Maurice Rollinat

in Dixains Réalistes [187?]


Certes, je plains l’aveugle, et sa prunelle opaque 
me navre ; et la peinture atroce de sa plaque, 
dont le rouge me fait songer à l’abattoir, 
m’a cloué bien souvent, morne, sur le trottoir. 
Mais l’aspect de son chien a de douloureux charmes 
pour mon cœur, et je suis remué jusqu’aux larmes 
quand je lui vois aux dents, l’été comme l’hiver, 
l’anse d’un petit seau de fer-blanc peint en vert.... 
Il implore les gens de ses bons yeux honnêtes : 
Ô bête ! sois bénie entre toutes les bêtes !...


Quand je menais la vie âpre du solitaire
je savais cuisiner, sur un fourneau de terre.
Je ne me souviens pas d’avoir eu le guignon
de manquer l’omelette ou la soupe à l’oignon.
Oh ! celle-là surtout dont ma pauvre amoureuse
raