sa liesse... En grand deuil — au bord du chemin, Les yeux fermés, — morte aux vacarmes, Une femme étranglait ses larmes À genoux, devant une croix. Rien n’aura l’horreur et l’effroi De ces pleurs gouttant, sans rien dire, Dans cet énorme éclat de rire.
Fixe, de la queue à la tête, La truie est là sur les cailloux. Auprès, une vieille à genoux, Gesticule, pleure et tempête. Et, mains au dos, plus d’un s’arrête, Supputant d’un air neutre et doux Combien de lard et de saindoux Pourrait fournir l’énorme bête, Quand le rebouteux de l’endroit, Rouge, empêché de marcher droit Par une vineuse cuvée, Arrive et dit, plein d’onction : « Il y a complication. » Je crois bien ! la truie est crevée.
La nuit est noire opaque. Au bas d’une âpre côte Paissent bœufs et taureaux, masses lentes, qui vont Chargés d’horreur, avec un beuglement profond, Dans le silence affreux de l’herbe humide et haute. Ici rampe un crapaud, une grenouille saute, Là, miaule un hibou dans un tronc d’arbre. Ils sont Comme eux secrets, obscurs, invisibles, ils ont Autour, dessus, dessous, le mystère pour hôte. Mais voici l’air s’éclaircissant. Une lune en demi-croissant A percé les nuages mornes... Et, vers cette corne des cieux, Ébahis se lèvent les yeux De toutes ces bêtes à cornes.
I Roulés par d’antiques déluges Ou par des torrents disparus, Sur tant de chemins parcourus Ils ont rencontré des refuges. Ils gisent au hasard du temps, À la merci brusque de l’homme, Dormant leur immobile somme, Mornes, gais, obscurs, miroitants. Il vous en apparaît, parfois, Un tas tout blanc sous des aigrettes D’herbes folles et de fleurettes Dans la clairière d’un grand bois. Certains, au pied d’un très vieil arbre, Semblent au fond d’un ravin gris, Sur une mousse vert-de-gris, De beaux petits morceaux de marbre. La chenille qu’humide ou sec Un coup de vent jette ou remporte Bien collée à sa feuille morte ; L’aiguisage d’un petit bec ; Fourmis au repos comme à l’œuvre ; La rampade, le repliement Tassé, le désenroulement Brusque ou dormi de la couleuvre ; Les divers grincés du grillon Selon qu’il s’arrête ou qu’il flâne ; La caresse d’un mufle d’âne ; Le flottement d’un papillon : Tout cela, léger, taciturne, Ou d’un murmure si discret, Ils l’ont ! et savent le secret De plus d’une bête nocturne. II Ils ornent le recoin seulet, Émaillent le sentier sauvage, Le fossé, le mignon rivage De la source et du ruisselet. L’averse vient quand il lui plaît Leur donner fraîcheur et breuvage ; Le soleil, après ce lavage, Les essuie avec un reflet. Ovales, ronds, plats ou bombés, Polis, blancs, jaunes, violâtres, Ils attachent les yeux du pâtre Aux longs regards inoccupés, Comme ils frappent le solitaire Qui, lassé du visage humain, Trouve toujours sur son chemin De quoi se pencher vers la terre, Et leur aspect, même au temps froid, Charme encor le plus triste endroit, Car on sait que chacun recèle Cet éclair soudain, rouge et bleu, Cette âme furtive du feu : La prestigieuse étincelle ! III Là, frôlés de ces glisseurs doux : Le lézard, le ver et l’insecte, Au bord d’une eau qui les humecte, Ils rêvent les petits cailloux. Au milieu des clartés éteintes Le soleil, retardant sa mort, Ajoute comme un glacis d’or, Comme un frisson rose à leurs teintes. Et, quand d’un invisible vol Dans l’air, au chant du rossignol, Vont les brises capricieuses... L’astre sorcier qui les revêt De son ombre magique, en fait D’étranges pierres précieuses.
Soigné par un malin, le vieux ayant pour tic De balayer son nez du revers de sa manche Bâfrait, buvait, montrant par plus d’un pronostic, Qu’il achèverait saoul le saint jour du dimanche. Il avait nettoyé tous les plats ric à ric. Le pain sec y passait, les os après les tranches. Ah ! voilà la salade enfin, dit le loustic : « Comment l’aimez-vous mieux père Jean ? verte ou blanche ? — C’est la blanche, mon fils, moi, que j’aime le mieux. » Or, la salade étant des asperges, le vieux, Tandis que l’autre en hâte engouffrait les bouts verts, Grognait les chicots pris et mâchant de travers : « C’est peut-être ben bon, mais que le diabl’ me torde ! Si ça n’me paraît pas que j’mange de la corde ! »
La meunière, une forte et rougeaude jeunesse, Chantait dans sa charrette en piquant son bardeau ; Tout à coup, l’animal quittant son pas lourdaud, Partit brusque ! il venait de sentir une ânesse. Celle-ci, l’ayant vu du fond du brouillard pâle, D’un long cri de désir hélait le bourriquot Lequel hâtait sa course en ébranlant l’écho D’un grand hi-han tout plein de sa vigueur de mâle. Jointe, ce fut l’éclair ! Entre ses pieds roidis Il lui serra les flancs et l’eut toute ! Et, tandis Qu’allaient se consommant ces amours bucoliques, Renversée en arrière, avec un œil fripon, La meunière, à deux mains rabattant son jupon, Riait, jambes en l’air sur les limons obliques.
C’est le grand silence des nuits Auquel, seul, le vent s’amalgame. Pleurant ses amoureux ennuis, Pas une chouette qui clame ! Rien ! pas même un crapaud n’entame Ce figement de tous les bruits. Une forme d’homme ou de femme, Tout le corps et les traits enfouis Dans du noir, suit au long des buis La rivière qui sent le drame. Ses pas fiévreusement conduits Disent assez ce qu’elle trame. Sous les frissons d’ombre et de flamme, Coulant des cieux épanouis, Au milieu des joncs éblouis Une barque est là qui se pâme. L’inconnu saisit une rame, Sonde un endroit creux comme un puits, Se précipite... flac ! — Pauvre âme ! L’eau se referme — plate — et puis C’est le grand silence des nuits.
À cette heure, elle n’est sensible, La grande cascade du roc, Qui par son tonnerre d’un bloc, La nuit la rend toute invisible. Et, pourtant, sa rumeur compacte Décèle son bavement fou, Sa chute à pic, en casse-cou, Son ruement lourd de cataracte. Un instant, l’astre frais et pur Écarte son nuage obscur, Comme un œil lève sa paupière ; Et l’on croit voir, subitement, Crouler des murs de diamant Dans un abîme de lumière.
De loin, j’apercevais comme une forme humaine, Noire et gesticulant d’une étrange façon, En marchant au milieu de l’eau. — J’eus le frisson : La mort s’offrait là-bas à quelque veuve en peine... Et, longeant la rivière à travers le brouillard, Je courais, pour tâcher de sauver le pauvre être, Lorsqu’au lieu d’une femme en deuil, je vis un prêtre Pêchant à l’épervier — sans rabat, le gaillard ! Souple et fort, poings tendus, à pleine corde... Floc ! Il le déployait rond — tout entier, d’un seul bloc. Quant aux balles, ses dents n’avaient pas l’air d’y mordre... Les coups se succédaient en tous sens, à foison... À peine s’il avait dépoché son poisson Qu’il relançait plus loin son filet, sans le tordre. À clignotements frais, luisaient les cieux sans voiles, Et, longtemps, je suivis près de l’eau, les doublant, Le grand fantôme noir au grand épervier blanc Qui semblait maintenant pêcher dans les étoiles !...
La solitude est bien l’hôtesse Qui convient à ce lac profond : Son saule unique et lui se font Le vis-à-vis de la tristesse. Immobiles ou se mouvant Ils joignent leurs mélancolies, Par les froidures, sous les pluies, Dans le soleil et dans le vent. Ils échangent même en secret Ce qui les charme ou les distrait. L’arbre a des oiseaux dans ses branches, Il les montre au Lac qui, toujours, À fleur d’eau lui montre à son tour Ses belles carpes et ses tanches !
Le plus grand priseur de la terre Était bien le père Chapu, Bonhomme rougeaud et trapu, Rond d’allure et de caractère. Certes ! la poudre tabagique Aucun ne la dégusta mieux, Avec plus d’amour que ce vieux Dont c’était le trésor magique. Oui ! c’était sa joie et sa force. On le voyait s’épanouir Quand le couvercle à bout de cuir Découvrait sa boîte en écorce. Il l’avait là, comme son âme, Dans la poche de son gilet. Il disait, quand il en parlait, « Plutôt q’d’ell’ je m’pass’rais d’ma femme. » Pour son vieux nez sa large prise Qu’il aspirait jusqu’au cerveau Avait l’attrait toujours nouveau, Était sans cesse une surprise. Ayant ouvert sa tabatière, Coudant un doigt, dans les deux bouts Il tapotait à petits coups, Pour dégrumeler la poussière. Puis, entre l’index et le pouce, Il pinçait dans un plongement Sa prise que, dévotement, Il reniflotait, lente et douce. Un éclair de béatitude Parcourant alors tous ses traits Faisait rire ses yeux distraits, Illuminait sa face rude. « Hein ? chez vous l’habitude est forte, Dis-je, un jour, au père Chapu. Comment ça vous est-il venu ? » Et le vieux parla de la sorte : « Jeun’ j’étais pourtant pas tout bête, Mais, faut croir’ que c’était un sort : Je n’faisais q’penser à la mort, J’avais mon cercueil dans la tête. Dans les champs, à la métairie, Tout seul, comme avec d’aut’ garçons, Tell’ qu’un’ fièv’ qu’arrive en frissons, Subit’ment m’prenait c’te song’rie. J’avais beau travailler q’plus ferme, Chanter fort, m’donner du mouv’ment, J’étais mangé par mon tourment, L’jour, la nuit, ça n’avait pas d’terme. Et puis, sans que j’boiv’, sur ma vue Yavait comm’ les brouillards du vin, Sans êtr’ sourd, j’entendais pas fin, Et j’avais la langue r’tenue. J’fumais ben comm’ ça quéq’ pipette, Mais c’tabac-là n’me valait rien. Si tell’ment qui m’faisait pas d’bien Qui m’rendait malade et pompette. V’là q’prenant mes bott’, un dimanche, J’m’en fus trouver dans sa forêt L’charbonnier qui soignait d’secret : Un grand homm’ noir à barbe blanche. J’lui racontai tout’ mon histoire. Et ses parol’ tell’ de c’jour-là, Ya pourtant trente ans d’ça, les v’là ! Ell’ n’ont pas quitté ma mémoire : « D’abord, qui m’dit, c’t’homm’ solitaire, Vous êt’ fermier ? Soyez pêcheur ! Vivez dans les creux d’la fraîcheur, Et fouillez l’onde au lieu d’la terre. À c’métier-là, moi, je l’devine, Vous d’viendrez plus astucieux. C’est la nuit qui fait les bons yeux, Et l’silenc’ qui rend l’oreill’ fine. Quant à vot’ parol’ paresseuse, Tant mieux pour vous ! vous risquez moins D’vous compromet’ devant témoins, La langue est toujours trop causeuse. Maint’nant, v’lez-vous une âm’ rentière D’la plus parfait’ tranquillité ? Dev’nez un priseur entêté, Un maniaq’ de la tabatière. Avec ça, vous n’s’rez plus sensible À tout’ ces peurs de trépasser, Vous attendrez, pour y penser, Q’vot’ jour soit v’nu : l’plus tard possible ! » Dam’ ! dès l’lendemain, yeut pas d’méprise, Le pêcheur remplaça l’bouvier ; J’troquai la bêch’ pour l’épervier, Et la fumade cont’ la prise. D’abord, j’aimai pas trop la chose, J’en fus curieux p’tit à p’tit ; Puis, mon nez en eut l’appétit... J’agrandis la boîte et la dose. Dans mon tabac, moi, j’mets pas d’fève, Comm’ de l’eau dans l’vin, ça l’chang’ tout. Je l’veux net ! qu’il ait son vrai goût ! Et tous vos parfums ça yenlève. Ah oui ! c’t’habitud’-là m’attache, I’m’faut ma pris’ ! j’conviens q’mon nez En a les d’sous tout goudronnés, Qu’on dirait, des fois, un’ moustache... C’est pas la propreté suprême, Bah ! on s’mouch’ mieux et plus souvent, Et puis, l’grand air, la pluie et l’vent Vous rend’ ben ragoûtant quand même. Ell’ sont aussi joint’ qu’ell’ sont grosses Mes queues d’rat. Dans leur profondeur L’tabac s’tient frais, gard’ son odeur, Tel que du limon dans des fosses. J’m’ai moi seul appris à les faire : Queq’ petits clous fins d’tapissier, Un bout d’pelur’ de bon c’risier, Deux d’bois blanc, un d’cuir, font l’affaire. J’en fabrique pour d’aut’ ! quand l’vent rêche Empêch’ tout l’gros poisson d’mouver, J’m’amuse à les enjoliver, Pendant c’temps-là l’épervier sèche. L’sorcier m’avait pas dit d’mensonges, J’prends à mon aise, en vivant bien, L’homm’ tel qu’il est, l’temps comme i’ vient, Et la paix des chos’ fait mes songes. Oui ! sauf les affair’ de la pêche Où q’mon esprit combin’ des coups, J’rêve aussi douc’ment q’les cailloux Quand i’ sont léchés par l’eau fraîche. Certain’ fois q’ma b’sogne est confuse J’en r’nifle un’ qui m’donne un conseil, M’désengourdit, m’tient en éveil, Et m’fournit du cœur et d’la ruse. Comme aussi, lorsque j’fais une pause Sur queq’ rocher gris pour fauteuil, Un’ bonn’ pris’ me met mieux à l’œil Le feuillag’ qui tremble ou qui r’pose. Et puis, vous parlez, pour mon âge, Que j’suis encor subtil et r’tors ! Sans soleil, j’vois l’poisson qui dort, J’entendrais un’ grenouill’ qui nage. Ma foi ! j’suis l’plus heureux des hommes, J’rôd’ tranquille au fond d’mes vallons, Au bord de l’eau, sous l’ciel, — allons ! Vite un’ pris’ ! pendant q’nous y sommes ! Parc’ que quand ma vie et la vôtre... Mais j’vous parl’ trépas, c’est trop fort ! Cont’ ce p’tit r’venez-y d’la mort Attendez ! j’vas en prendre une autre. » Ceci lu, maint priseur tirant sa tabatière, Se dira, non sans quelque émoi : « Ô prise ! que n’as-tu le même effet chez moi Contre la peur du cimetière ! »
D’un branchu semblant un grand fagot qui s’évase, Il végète sa mort — à jamais défeuillé ; Pourtant, sous tous les ciels, dans l’air sec et mouillé, Son très étrange aspect vous met l’œil en extase ! C’est que, depuis l’énorme et ronde fourmilière Grouillant au pied pourri de ce petit ormeau, Tout son tronc est moussu comme un toit de hameau, Soutaché de lichen, et festonné de lierre. Donc, il cumule ainsi la double vétusté De l’horreur et de la beauté. Que de neige ou de fleurs la terre soit couverte... Lui seul ne change pas ! — Seul, toujours il fait voir Sa vieille tête en fouillis noir Et son vieux corps en robe verte.
Je dis à la bergère : « Où donc est ta bessonne ! Oh ! mais, comme tu lui ressembles ! » La fille soupira : « Ma sœur est mort’ ! personne N’nous verra plus jamais ensemble. C’est vrai que j’suis son doub’, son r’venant q’l’on dirait, Celui-là qui me r’gard’ la voit. De visag’, de parler, d’taill’, j’suis tout son portrait : J’suis elle, comme elle était moi. Je m’la ressuscit’ ben souvent. J’prends tout c’quell’ portait d’son vivant, À sa façon, j’m’en habill’ telle, Et puis, d’vant un’ glac’, pour tout d’bon, J’y cause... et, lorsque j’y réponds, Je me figure que c’est elle ! »
L’humble vieille qui se désole Dit, gémissant chaque parole : « Contr’ le sort j’ n’ai plus d’ résistance. Que l’ bon Dieu m’appell’ donc à lui ! La tomb’ s’ra jamais que d’ la nuit Ni plus ni moins q’ mon existence. Mais la fille s’écrie, essuyant une larme : Parlez pas d’ ça ! J’ vas dire un’ bell’ complaint’ d’aut’fois, » Et, quenouille à la taille, un fuseau dans les doigts, Exhale de son cœur la musique du charme. La vieille aveugle, assise au seuil de sa chaumière, Écoute avidement la bergère chanter, Au son de cette voix semblant les enchanter On dirait que ses yeux retrouvent la lumière. Tour à tour elle rit, parle, soupire et pleure, Étend ses maigres doigts d’un geste de désir Vers quelque objet pensé qu’elle ne peut saisir, Ou, comme extasiée, immobile demeure. Et, lorsque la bergère a fini sa chanson, Elle lui dit : « Merci ! tu m’as rendu l’ frisson, La couleur, et l’ bruit du feuillage, Tu m’as fait r’voir l’eau claire et l’ beau soleil luisant, Mon enfanc’, ma jeuness’, mes amours ! À présent J’ peux ben faire le grand voyage. »
Dans le chaland moussu, la petiote ignorant Sa figure comme son âme, Pour la première fois, près de sa sœur qui rame, Va sur l’étang vert transparent. « Oh ! fait-elle, soudain, vois donc la belle dame Là, dans l’eau, l’œil bien grand... bien grand ! » Et, le cœur gros, les yeux déjà mouillés, reprend : « Moi ! j’voudrais ben l’embrasser, dame ! » La sœur répond : « Pleur’ pas ! c’te personn’là, ma foi ! Est ni plus ni moins bell’ que toi. » Puis, elle ajoute, goguenarde : « Au surplus, ton envie est commode à passer ! Tu n’as toi-mêm’ qu’à t’embrasser Puisque c’est toi-mêm’ que tu r’gardes. »
Dans sa forge aux murs bas d’où le jour va s’enfuir, Haut, roide, et sec du cou, des jambes et du buste, Il tire, mécanique, en tablier de cuir, La chaîne d’acier clair du grand soufflet robuste. Il regarde fourcher, rougeoyer et bleuir Les langues de la flamme en leur fourneau tout fruste, Et voici que des glas tintent sinistres... juste : Le crépuscule alors vient de s’évanouir. Croisant ses maigres bras poilus, Il songe à celle qui n’est plus. Dans ses yeux creux des larmes roulent. Et le brasier dont il reluit, Sur sa joue osseuse les cuit À mesure qu’elles y coulent.
C’est l’heure où la nuit fait avec l’aube son troc. Dans un pays lugubre, en sa plus morne zone, Précipité, profond, massif comme le Rhône Un gave étroit, muet, huileux, mou dans son choc ; Sol gris, rocs, ronce, et là, parmi les maigres aunes, Les fouillis de chardons, les courts sapins en cônes. Des corbeaux affamés qui s’abattent par blocs ! Ils cherchent inquiets, noirs dans le blanc des rocs ; Tels des prêtres, par tas, vociférant des prônes, Ils croassent, et puis, ils sautent lourds, floc, floc ! Soudain, leur apparaît, longue au moins de deux aunes, Une charogne monstre, avec l’odeur ad hoc !... Ils s’y ruent ! griffes, becs taillent, frappent d’estoc. Acharnés jusqu’au soir, depuis le chant du coq, Ils dévorent goulus la viande verte et jaune Dont un si bon hasard leur a fait large aumône. Puis, laissant la carcasse aussi nette qu’un soc, Se perchant comme il peut, tout de bric et de broc, Dans un ravissement que son silence prône, Au-dessus du torrent, le noir troupeau mastoc, Immobile, cuvant sa pourriture, trône. Sous la lune magique aux deux cornes de faune.
Près du laboureur poitrinaire, Devant sa porte, au jour tombant, Est venu s’asseoir sur son banc Le patriarche centenaire. Et, comme le gars se désole, Dit qu’on va bientôt l’enterrer, L’ancêtre, pour le rassurer, Lui répond : « T’es jeun’, ça m’ console. Ton temps est pas v’nu d’ dire adieu À tout’ les bell’ choses de la vie. L’ soleil, l’air, te r’mettront ; j’ me fie À ces grands méd’cins du bon Dieu. L’hiver, l’arbre est en maladie, I’ n’a plus d’oiseaux ni d’ couleurs, Mais, i’ r’prend ses musiq’, ses fleurs : C’ n’est que d’ la nature engourdie. Et puis, pour les tiens, d’ si brav’ gens, Qui sont pas avancés d’argent, Faut q’ tu viv’ ! t’ es utile encor. Tandis q’ moi, tant d’âg’ me suffit. Maint’nant, plus à charg’ qu’à profit, J’ suis assez vieux pour faire un mort ! »
Je vis un gros corbeau, déployant son orgueil, Qui jouait de la griffe et claquetait des ailes À terre, avec un bruit de lugubres crécelles. Et je me dis : « C’est le grand deuil ! » Un peu plus loin, je vis, m’épiant d’un coup d’œil, Une pie occupée à s’aiguiser le bec, Puis, allant et venant, d’un sautillement sec. Je me dis : « C’est le demi-deuil ! » Enfin, d’une couleur plus pâle que les cierges, Surgit, me sembla-t-il, le prince des hiboux. Et je dis : « Ce deuil-là, le plus triste de tous, C’est le deuil pur et blanc des Vierges ! » Ces trois rencontres successives, M’arrivant par un soir d’hiver, Laissaient en cet endroit désert Ma vue et mon âme pensives, Lorsqu’à petits vols grelottants, M’apparut un pinson cherchant sa nourriture : Et, joyeux, je songeai que, bientôt, le printemps Ressusciterait la nature.
Faisant sonner leur gaieté franche Dans leur beau rire à plein gosier, Ils massacrent le cerisier, Et chacun emporte sa branche. Mais quelle branche ! longue et large, Toute foisonnante de fruit, Qui tremble au soleil et reluit En les inclinant sous sa charge ! Qu’importe ! ils se sauvent là-bas Vers le bon ombrage, d’un pas Que l’avidité rend alerte, Et les bœufs regardent, rêvants, Ces petits cerisiers vivants Qui cheminent dans l’herbe verte.
L’orfraie a rendu son oracle. Venu vite, le soir se bâcle ; L’écluse émet d’horribles sons, Puis, avec d’immenses frissons, Partout craque... C’est la débâcle ! Et l’on voit l’effrayant miracle D’un vitreux peuple de glaçons Debout, haut comme des maisons, Dépassant les rochers qu’il racle. Magnifique et hideux spectacle ! L’énorme glacier vagabond Roule les murs d’un habitacle, Emporte les pierres d’un pont. Le vent qui s’acharne répond Aux banquises couchant l’obstacle. D’aspects et de bruits plus funèbres ? Jamais personne n’en rêva ! Fantomal, blanc, cela s’en va... En clapotant, l’onde, à pleins bords, Semble ramper dans les ténèbres Sous des multitudes de morts.
Nez plat, grosse bouche en fer d’âne, Et, sous les pommettes deux creux Dans un long visage cireux, Tout en menton et tout en crâne ; Glabre, sec et la peau ridée ; Un petit œil vif et louchon ; Une jambe en tire-bouchon, L’autre racornie et coudée ; Boitant, mais de telle manière Que, d’un côté marchant plus bas, Il avait l’air, à chaque pas, D’entrer un pied dans une ornière. Les bras tombant à la rotule Avec une très courte main : Tel était le pauvre Romain, Mon visiteur du crépuscule. Ce gars pêchait des écrevisses Dans tous les ruisseaux du ravin. Le goût du tabac et du vin Était la plus grand de ses vices. À qui lui parlait blonde ou brune Il disait de son ton drôlet : « Faut croir’ que je n’ suis pas si laid Puisque j’en trouve encor quéq’s unes. » Ce maigre infirme, à jeun, comme ivre, Rôdaillait le jour et la nuit... Et, quand on marchait avec lui, On avait du mal à le suivre. S’il avait une ample capture, Le soir, annoncé par mes chiens, Il m’arrivait, criait : « J’en viens ! J’ vous apport’ de la nourriture. » Exhalant des senteurs de fosses, Il dépliait son grand mouchoir Plein de bêtes, me faisait voir Qu’elles étaient vives et grosses. Je lui donnais un coup à boire, Et, ça dépendait, deux et trois !.. Il buvait, tenant à dix doigts Son verre comme un saint-ciboire. Alors, sa pauvre face exsangue, Prenant un petit ton vermeil, Il disait : « C’est du jus d’ soleil ! » En faisant cliqueter sa langue. « Ah ! c’est ça qui donn’ de l’organe ! À présent, j’ chant’rais jusqu’à d’main. Mais non, faut que j’renfil’ mon ch’min, Sur trois jamb’s, en comptant ma canne ! » Dans son vaste mouchoir, le même, Il nouait serré son argent, Grognait : « J’ m’ennuie en voyageant, J’ demeur’ loin, et ça fait si blême ! Où q’ ya l’ paquet ? j’ vous prends un’ chique, Ça m’ ravigot’ra l’estomac ! » Il partait, mâchant son tabac, En chantant un fredon bachique. Un beau jour, je priai mon homme De me raconter sa façon De pêche. « À vous qu’ êt’ bon garçon, Fit-il, j’ vas vous dir’ ça tout comme : Et d’abord, le mond’ d’ordinaire Font d’ l’écrevisse un poisson... bah ! De c’te rac’ là, ça n’en est pas, Pas plus q’ moi d’ cell’ des millionnaires ! L’écreviss’, par sa têt’, sa queue, Ses yeux sortis, ses poils tout droits, L’ glissant d’ ses patt’, l’ serrant d’ ses doigts, Par sa peau dure, noire et bleue, Sauf qu’elle aim’ l’eau, c’est un insecte Qui r’semb’ à ceux qu’on voit dans l’ corps Des crapauds et des lézards morts. Ah ! c’est amateur de c’ qu’ infecte ! Eh ben ! pourtant, moi, qui la pêche, J’ peux m’en vanter, l’ mieux du canton, J’ me sers jamais d’ têt’ de mouton, Qu’ell’ soit pourrie ou qu’ell’ soit fraîche. Avec ça faut un tas d’affaires, D’ la ficell’, des engins d’ cordier, Et des sous ? quand il faut payer, C’est rar’ chez un qui n’en a guères. Vous allez voir ! j’ vas en rapines, Et j’ me coup’ dans quéq’ bon buisson Un fagot, un vrai hérisson Si tell’ment qu’il a des épines ! Partout, j’y mets d’ la peau d’ grenouille, À l’eau j’ le jette, et puis ça yest ! Laissez fair’ ! je n’ suis pas inquiet : J’ sais que j’ reviendrai pas bredouille. Mais, c’est d’un travail qu’ est pas mince ; Aussi vrai que j’ m’appell’ Romain, L’ meilleur, c’est d’ pêcher à la main. Dam’ ! faut s’ méfier! pac’ que ça pince. D’ailleurs, moi, j’ai fait l’ sacrifice D’ mes dix doigts. Les morsur’ qu’i’s ont C’est peu d’ chos’ ! Oui ! mais, pac’ qu’i’ sont Aussi malins q’ les écrevisses. En douceur, j’ les surprends, j’ les d’vine, J’ sais où qu’a s’ tienn’, les joints d’ rocher, Les renfoncis où j’ dois chercher, Et l’habitud’ rend la main fine, Aut’fois, est-c’pas ?— i’ faut qu’on s’ forme ! — J’ n’y voyais pas clair par les doigts, J’ prenais des serpents — oh ! q’ c’est froid ! — Ma main r’connaissait pas une forme. Oui ! mais à présent, l’ Diab’ me rompe ! Mes doigts ont des yeux pas berlus, J’ les serr’ sur l’écreviss’, pas plus ! Et n’ya pas d’ danger que j’ me trompe. Qui q’ ça fait q’ j’aye un’ jamb’ trop basse ? Au contrair’, j’ai moins à m’ courber, Et, quand i’ m’arriv’ de tomber, Les rochers m’ connais’ : i’ m’ ramassent. Et puis, voulez-vous que j’ vous dise ? J’ s’rais pas infirm’, ça s’rait l’ mêm’ jeu ; Je m’ plais trop dans c’ qu’a fait l’ bon Dieu, Y flâner, c’est ma gourmandise ! » Âme inculte, mais nuancée, Cœur de soleil et de brouillard, Errant poète du regard, De l’oreille et de la pensée, Il les comprenait suivant l’heure Les paysages qu’il vivait, Et, dans la nature, il savait Ce qui parle, rit, chante ou pleure. Au fond de leurs gorges désertes Il aimait ses ruisseaux obscurs Qui glougloutaient, pierreux et purs, Sous des arceaux de branches vertes. Leur mystère était son royaume Par lui si tendrement hanté Qu’il avait l’air en vérité D’en être l’âme et le fantôme. À présent, il dort sous les saules. Ce coteau, tant de fois grimpé, Dans une boîte à pan coupé, Il l’a gravi sur des épaules. Et, tous mes regrets sur sa tombe Offrent un hommage fervent Au pauvre être que, si souvent, J’évoque, lorsque la nuit tombe.
Miné de chagrin, l’homme croule Près du lit à baldaquin bleu Où sa femme gît au milieu Sous le drap tendu qui la moule. Voilà que son doux orphelin Monte sur une chaise, et câlin, Passe ses mains d’étrange sorte Sur la figure de la morte. Le père tressaille — il a peur... Et, défigé de sa stupeur Devant la forme longue et roide, « Que fais-tu, p’tit ? » et tristement, L’enfant répond : « J’réchauff’ maman. Si tu savais ? elle est si froide ! »
Or donc, c’était pendant la messe de minuit : Tout flamboyait, l’autel, la nef et la tribune, Celle-ci, par tous les soulards de la commune, Devenue un enfer de désordre et de bruit. Soudain, se retournant, d’un geste exaspéré Soulevant à demi sa chasuble de fête, Montant ses regards durs sur cette foule bête, Tonitruesquement rugit le grand curé : « Vous me connaissez bien, là-bas, les bons apôtres ? Vous savez que je peux en prendre un parmi vous, M’en servir de marteau pour cogner sur les autres ! Voulez-vous que j’y aille ! Assez de turbulence ! Hein !... hein !... Vous vous taisez, aussi lâches que fous ! » — Et la messe reprit dans un profond silence.
Voûté haut sur la grande chèvre Enchaînant un frêne équarri, Le vieux parle, et son gars contrit L’écoute, en se mordant la lèvre. « T’es trop vif ! Dans not’ dur métier, Pas s’presser soulag’ de moitié. L’corps joue à l’ais’, n’est jamais raide, Quand la cadenc’ tranquill’ vous aide. Comprends-moi donc ! membr’, scie, échines, Les trois n’doiv’ fair’ qu’un’ seul’ machine. Faut q’les deux homm’, mécaniqu’ment, S’baiss’ et r’mont’ comm’ leur instrument ! Je l’sais par moi-même, et j’l’assure... Que deux anciens qui vont en m’sure, S’mouvant pareils de haut en bas, Font d’long’ besogne et s’fatig’ pas. Vois, moi, qui suis vieux scieur de long, Comme j’la pouss’ net et d’aplomb La scie ! Au lieu q’toi, c’est l’martyre, De l’air si r’chigné q’tu la tires. Ton œil toujou’ r’levé voudrait Voir plus vite avancer son trait, En c’mençant faudrait qu’elle arrive Déjà dans l’fin bout d’la solive ! À tout coup, tu crach’ dans tes mains, Quand ell’ trouve un nœud dans son ch’min ; Et faut qu’tu jur’ et q’tu te r’prennes, Si peu qu’elle entre et qu’ell’ s’engrène ! Scier du sapin t’fait batt’ les flancs, Quand la scie au mou de c’bois blanc Devrait glisser, sans q’ça t’écœure, Comme un rasoir dans un pain d’beurre. Tu s’rais bâti pour le métier, T’as des bras d’fer, des reins d’acier, Tandis que moi j’n’ai plus q’l’écorce. Eh ben ! sais-tu c’qui fait ma force ? C’est ma patienc’ de volonté C’est ma scie à moi, l’entêté, Pour scier l’découragement qui m’pince, Tell’ que l’autre ! à ça près c’pendant, Que, tout comme elle, ayant des dents, Quand ell’ s’en sert, jamais ell’ grince ! »
Tombé, le vagabond qui rampe avec effort, S’arrête et gît, agonisant Dans de la boue, Et sur sa joue De grosses larmes vont glissant ; Voilà ce qu’il marmotte avant sa triste mort : « À jeun, des heur’, puis des heur’, pieds nus, j’ai marché Sous l’orage grondant des cieux Couleur de suie, Et sous la pluie, Et sous l’éclair brûlant mes yeux, À travers les ajoncs, la ronce et le rocher. Je n’peux pas plus app’ler que fair’ sign’ de ma main, Et voici que le soir étend Son drap fantôme Sus l’bois, sus l’chaume, Sus l’guéret, l’pacage et l’étang ; I’ n’ya donc plus q’la mort qui pass’ra dans mon ch’min ! Je lutt’ cont’ le trépas, tel que l’jour à sa fin. Comm’ lui, je m’sens me consumer, Tremblant, livide. Mon bissac vide N’a pas de quoi me ranimer ! » — Et la nuit, dans les trous, le pauvre est mort de faim.
La fille au père Pierre, avec ses airs de sainte, A si bien surveillé son corps fallacieux Que sa grossesse a pu mentir à tous les yeux ; Mais son heure a sonné de n’être plus enceinte. Dans la grand’ chambre on dort comme l’eau dans les trous. Tout à coup, elle geint, crie et se désespère. On se lève, on apprend la chose. Le grand-père Continue à ronfler sous son baldaquin roux. Mais le bruit à la fin l’éveille, et le voilà Clamant du lit profond d’où sa maigreur s’arrache : « Pierr’, quoiq’ya ? – Pèr, ya rin ! – Si ! s’passe un’ chos’ qu’on m’cache ; Et ma p’tit’ fill’ se plaint, j’ l’entends ben ! quoi qu’elle a ? » — Elle a qu’elle va faire un champi ! — Le bonhomme Prend son bâton ferré qu’il brandit en disant : « Dans not’ famill’ yaura l’déshonneur à présent ! La gueus’ ! vous voyez ben tous qu’i’ faut que j’l’assomme ! » Et, solennel, tragique, il marche d’un pas lourd Jusqu’à la pâle enfant... mais, pendant qu’il tempête, Tendre, il lève et rabat le gourdin sur sa tête, Bien doux, frôleusement, d’un geste plein d’amour. « R’commenc’ras-tu ? fait-il, ou là, comme un’ vipère, J’te coupe en deux ! j’t’écras’ la cervell’ sur ton drap ! » Elle gémit : « Jamais, grand-père ! » Alors, le jeune frère égrillard qui ricane, Glapit : « Oh ! q’si fait ben, grand-père, a r’commenc’ra Puisqu’elle est chaude comme un’ cane ! »
Il fait un de ces temps où la sueur vous trempe, Où l’on est de plomb pour marcher, Gorge sèche et feu dans les tempes. Sur le haut d’un petit rocher Un grand chat noir se tient juché, Tandis que juste au bas une vipère rampe. D’où vient ce chat lisse et narquois Qui n’a pas du tout l’air de vivre dans les bois ? Pourquoi, si tard, cette vipère N’est-elle pas dans son repaire ? L’une, par sa langue fourchue, L’autre, par le vert de ses yeux, Illuminent, mystérieux, Leur coin de lumière déchue. Le silence plein de féerie Parfois est coupé seulement D’un sarcastique sifflement, D’une amère miaulerie. Et, par ce soleil au déclin, Le reptile et le beau félin Sont d’une horreur inoubliable. Il semble qu’en ce lieu discret Sous deux formes vous apparaît La personne même du diable !
Reprenant leur chemin, Tête basse, une main Au sac bossu qu’ils portent, Dans la cour, comme ils sortent, Le petit pauvre épais Lorgne d’un œil mauvais Le petit monsieur mince Dont la bouche se pince. Le vieux s’en aperçoit. « T’es jaloux ? Ya pas d’quoi ! Fait-il, d’une voix douce : Entends-l’donc comme i’ tousse. I’ cache un sang d’navets Sous tous ses beaux effets, Tandis q’toi, sans q’tu triches, Tu fais rir’ vermillons Tous les trous d’tes haillons, Ça t’veng’ ben d’êt’ pas riche ! »
Sur l’eau d’un vitreux mat, vert bouteille foncé, Des ronds, comme au compas, sont tracés par la pluie, Chacun d’eux, forme frêle à l’instant même enfuie, Étant par un semblable aussitôt remplacé. Et puis, ce ne sont plus que des ombres de cercle, Des fantômes de ronds toujours plus affaiblis Sur le moutonnement, les plis et les replis De l’eau vague où le soir met son brumeux couvercle. Cette nuit, la rivière aura Tout son malfaisant scélérat De lianes-serpents, d’herbes qui vous empoignent. On sent couver là, sur ce bord, Tant d’horreur humide et de mort Que l’on frémit, pendant que les pas s’en éloignent.
En tricotant sous le feuillage La bonne vieille me disait : « D’puis l’temps q’mon gars est mort, c’que c’est ! Je m’figur’ qu’il est en voyage, Qu’un soir il est parti ben loin, Tout env’loppé, jaun’ comme un’ cire, Malgré ça, j’pens’ qu’i’va m’écrire, Qu’i’ m’sent dans la peine et l’besoin. Tous les jours, je m’répèt’ : C’est d’main, Qu’i’ m’apparaîtra sus mon ch’min, Qu’i’ cogn’ra pour que j’youv’ la porte. L’croir’ mort ? Non ! j’aim’ mieux l’croire ingrat, M’imaginer qu’i’n’reviendra, Que lorsqu’à mon tour je s’rai morte ! »
« Tiens ? t’es donc plus boucher ? dit la vieille au gros homme Qui venait de vendre son fonds, Et lui répondit grave, avec un air profond : « Non ! et j’vas vous raconter comme : Ah ! l’ métier était bon ! Mes viandes ? Vous savez si ça s’débitait ! Tell’ment partout on m’réputait Que j’pouvais pas fournir aux d’mandes. C’est moi-mêm’ qu’abattais les bêtes Promis’ aux crochets d’mon étal, Et j’vous crevais comme un brutal Les cous, les poitrails et les têtes. Si j’suis si gros, q’ça m’gên’ quand j’bouge, Si j’ai l’teint si frais, l’corps si gras, C’est q’par le nez, la bouch’, les bras, Tout l’temps j’pompais vif du sang rouge. L’animal ? c’est pas un’ personne... Que j’me disais ! Pour moi, l’bestiau C’était qu’un’ chos’, j’trouvais idiot D’croir’ que ça rêv’ ou q’ça raisonne. Si ça qui grogn’, qui bêl’, qui beugle, À l’abattoir s’tenait pas bien, J’cognais d’sus, ça n’me faisait rien : J’leur étais aussi sourd qu’aveugle. D’un coup d’maillet bien à ma pogne J’défonçais l’crâne d’un vieux bœuf Comme on cass’ la coquill’ d’un œuf, Et j’fredonnais pendant ma b’sogne. À ceux qui, lorsque l’couteau rentre, S’lamentaient sur l’ouaill’ ou l’cochon, J’criais : « Ça s’rait plus folichon D’en avoir un morceau dans l’ventre ! » Et dans l’trou plein d’sanglante écume Se r’tournait, creusait mon surin, Tel qu’un piquet dans un terrain Où q’l’on veut planter d’la légume. J’étais ben boucher par nature ! Dam’ ! Le coup d’mass’ ? ça m’connaissait ; Et quand mon vieux couteau dép’çait I’ savait trouver la jointure. Oui ! j’avais la main réussie Pour mettre un bœuf en quatr’ morceaux ; Vit’ se rompaient les plus gros os Ousque j’faisais grincer ma scie. Pour détailler d’la viand’ qui caille J’aurais pas craint les plus adroits : Tous mes coups d’coup’ret, toujours droits, R’tombaient dans la première entaille. Jusqu’à c’beau jour d’ensorcell’rie Où v’allez savoir c’qui m’advint, Je m’saoulais d’sang tout comm’ de vin Et j’m’acharnais à la tuerie. Donc, un’ fois, on m’amène un’ vache Ben qu’âgée encor forte en lait, Noire et blanche, et voilà qu’em’ plaît, Que j’la conserve et que j m’yattache. J’la soignais si tell’ment la vieille Que m’voir la faisait s’déranger D’ses song’ et mêm’ de son manger, Qu’elle en dod’linait des oreilles ; Quand em’rencontrait, tout’ follette, Ben vite, elle obliquait d’son ch’min Pour venir me râper la main Avec sa lang’ bleue et violette ; Mes aut’ vach’ en étaient jalouses Lorsque mes ongl’ y grattaient l’flanc Ou qu’ent’ ses corn’ noir’ au bout blanc J’y chatouillais l’front sur les p’louses. Mais un jour, un’ mauvaise affaire Veut qu’ell’ tombe, y voyant pas fin, À pic, sus l’talus d’un ravin, Et qu’es’ casse un’ patt’ ! Quoi en faire ?... Ell’ pouvait ben marcher sur quatre Mais sur trois... yavait plus moyen ! Mêm’ pour elle, il le fallait ben ; Ell’ souffrait : valait mieux l’abattre ! Pour vous en finir, je l’emmène... J’avais renvoyé ceux d’chez nous. Mais, v’là qu’ell’ tomb’ sur les deux g’noux, Avec des yeux d’figure humaine. Bon Dieu ! j’prends mon maillet sur l’heure, J’vis’ mon coup, et j’allais l’lâcher... Quand j’vois la vach’ qui vient m’lécher En mêm’ temps q’ses deux gros yeux pleurent. L’maillet fut bentôt sur la table, J’app’lai tous mes gens et j’leur dis : Faut pas la tuer ! j’serions maudits ! Et j’fus la r’conduire à l’étable. La vache ? un r’bou’teux l’a guérie. À la maison j’yai fait un sort, Elle y mourra de sa bonn’ mort, Et, moi, j’f’rai plus jamais d’bouch’rie. » — La vieille dit : « Vlà c’que ça prouve : C’est q’chez l’âm’ des plus cruell’ gens, Dans les métiers les plus méchants, Tôt ou tard la pitié se r’trouve. Crois-moi ! c’te chos’ ? tu n’l’as pas vue, Quand mêm’ que tu peux l’certifier. C’est ton bon cœur qui fut l’sorcier, C’est lui qui t’donna la berlue. »
Gloire à cette rencontre, en ces fonds de la Marche, Surgissant, après tant de tours et contremarches, D’une châtaigneraie, immense, en vétusté, Comblant tout un ravin de son énormité ! Vivent ces châtaigniers, monstres et patriarches, Lugubres frères noirs en la difformité, Horrifiant l’endroit par la solennité, Le morne, et le croulant de leurs rameaux en arches ! Grave, tombe au sol frais leur grande ombre qui marche Sur des cèpes suintant leur venin fermenté. Vivent ces châtaigniers, monstres et patriarches, Lugubres frères noirs en la difformité ! Leurs troncs où les renflés d’écorce font des marches, Moussus, ont pour l’orfraie un escalier ouaté, Et la sifflante bête, à la torse démarche, Trouve, en leur gros pied cave, abri, sécurité. Vivent ces châtaigniers, monstres et patriarches !
Indépendant d’instinct, d’esprit, d’âme et de fibre Et rendu toujours plus jugeur sain, penseur libre, Par son métier rôdant de pêcheur-braconnier, Le vieil ancien soldat, franc comme son visage, Évoquait devant moi ce souvenir guerrier Qu’il concluait ainsi de façon simple et sage : « Des marécag’ de sang qui s’ fige et qui s’ grumelle Où q’ l’on voit dans des coins, noirs comm’ du jus d’ fumier, Avec des bouts d’entraill’ et des éclats d’ cervelle, Des cadav’ en morceaux et d’autr’ dans leur entier ; Chefs, soldats, jeun’s et vieux, les géants, les minimes, Tous en figur’ de cire et barbouillés d’ caillots ; Des Turcos s’ finissant qui grincent comm’ des limes, Montrant leur ventr’ qui bâille en perdant ses boyaux ; Corps d’hussards ench’vêtrés à des cadav’ de zouaves ; Des pêl’-mêl’ d’homm’ et d’arm’, de bagag’ et d’ fourgons ; D’ la ch’valin’ roug’ de sang et tout’ mousseus’ de bave, S’ plaignant, par tas serrés, sous des meul’ de dragons ; Des cous d’ décapités qui pench’ leur moignon rouge Sur des énorm’ boulots qu’ont l’air de les railler ; Des mulets ruant encor sur des blessés qui bougent En v’lant prendre au hasard des morts pour oreiller ; Casques pleins d’ terre et d’ sang, de ch’veux et d’ morceaux d’ crâne ; Tambours crevés, clairons tordus comm’ des serpents ; Des mourants qui font peur malgré qu’i’s ont l’air crâne Avec les doigts coupés, l’œil vid’, la cuiss’ qui pend ; Sous des gross’ mouch’ de viand’ qui s’appell’ et s’ rassemblent, Verminant leur voltige à tourbillons mêlés, Des grands monceaux qui r’muent, qui s’ soulèv’, qui tremblent, D’où sort des voix d’ cavern’, des gémiss’ments râlés : V’la c’ que j’ai toujours vu sur tous les champs d’ bataille ! Sans parler d’ la puanteur qui m’en donne encor froid... Et des band’ de corbeaux qui s’ gorgent les entrailles De tout c’ mond’ pourrissant par le capric’ des rois. Pour qui réfléchit, sans la politique, Avec son cœur et sa raison, Au nom d’ la conscienc’ qui n’ pratique Q’ la bonn’ justice en tout’ saison, L’ pourquoi d’ la guerre, allez ! c’est un sacré problème. Ces gens là m’en veul’t’-i’? Null’ment. Moi j’ leur en veux pas pareill’ment : Ça n’ fait rien ! on doit s’ batt’ quand même. J’ m’ai dit : « D’où q’ vienn’ l’attaq’ ? la v’là ! faut ben s’ défendre. Mais, toujours en avant j’ai marché sans comprendre. J’ai fait mon d’voir, soumis aux chefs comme au danger ; Tel qu’on l’ faisait cont’ moi, j’ai tiré, j’ai chargé ; D’ mes yeux clairs, dans c’ temps-là, qu’avaient la voyanc’ nette, À ceux homm’ étrangers j’ leur ai pointé l’ trépas. Mais, j’ m’excusais d’ mes meurt’ en r’grettant d’avoir pas Au droit d’ mon coup d’ fusil, face à ma baïonnette, En plac’ de ceux victim’ innocent’, tous les m’neurs Coupab’ d’occasionner d’aussi sanglant’s horreurs, Seuls auteurs responsab’ si des milliers d’ pauv’s êtres D’ loin ou d’ près, corps à corps, s’assassin’ sans s’ connaître, Tandis qu’eux aut’s, la caus’ de tant d’ massac’ et d’ morts, Meur’ dans leur lit sans mal, et, qui sait ? p’t-êt’ sans r’mords ! Par tous les parents, dans tous les pays, La guerre est maudite autant que j’ l’ haïs. Consultez donc les sœurs, les épouses, les mères, Et vous verrez q’yaura plus d’ guerres. Ou, si c’est vrai q’ les homm’ peuv’ pas s’en empêcher, Q’ les bataill’ sont pour eux un besoin d’ leur engeance, Qu’i’s élèv’ leur famill’, froid’ment, sans s’y attacher, Puisqu’au carnag’ la fleur en est promis’ d’avance ! Mais, ça n’ m’est pas prouvé du tout Q’ les gens civilisés s’ batt’ pa’c’que c’est d’ leur goût, Pour voler chez l’ voisin ou par c’te drôl’ d’idée Q’ l’humanité pouss’ trop, q’ faut qu’ell’ soit émondée, Maint’nue en équilib’, juste ent’ le trop et l’ guère, Par les sécateurs de la guerre. Comm’ si, pour tous les homm’, sur terr’ y avait pas d’ quoi Aller et v’nir, s’ bâtir un toit, Boire et manger à son envie ; Comm’ si, les défunts balançant Toujours à peu près les naissants, La mort tout’ naturell’ ne m’surait pas la vie. J’ croirais plutôt, depuis des siècl’ déjà Où tant d’ mond’ partout s’égorgea, Q’ les gens pris un par un qu’on s’rait v’nu consulter Auraient dit : « J’ veux la paix ! » sans trop longtemps s’ tâter, Et q’ chacun dans leurs plain’, dans leurs montagn’, leurs îles, Les peupl’ n’auraient d’mandé qu’à rester ben tranquilles. C’est beau d’ mourir pour la patrie ! Mais ça c’ s’rait plus beau, ces tueries Un’ bonn’ fois faisant place à la fraternité, D’ mourir pour tout’ l’humanité, Tué, non par ses semblab’, mais par l’hasard des choses Qui s’ dout’ pas, ell’ au moins, des morts dont ell’ sont cause ! Allons ! j’ souhait’ qu’enfin libr’ et ben à l’unisson, D’ l’un à l’aut’, tous les peupl’ pens’ comm’ moi cont’ la guerre, Qu’en fait d’ coup’, de massacr’ et d’ gis’ments sur la terre I’ n’yait plus q’ ceux des foins, des arb’ et des moissons ! »
« Maintenant, dans les auberg’, i’ n’ veul’ plus q’ du pain d’ riches, En couronn’, comme en flût’, de tout’ manière... eh bien ! L’ pain d’ seigle et d’ pur froment, quoiqu’i’ dis’, voilà l’ mien ! Pour en manger mon saoul, j’ leur laiss’rais tout’ leurs miches. Ah ! les tourt’ qu’on faisait cheux nous, quand j’étais p’tit ! D’bout, en rang dans l’ barreau, sous la poutre en fumée, Haut’ comm’ des roues d’ voitur’ ! d’une odeur parfumée Qui régalait vot’ nez, vous donnait d’ l’appétit ! J’ les vois toujours bien rond’, épaiss’ dans leur grand’ taille, L’ dessus brun, bombé, rud’, fariné par endroits, L’ dessous gris, poudré d’ son et de hachur’ de paille... Et j’ pleur’ des larm’ quand j’ pense à ceux bonn’ tranch’, pas courtes, Qu’avec nos gros couteaux qu’on t’nait, ferme, à pleins doigts, On s’ coupait en travers, d’un bout à l’aut’, des tourtes ! »
Il marche. — Le soir vient sournois Dans la grande plaine de vase Dont les hôtes, en tapinois, Se décroupissent de l’extase. Et, tous ces mystères de voix Confondent leurs horribles phrases. Sanglant, le soleil se rembrase, Puis meurt. Il fait un noir de poix. Et, dans ces trous que son pied rase, L’enfant se perd, hurlant d’effroi : Car il sent — mou, plat, grouillant, froid — Monter vers lui ce qu’il écrase Dans la grande plaine de vase.
Foisonnantes, couvant des venins séculaires Dans ce marécageux semis d’herbe et de rocs, Les ronces, par fouillis épais comme des blocs, Embusquaient sourdement leurs dards triangulaires. Ah certe ! Elles guettaient si bien l’occasion Du Mal, si scélérate épiait leur adresse, Que l’accrochant éclair de leurs griffes traîtresses Fut plus subtil encor que ma précaution. J’enrageais ! Quand mon pied heurte un serpent... la bête Aurait pu se venger ? elle écarta la tête, Et s’enfuit d’un train plus rampant. Allons ! que ton humeur à présent se défronce, Me dis-je ! — Et, j’oubliai pour un si doux serpent La méchanceté de la ronce.
— « Alors, vous avez confiance Dans les effets du tabac ? — Oui ! » Dit le vieil homme épanoui, Tout goguenard d’insouciance. — « Ah ! ça fait si bonne alliance Chasse et tabac ! ça m’a produit De tuer mon lièvre aujourd’hui. Croyez-en mon expérience : Tâcher d’acquérir l’oubliance Du méchant regret qui vous cuit : Jamais ne donner audience Qu’au sentiment qui vous séduit ; Toujours rester sourd à celui Grognant tristesse ou malveillance ; Amuser partout jour et nuit Du mieux qu’on peut le temps qui fuit : C’est la véritable science. Au tabac pour ça j’ai croyance !... Un souci grave me poursuit ?... J’en fume une... Insignifiance ! Pas trop n’en faut de clairvoyance : La pensée use et vous conduit À l’envie, à la méfiance. Ma bouffarde est un bon étui Où je visse ma conscience. On dit que le tabac me nuit... Eh ! que m’importe ? si, par lui, J’aspire un peu de patience Et rejette beaucoup d’ennui Jusqu’à la mort qui nous enfouit Dans l’éternelle sommeillance ! » — Ainsi parla le père Louis Fixant sur les miens éblouis Ses deux yeux flambants bleu faïence.
Ici Pierre, François et le facteur Roland, En bégaiement, pouvaient s’appeler co... collègues, Et, c’était d’un comique ultra-désopilant Quand une occasion rassemblait les trois bègues. Un jour, notre facteur, un gaillard sec et haut, Entra de son pas lourd chez les gens du domaine Et dit, parlant très fort, mais avec quelle peine ! « Sa... salut ! cré... cré... cré mâtin ! qu’i... qu’i fait chaud ! » Pierre, les yeux sortis, rouge, et s’enflant le cou, Flûta : « fa... fa... facteur, bu... buvez donc un coup... » Et François, dans son coin, sifflant comme la bise, Accoucha de ces mots, moins émis que bavés : « Si... si... j’étais facteur, eh ben ! vous sa... savez, Je... je... mou... mouillerais ma... ma... che... che... chemise ! »
Le fossoyeur-bedeau Se fait toujours attendre... Les porteurs vont reprendre Leur funèbre fardeau. En soufflant ses grands cierges L’officiant se dit : « Mon sacristain maudit Court encor les auberges ! » Enfin, on s’achemine Au cimetière, et là Riant tout fort, voilà Chacun changeant sa mine. Car, une voix sereine, Avec l’accent gouailleur, Celle du fossoyeur, Monte et dit, souterraine : « C’te nuit, un coup d’boisson M’a fait perd’ la raison ; Comm’ j’étais dans la place J’ai réchauffé la glace. Vos libera, quoiq’ saoul, J’les entends ben d’mon trou : Que l’bon Dieu les exauce ! Pauv’ mort ! t’attends ta fosse ? Tu l’auras ! laisse avant S’désenterrer l’vivant ! »
Le temps chauffe, ardent, radieux ; Le sol brûle comme une tôle Dans un four. Nul oiseau ne piaule, Tout l’air vibre silencieux... Si bien que la bergère a confié son rôle À son chien noir aussi bon qu’il est vieux. Posant son tricot et sa gaule, Elle ôte, à mouvements frileux, Robe, chemise, et longs bas bleus : Sa nudité sort de sa geôle. Tout d’abord, devant l’onde aux chatoiements vitreux Elle garde un maintien peureux, Mais enfin, la chaleur l’enjôle, Elle fait un pas et puis deux... Mais si l’endroit est hasardeux ? Si l’eau verte que son pied frôle Allait soudainement lui dépasser l’épaule ? Mieux vaut se rhabiller ! mais avant, sous un saule, D’un air confus et curieux, Elle se regarde à pleins yeux Dans ce miroir mouvant et drôle.
Contre sa jambe, à plat, collant sa canardière, Voûtant son maigre buste au veston de droguet, Silencieux glisseur, l’œil et l’oreille au guet, Il longe un des plus creux dormants de la rivière, Lorsqu’en face du bois surgit, brusque, un gendarme Et puis un autre encore avec le brigadier. « À trois vous n’m’aurez pas ! ouf ! mon outil l’premier ! » Dit l’homme qui, d’un bond, dans l’onde suit son arme. D’un nagement de loutre il file entre deux eaux, Atteint la berge, et, là, debout dans les roseaux, Aux trois stupéfiés d’en face, alors il crie : « Eh ben ! vous avez vu que je n’plong’ pas qu’un peu. Je r’pêch’rai mon fusil lequel, moyennant Dieu, F’ra du service encor... bonsoir la gendarm’rie ! »
Bissac vide, et pas un petit sou dans les poches, La mendiante, au soir, traîne un pas de crapaud, Comme un fantôme lent sous son mauvais capot Que, de chaque côté, vont tirochant ses mioches. Et puis, tout s’enténèbre. Elle tremble effarée ; Ses petits, s’envasant, s’accrochent à ses bras, Et, dans l’obscur opaque, au sein du limon gras, L’horreur suprême étreint la famille égarée. Soudain, l’ombre s’entr’ouvre aux glissantes lueurs De la lune. La mère a souri dans ses pleurs Au bon astre livide et jaune... Et dit : « Personn’ n’ nous fut pitoyable aujourd’hui ! C’est p’têt’ pour ça q’ la lun’, dans l’ si noir de la nuit, D’un bout d’ clarté nous fait l’aumône. »
Hélas oui ! longtemps, son malheur Lui fut prédit par ses alarmes. Mais, par ce temps ensorceleur De bruine dans la chaleur, Elle pose un peu sa douleur Comme un soldat pose ses armes. De l’azur moite il pleut des charmes ! L’arc-en-ciel étend ses couleurs Sur la molle extase des fleurs, De l’eau, des frênes, et des charmes. Et, tendrement, aux longs vacarmes Des oiseaux plaintifs et siffleurs, La veuve sourit dans les pleurs Au soleil qui luit dans les larmes.
Le fossoyeur me dit : « Cert’ ! je n’ suis pas dévot. Mes sentiments là-d’sus sont quasiment les vôtres, Ça n’empêch’ que, comm’ vous, j’ai le m’surag’ qu’i’ faut, Et que j’ sais rend’ justice aux prêtr’ tout comme aux autres. On avait d’ la r’ligion naguère ! La faute à qui si c’est perdu ? J’ m’en dout’ ! mais j’ sais q’ pour êtr’ bien vu, Comm’ not’ curé, yen n’a pas guère. C’est pas un palot d’ presbytère. C’est un fort rougeaud qu’ aim’ le vin ; C’ qui prouv’ que s’ i’ tient au divin I’ n’ mépris’ pas non plus la terre. I’ faut deux homm’ dans un’ commune : L’ mair’ qui doit toujours, à ses frais, Aller, v’nir pour nos intérêts, Fair’ les act’ de chacun, d’ chacune. Puis un autr’, not’ cœur en plus bon, Qui jamais n’accuse et n’ maudisse, Ayant plus d’ pardon que d’ justice, Et mêm’ plus d’oubli que d’ pardon. Eh ben ! lui, sans bruit, sans éclat, Doux, simpl’ comm’ l’enfant qui vient d’ naître, Not’ curé qui reste homm’ sous l’ prêtre, De tous points, c’est c’te conscienc’-là ! La politique et les familles I’ les laiss’ fair’, s’en occup’ pas. C’est pas lui qui défend aux gars D’ boir’ ni d’ danser avec les filles. Ses manièr’ ma foi ! sont les nôtres, En plus civilisé, plus doux, C’est censément un comm’ nous autres Qu’aurait son âm’ meilleur’ que nous. Qu’on n’ lui caus’ pas ou qu’on lui cause, Croyez pas c’ qui prêch’, croyez-y, Il est vot’ ami, sic ainsi, I’ vous oblig’ra la mêm’ chose. Ni son gest’, ni son œil vous couvent. C’est l’homm’ natur’, ni sucr’, ni miel, Pas plus qu’i’ n’est vinaigr’, ni fiel, C’est toujours simple et net qu’on l’ trouve. Démarch’ d’aspic ou d’écrevisse, Manèg’ soupl’, finassier, adroit ? C’est pas son affaire ! I’ march’ droit Et pens’ tout uniment sans vice. Il a beau n’ pas fair’ de promesse, On peut toujours compter sur lui. Pour rend’ service, en plein minuit, Toujours prêt, comm’ pour dir’ sa messe. I’ dit, pour excuser les hommes, Qu’ya des crim’ qui vienn’ de not’ sang, Et q’ sans les Esprits malfaisants On s’rait pas si mauvais q’ nous sommes. C’lui-là ! c’est l’ plus vrai des apôtres : Pas seul’ment i’ l’ parle et l’écrit, Mais i’ l’ pratiq’ comm’ Jésus-Christ Son aimez-vous les uns les autres ! La ment’rie est pas un’ ressource Pour ce cœur qui, n’ pensant pas d’ mal, R’luit si clair dans son œil égal, Comm’ du sable au carreau d’un’ source. Sans jamais rien qui vous accroche Dans son air qu’est toujours pareil, D’ la main, d’ la bourse, et du conseil, I’ vous aide, et jamais d’ reproche ! I’ nous aim’ ben tous, en ayant Pour les pauv’ plus d’ sollicitude, Comm’ font les bonn’ mèr’, d’habitude, Pour leur petit qu’est l’ moins vaillant. L’ méchant journalier qui bricole, Pâtr’, braconniers, lui tend’ la main. I’ rit, d’vient enfant, par les ch’mins, Avec les p’tits garçons d’ l’école. À tous ceux passants d’ mauvais’ mine I’ caus’, donn’ de bons expédients, Trait’ les ch’mineaux, couch’ les mendiants, Sans peur du vol et d’ la vermine. Au r’bours de ses confrèr’ pat’lins I’ n’ dit pas un’ parole amère À l’épous’ trompeuse, aux fill’ mères. I’ les s’court autant qu’i’ les plaint. I’ n’ souhait’ pas du malheur aux riches, Mais, chez eux, i’ n’ prend pas d’ repas, Avec eux aut’ qu’i’ n’ fréquent’ pas D’ ses compliments s’rait plutôt chiche. Eux ? n’est-c’ pas ? i’s ont ben d’ quoi faire Avec leur science et leur argent ! Mais l’humb’ méprisé, l’indigent, Et l’ simpl’ d’esprit : v’là son affaire ! Ça fait qu’on a tell’ment l’ désir De s’ racquitter, q’ plus d’un qui nie Assiste à ses cérémonies, Tout bonn’ment pour lui fair’ plaisir. I’ sait q’ yen a que l’ destin visse Au mal comme au malheur têtu, Qu’ vaut mieux trop d’ compassion du vice Que trop d’encens’ment d’ la vertu. C’est pour ça qu’i’ n’a d’ blâme à dire Que cont’ ceux gens secs et railleurs Qui, s’ croyant toujours les meilleurs, Trouv’ toujours q’ les aut’ sont les pires. Un cœur, à la longu’, laisse un’ teinte Sus l’ vôt’, soit en mal, soit en bien. Ceux qu’ont l’ bonheur d’ battr’ près du sien Un jour ou l’aut’ prenn’ son empreinte. C’est pas c’ qui nous dit dans son temple Qui nous rend plus just’ et moins r’tors. C’est l’ brave homm’ qu’il est au dehors Qui nous touch’ par son bel exemple. C’t homm’ noir qu’ est bâti d’ not’ argile I’ nous donn’ plus d’ moralité Avec les act’ de sa bonté Qu’avec ses lectur’ d’évangile. Pour finir, v’lez-vous que j’ vous dise ? À partir du jour d’aujourd’hui, Q’ tous les curés soient tels que lui... Faudra ragrandir les églises ! »
On voit ce grand fond de vallée Fuligineux sous les cieux ronds : Là, terrain, herbes, rameaux, troncs, Toute une forêt fut brûlée ! D’elle, si verte et si peuplée, Qui, si fière, portait son front, Narguait le vent, raillait l’affront Du tonnerre et de la gelée, Il reste la place... raclée, Croupissante et noire, meublée D’un seul arbre, cuit tout de bon : Un paysage de charbon Dans un gouffre de la vallée !
Ruminant au logis tout un passé funèbre Où des ferments aigris de haine et de remord Joignaient leur goût de fiel à des saveurs de mort, J’entrais dans cette horreur où l’esprit s’enténèbre. Quel qu’il fût, l’être humain, rien qu’avec sa présence M’évoquant tant de mal que j’ai souffert par lui, M’aurait envenimé. Contre un si noir ennui Ma révolte grinçait de son insuffisance. À la fin, je m’enfuis, je courus les vallées : La paix de la lumière et de l’ombre mêlées Noyait troupeau, feuillage, aux creux, sur les penchants ; Et, guéri comme par un magique dictame, Je compris, ce jour-là, que le calme des champs Ramène à leur néant les chimères de l’âme.
Ses rires grands ouverts qui si crânement mordent Sur le fond taciturne et murmurant des prés, Sont métalliques, frais, liquides, susurrés, Aux pépiements d’oiseaux ressemblent et s’accordent. Excités par la danse, ils se gonflent, débordent En cascades de cris tumultueux, serrés, De hoquets glougloutants, fous et démesurés, Qui la virent, la plient, la soulèvent, la tordent. On la surnomme la Rieuse. La santé la fait si joyeuse Qu’elle vit sa pensée en ses beaux yeux ardents ; Son âme chante tout entière Dans sa musique coutumière, Sur le robuste émail de ses trente-deux dents. — « Est-elle heureuse ! » — mais, la triste expérience Vous chuchote sa méfiance : « Ici-bas, tout bonheur est court. Le ver, comme disent les vieilles, Couve aux pommes les plus vermeilles. Tôt ou tard, elle aura son tour Dans la tristesse. Quelque jour, Elle ira, funèbre et chagrine, Au long des bois, au bord de l’eau. Alors, ce sera le sanglot Qui contractera sa poitrine. Au lieu de leurs pimpants vacarmes, Sur ses lèvres viendront croupir Le silence du long soupir, Le sel âcre et brûlant des larmes. Car, ainsi va notre destin : L’illusion flambe et s’éteint. Après l’innocence ravie Le Mal enlacé du remord ! Et l’épouvante de la mort Après l’ivresse de la vie ! »
Au fil de l’eau coulant sans bruit, Triste et beau comme un vieux monarque, Perche en main, debout dans sa barque, Le pêcheur aspirait la nuit. Son extase mal contenue Rivait, pleins de larmes, ses yeux Au grand miroir mystérieux Où tremblait l’ombre de la nue. L’astre pur, à frissons follets, Jetait prodigue ses reflets À cette transparence brune ; J’entendis l’homme chuchoter : « C’te nuit ! fait-i’ bon d’exister ! Pour voir l’eau s’ens’mencer d’ la lune. »
Le cadavre du grand cheval Traîné par deux bœufs, dans la nuit, Racle et bat les pierres du val, Épine et broussaille après lui. Roide, en ce bas-fond sépulcral, Va squelette, d’horreur enduit, Le cadavre du grand cheval Traîné par deux bœufs, dans la nuit. Un falot, dansant, fantomal, Comme un feu follet, le conduit, Et, d’arbre en arbre, un hibou suit De son cri strident et fatal Le cadavre du grand cheval.
La femme ? une enfant presque, et le mari ? plus vieux. Mais, tous deux, courts, et roux de chevelures, d’yeux, Présentant l’un de l’autre à peu près même image, S’appareillaient. L’amour les rendait du même âge. Ces charbonniers des bois, visage et mains noircis, S’adoraient, travaillant, marchant, debout, assis, Du regard, du sourire, échangeaient leur tendresse, Et leur silence encore était une caresse. Mais on m’apprend qu’ils sont « père et fill’ ! non époux. » Je me l’explique alors cet amour fauve et doux, Cher tyran qui leur fait oublier tout le reste, Double, en sa monstrueuse et simple énormité, Du grand rut éternel aveugle de l’inceste Et du plus pur instinct de notre humanité !
Par ce temps si bénin, après tant de froidure, Dans les grands terrains gris, sur les coteaux chenus, On a l’impression parmi ces arbres nus D’un très beau jour d’été sans fleurs et sans verdure. Les pieds ne glissent plus sur la terre moins dure Où les feux du soleil, presque tous revenus, Allument cailloux, rocs, sable et gazons menus. Dans l’atmosphère souffle un vent tiède qui dure. Et çà et là — près d’un marais, D’un taillis, d’un pacage, auprès D’un ruisseau bordé de vieux aunes, Le printemps s’annonce à vos yeux Avec le vol silencieux De beaux petits papillons jaunes.
I Contre l’écroulement sa ruine se cabre. Il se dresse au-dessus des rocs, des sauvageons, Lugubre, noir, vert fauve, et couleur fleur d’ajoncs, Vengé par son orgueil du Temps qui le délabre. Autour, dort un étang dont le reptile glabre Fend parfois le croupi de son brusque plongeon ; Seuls, faucheux, rats, hiboux, moisissure en bourgeons, Habitent son dedans crasseux comme saint Labre ; Sauf une chambre, tout est vide en ce donjon. Mais, entre ces hauts murs, d’un rouge de cinabre, Où le massacre, il semble, a mis son badigeon, En face d’un portrait dont le regard vous sabre, Au vent coulis pleureur bougeant comme des joncs, Hideuses, pendent là trois robes blanc macabre, Côte à côte, aux bras d’un monstrueux candélabre. II « Un jour, me dit un vieux braconnier de banlieue, Par un temps où, des fois, la nue ardente et bleue Goutt’lait sus les feuill’ cuit’ avec de lourds tac tac, Je m’ trouvai d’vant c’ donjon qui fermait un cul d’ sac. J’entrai l’ voir aux cris gais d’ l’hirondelle et d’ l’hoch’ queue Qui, d’ pierraill’ en roseaux, volaient sus l’ rond du lac ; Mais, quoiq’ ça fut l’ plein jour, et q’ mon fidèl’ chien Black, Près d’ moi, tournât, virât, en frétillant d’ la queue, Quand j’ vis ceux trois r’venants pendus, j’eus un tel trac Que j’ me crus égaré loin... loin... à plus d’ cent lieues, Enfermé dans la tour d’un château d’ Barbe-bleue ! »
Au soleil bas, l’église a saigné derechef ; Puis, sa clarté se perd, se rencogne, s’élague, Et l’ombre, par degrés, de ses rampantes vagues, Envahit voûte, murs, pavés, le chœur, la nef. Le jour des coins, des trous ? les ténèbres le draguent Le mystère et la mort triomphent dans leur fief. Mais, au vitrail fendu, là-bas, en forme d’F, La lune luit, soudain, ronde comme une bague ; On revoit, morne, aux pieds du Christ penchant son chef, Tout percé par les clous, par la lance et la dague, La Madone exhalant son chagrin qui divague ; Puis, plus loin, renfrogné, sous un grand bas-relief, Juste dans le tremblant de la lueur qui vague, Un maigre saint Bruno ruminant un grief, Et, dans sa niche, en face, un bon vieux saint Joseph Qui joint ses longues mains et sourit d’un air vague.
« C’est la solitude infinie Ici chez vous, père Grelet ! Pas même un chat pour compagnie ? » — « Ma foi non ! mais, j’ai mon soufflet. Il a des bras comme un’ charrue Et des pectoraux comme un bœuf. J’ l’ai vu toujours, i’ n’est pas neuf. Hein ? quell’ taille et quell’ min’ bourrue ! Dam ! c’est pas mignon comm’ les vôtres. Son fer, ses clous, son cuir, son bois, Ayant vieilli tous à la fois Sont aussi noirs les uns q’ les autres. Si l’ennui m’ prend trop dans mon coin J’ souffle avec, sans q’ ça soit-d’ besoin. Du bout, dans les charbons j’ tisonne. Et quand j’ m’en sers plus, qu’i’ s’ tient coi, J’aime à l’avoir couché sur moi. Mon soufflet m’ tient lieu d’un’ personne ! À son vieux clou c’est lui qui m’ garde. Ent’ mes ch’nets, j’ m’assoupis un peu... J’ m’éveille... et j’ vois au clair du feu : Sa grand’ forme en cœur qui me r’garde ! L’ tenant l’ dernier d’la maisonnée J’ crois frôler les mains et les g’noux D’ tous les chers en allés d’ cheux nous Qui l’ fir’ marcher d’vant c’te ch’minée ! »
Sur la place, entouré des gros bonnets du bourg, Écoutant l’œil figé, bras pendants, bouche ouverte, Un gars qu’un bégaiement, par instants, déconcerte, Lit tout haut le journal du jour. Il s’agit d’un ménage ayant tué son fieu, D’affreux parents maudits de la nature, Lents assassins, brûleurs à petit feu, Ayant sur leur enfant détaillé la torture. La lecture finie, il passe en l’assistance Comme un sourd grincement de haine... et, résumant L’indigné coléreux du commun sentiment, Le grand charron noueux dit d’un ton de sentence : « J’ suis pas méchant ! pourtant, j’ sais pas d’ quoi j’ s’rais capable Cont’ ces gens-là ! je m’ charge d’eux ! Qu’on m’ les amèn’ là tous les deux ! J’ les us’rai sur ma meule en c’mençant par les pieds ! Et leurs crim’ ne s’ront pas expiés, Tant l’ bourreau d’un enfant reste à jamais coupable !
La Tristesse enfin devient bonne Quand l’ombre efface le passant Qui, sans vouloir être blessant, D’un regard crochu vous harponne. Dans le mystère de ces chants Et de ces murmures des champs, Dans ce silence qui marmonne, La Tristesse enfin devient bonne. Puis, de ses ors, de ses argents, Le soir pompeux vous environne, Par degrés, le lointain charbonne, Les arbres ont des airs touchants, On voit aux creux, sur les penchants, Un brouillard qui les vermillonne ; D’attendrissement on frissonne : Dans celle des soleils couchants La Tristesse devient si bonne !
Le silence et la solitude, Les ténèbres et le secret Sont les apaiseurs du regret, Du doute et de l’inquiétude. À creuser le songe on n’extrait Que l’ironique incertitude. Le monde, un moment, vous distrait Avec sa folle multitude, Mais, lorsqu’on en a fait l’étude, On en retrouve le portrait Dans sa propre vicissitude. Au contraire, univers discret, Sans mensonge, sans turpitude, La nature a tant d’intérêt, De grâce, de sollicitude Dans ses détails, son amplitude, Que l’on s’oublie à son attrait. La tristesse, au creux d’un guéret, Devient de la bonne hébétude, Et le vol d’un chardonneret Vous remplit de mansuétude. On vieillit comme une forêt Sans guetter sa décrépitude, Et l’on trouve son mal moins rude, Très douce, la mort apparaît, Quand, par volontaire habitude, On cherche l’ombre et le secret, Le silence et la solitude.
La nature, au printemps, semble par sa féerie Glorifier tous les trépas qu’elle a conçus. Passe un enterrement ? elle répand dessus Son parfum, sa musique et sa grâce fleurie. On dirait qu’elle veut que chaque arbre sourie Aux mignonnets cercueils des tout petits Jésus, Que ces panaches, d’ombre et de vapeur tissus, Célèbrent la candeur de leur âme inflétrie. Alors, son beau soleil qui fait pâlir les cierges, Nimbant aux chemins creux les convois blancs des vierges, Elle fond ses couleurs à celles de leur mort. Et leurs bières, hélas ! si roides et si closes, Harmonieusement, passent dans le décor Des cerisiers neigeux et des pommiers tout roses.
Les marguerites de la haie Entourent, pleines de pitié, L’aspic que tronçonne à moitié Une sanglante et large plaie. Toutes, par ce soleil brûlant, Ont voulu lui venir en aide Et lui procurer le remède De leur petit ombrage blanc. Contre la mouche qui voltige, Chacune cherche à l’abriter, Tâchant de le réconforter Par la caresse de sa tige ; On dirait qu’au pied du talus, Malgré l’herbe qui les accroche, L’une de l’autre se rapproche Pour le cacher encore plus. Une espèce de frisson tendre Agite leur groupe inquiet Devant l’aspic, râlant muet, À qui la mort se fait attendre. Comme pour les remercier Il lève un peu sa tête plate, Se crispe un instant, se dilate, Et cesse de se tortiller. Il va devenir la pâture Des nécrophores du coteau Et les pâquerettes bientôt, Sécheront sur sa pourriture.
Ici jonc, coudrier, viorne, Enfants du roc et du marais, Sont les côtoyeurs toujours frais De leur rivière lente et morne. Or, voici qu’en forme de corne, Du haut des penchantes forêts, La lune, verte tout exprès, D’un nimbe émeraudé les orne. Un petit vent mystérieux Traverse d’un frisson pieux Le brin d’herbe, l’onde et la feuille. Mais tout se tait à l’unisson : Et c’est la nocturne oraison Du silence qui se recueille.
On guette dans la multitude La fuite de tous ses instants. Au contraire, on fige le temps En pratiquant la solitude. À constamment voir le tableau Du monotone impérissable, On vit l’herbe, le grain de sable, Le rocher, le nuage et l’eau. L’âge vient à si petits pas Qu’il semble qu’on n’assiste pas À ses lentes métamorphoses : Et l’on a pleinement goûté La saveur de l’Éternité Lorsque l’on rentre dans les choses.
Heureux l’homme qui se guérit De la vénéneuse lecture, Du projet, du songe, et nourrit Sa pensée avec la nature ! Il sent flotter à l’aventure Sur les friches de son esprit L’âme des choses, il sourit À tout, même à la sépulture ! Oh ! s’échapper enfin des mots, Rêver comme les animaux, Ravoir la vision première ! Seulement d’instinct, savourer La création ! S’enivrer De l’espace et de la lumière !
Au printemps ramenant sa joie, Le Juste au cœur tendre et meurtri Savoure, ivre en dedans, sans cri, La félicité qui le noie. Devant ce feuillage nourri Qui, si frais, tremble et se déploie Il faut que son espoir aigri Se réillusionne et croie ! Au bruit du ruisseau qu’il côtoie Sa raison même s’attendrit, Le vent qui court, l’eau qui tournoie, Insecte, oiseau, tout le festoie. Il régale son corps guéri De la lumière qui flamboie, Fraternellement il coudoie Le vieil arbre désamaigri, En lui le regret se flétrit, La sérénité reverdoie ; Et le soir, au ciel qui rougeoie, Son rêve extasié sourit, Blanc des blancs reflets qu’en l’esprit Sa conscience lui renvoie : Toute son âme alors fleurit Dans le paradis de la joie !
C’était un vieux penseur madré, Un voyant quelque peu lettré, Ayant en lui la double étoffe Du poète et du philosophe. Je fus le voir une journée Où la bise avait du mordant. Il chantonnait, la pipe aux dents, Faisant face à la cheminée. — « Quel froid de loup ! père Guillaume, Et que j’aspire au renouveau ! » — « Pas moi ! J’ trouv’ ce temps sans défaut. Puisqu’à c’t’ heur’ mêm’, null’ment fantôme, Sur mon g’nou cassant du fagot, J’exist’ toujours en chair, en os. Du moment q’ j’évit’ le royaume Des taup’, ça m’est égal l’hiver : L’ temps où j’y suis c’est l’ temps qu’i’ m’ faut ! Que d’ moi qui m’ trouv’ bien sous mon chaume L’ plus longtemps possibl’ la mort chôme ! L’ tout ? c’est d’ se faire attend’ des vers. Hein ? c’ que c’est ! en bas comme en haut, Jeun’s ou vieux, tous les homm’, mes frères, D’mand’ à vieillir ! moi, c’est l’contraire. Si j’ pouvais r’prend’ mes jours passés Et r’commencer mon existence, Oui ! même en sachant tout c’ que j’ sais, J’ trouv’rais encor ma subsistance Ben suffisant’ pour mon besoin, Et vivr’ pour vivr’ dans mon p’tit coin S’rait pour moi la seule importance. Expliquez ça ? j’ador’ la vie... Et pourtant, je n’ crains pas la mort. La pent’ de l’âg’ ? — ainsi veut l’ sort — Faut la descendre un’ fois gravie. M’ disant donc : Raison d’ plus pour être Avar’ de ces instants si courts, Malgré que l’ destin compt’ mes jours, J’y rends grâc’ de m’avoir fait naître. Comme j’ l’entends, dans ma façon, Vivr’ ? C’est pas les femm’, la boisson, Les plaisirs à grand’ ou p’tit’ doses, Ni d’entasser d’ l’or et d’ l’argent ; C’est p’têt’ ben d’aimer quéq’ brav’ gens. Mais, c’est surtout d’aimer les choses ! C’est d’aimer les pacag’, les champs, Les arb’ tortus, droits ou s’ penchant, La roch’ que la bruyèr’ décore. De s’ plaire à voir l’ nuage et l’eau, Les horizons, cadr’ du tableau, Q’ l’auror’ blanchit, que l’ soleil dore, Et, tous les soirs, s’ensommeiller, Et, tous les matins, s’ réveiller. Avec le goût d’ les voir encore. L’ long usag’ des chos’ éternelles Les rend complaisant’ pour mon corps, Donne à mon esprit c’ calme fort Qu’il lui faut pour penser chez elles. Donc, de mes organ’ et d’ mon cœur Ouverts aux s’crets des solitudes, J’ vis pour moi seul, dans un’ longueur, Dans un’ paix sans inquiétude, À chasser, pêcher, m’ner l’ bétail, À fair’, sans presse, avec des trêves, Tout l’ nécessair’ de mon travail Où la Nature met son rêve. Mon prop’ témoin, j’ me vois goûter Mon tranquill’ bonheur d’exister. Je n’ vis q’ pour vivr’ ! L’ rest’ ne m’est rien. Pour boir’ la bell’ lumièr’ qui vient Du grand ciel où tant d’ fois je r’garde, Pour m’étend’ sous l’ombrage, errer, Pour sentir, entend’, respirer, Aussi doux q’ l’oiseau qui musarde. Et j’vas mon p’tit bonhomm’ de ch’min. D’mandant jamais d’être au lend’main Mais souhaitant ben plutôt q’i’ r’tarde. Vrai ! les homm’ n’ont pas d’ réflexion Ou l’inconséquenc’ les habite. C’est leur vice et leur ambition, L’ projet câlin qui les invite, C’est l’ song’ creux q’ est vid’ comm’ le vent Qui leur fait trouver si souvent Q’ Ies saisons march’ pas assez vite. Au fond d’ leur conscienc’ solitaire Sans s’ révolter, ni prend’ d’effroi, Ah ! s’ils pouvaient donc voir comm’ moi La têt’ de mort dur’ sous l’ chapeau, Et le squelett’ sec sous la peau ! Au lieu d’ se forcer l’ caractère, I’ s’ laiss’raient vivoter lent’ment, Sans désirs, dans l’ seul content’ment D’être encor’ sus l’ dessus d’ la terre ! » Il se tut, regardant la flamme. « Merci ! lui criai-je, en partant : Mais, je ne saurais dire, dame ! Si ce joli feu claquetant M’a réchauffé le corps autant Que vous m’avez réchauffé l’âme ! »
« On est pourtant ben faits tous les uns comm’ les autres, Mais, les bourgeois s’ croient pas d’ la mêm’ rac’ que la nôtre ! J’ vois ça ! quand il en passe un cont’ moi dans un ch’min : S’ i’ m’ connaît, il a l’air tout d’ mêm’ que j’ suis humain, Quoiqu’ i’ me r’garde avec la même œillad’ pas franche Q’ s’ i’ voyait un nid d’ guêp’ au mitan d’un’ gross’ branche, Et quoique l’ mot qu’i’ m’ lâch’, par son lanc’ment r’semb’ bien Au morceau d’ pain que j’ jett’, sans savoir, à mon chien. Mais, si n’ me connaît point, alors j’ suis invisible ; J’exist’ pas ! i’ va raide, en bois, q’ c’ en est risible. On dirait q’ ruminant des pein’ ou des travaux Il a, pour ne pas m’ voir, des œillèr’ comme les ch’vaux. Ou bien, si d’ mon côté sa vue un peu s’ détache, Ell’ me dit : « T’ es pas plus pour moi qu’un’ bous’ de vache ! » Ma foi ! j’ fais d’ même ! à l’un j’ renvoie un bonjour sec, Et j’ dis à l’aut’, d’un r’gard mauvais qui s’ croise avec : « Quoiq’ pour fair’ pousser l’ blé la bous’ de vach’ soit bonne, Je n’ fais pas plus d’ cas d’ toi q’ tu n’ fais d’ cas d’ ma personne. » J’ vous ai vu c’ soir, pèr’ Jacq’, ou j’avais la berlue, Causer bien à vot’ aise avec un gros Monsieur, R’nommé, d’après l’ dit-on, jusque dans not’ chef-lieu, Qu’est plus haut q’ les bourgeois puisque tous le saluent, L’vant les premiers l’ chapeau qu’à l’habitude i’s ont, Excepté pour eux aut’, si bien vissé sus l’ front. Ah ! vous yen récitiez des prôn’ et des harangues... Vot’ têt’, vos yeux, vos bras marchaient autant q’ vot’ langue ! Lui, vous répondait d’ même, avec un air tout rond. Ses pareils avec nous de leurs parol’ sont chiches : D’où vient q’ lui vous parlait, vous écoutait si doux ? » — « Eh ben ! c’est qu’ ce monsieur, malgré qu’ i’ soit si riche De savoir et d’argent, est aussi simpl’ que nous. Ceux bourgeois qui sont froids comm’ givre, Dont la hauteur nous met si bas, C’est pas Dieu possible ! i’ n’ pens’ pas Q’ c’est l’ paysan qui les fait vivre. Toujou’, s’ méfiant, i’ nous ar’gardent. Tels que des r’nards devant des loups ; Nous aut’ qu’on sait qu’i’ peuv’ plus q’ nous, Tout comme de juste, on s’ tient en garde. Mêm’ qu’on leur fait des tours de ruse, Qu’on les attrap’ sans méchanc’té, Pour voir alors leur min’ confuse Qui nous venge un peu d’ leur fierté. I’ nous dis’ ivrogn’, lâch’, avares, D’ mauvais sang, paillards, durs, en d’sous, Ayant précisément comm’ nous Tout c’ qui nous r’proch’ de vice et d’ tares. En plus grand, puisqu’i’ sont plus riches, Moins brutaux, pa’c’ qu’i’ sont moins vrais. C’est toujou’ pour leurs intérêts, Comm’ la nôt’, que leur conscienc’ triche. I’ nous mépris’ pa’c’qu’on n’ sait rien Des livr’ qui les ont rendus blêmes... Des fois, en ayant eu l’ moyen, On en saurait plus long qu’eux-mêmes. Dans leurs vill’ de choléra, d’ pesse. I’ croient qu’i’ sont l’ pays entier ! Un campagnard instruit, rentier, S’rait-i’ ben seul’ment d’ leur espèce ?... À ça faut dir’ q’ ya p’têt’ des causes : Dans ceux fourmilièr’ de vivants I’ n’ont que l’ fabriqué, l’ mouvant, Jamais l’ vrai ni l’ posé des choses. C’est not’ solitud’ de campagne Qui nous donn’ not’ simplicité. Eux, avec la foul’ pour compagne, I’ n’apprenn’ que la vanité ! Ceux gens n’ voient qu’ les pavés d’ leurs rues Et q’ les murailles d’ leur maison. La nature absent’ de leur vue : L’ naturel s’en va d’ leur raison. C’est c’ qui fait qu’i’ n’ sav’ pas r’connaître Qu’eux aussi s’raient p’tèt’ ben miteux S’ i’ n’avaient pas eu chanc’ de naître D’ parents qu’étaient rich’ avant eux. Leur fla-fla d’orgueil ? i’ l’ ramassent Dans l’ mensong’ de la société, Sans s’ dir’ que tout’ les chos’ qui passent Sont égal’ d’vant l’éternité. Tous pareill’ment, on boit, on mange, On pleure, on rit, on marche, on dort, On est frèr’ de naissance et d’ mort. C’est l’ genr’ d’exister qui nous change. À cause du nôt’ qui s’rait l’ plus beau Puisqu’il attach’ notre infortune À la terre, not’ mèr’ commune, Not’ nourricière et not’ tombeau, I’ nous dédaign’, nous mett’ à l’ombre, Et n’ nous parl’ qu’aux grand’s occasions. Pourtant, ya des gens d’ réflexion Et qui raisonn’ ben dans leur nombre. Pas vivr’ pareil, ça met d’ la glace Entr’ les en d’sus et les en d’sous. Eux, à not’ plac’, f’raient tel que nous, Comme on f’rait tel qu’eux à leur place. Enfin ! yaurait moyen d’ s’entendre : Quand i’ mett’ les pouc’, nous aussi ! Un coup d’ soleil là, l’autre ici, Et puis, la glace arrive à s’ fendre. Ah ben non ! j’ cherch’ pas à ruser Avec ce bourgeois d’ tout à l’heure, Si bon dans l’ fond, c’lui là ! q’ j’en pleure Chaq’ fois que j’ sors de lui causer. C’t homm’-là qu’a l’esprit et l’moyen I’ ne r’connaît rien q’ la nature, Et n’ fait pas dans l’ mal ni dans l’ bien D’ différence ent’ les créatures. Dans sa bonté pour tous les hommes, S’il avait un’ préfération Ça s’rait pour ceux d’ not’ condition, Pour les simpl’ résignés q’ nous sommes. Qu’on d’mande à c’ monsieur d’ bon service Et qui nous aid’ sans tapager, Si l’on f’rait pas pour l’obliger Tout c’ que l’on pourrait d’ sacrifice ? I’ sait ben, lui, qu’est not’ conscience, Q’ la serrur’ d’âm’ d’un villageois S’ laiss’ débarrer par un bourgeois Avec la bonn’ clef d’ la confiance. Au r’bours de c’ que l’Évangil’ prêche Et qu’ est p’têt’ un peu trop parfait, L’homm’ de campagn’ rend c’ qu’on lui fait, En gard’ toujou’ la mémoir’ fraîche. Avec tous ceux-là qui nous aiment On est ouverts et r’connaissants. Comm’ pour les terr’, chez l’ paysan, On récolt’ toujou’ c’ que l’on sème ! »
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Première mise en ligne le 29 novembre 2008.
Présente version générée le 30 novembre 2008.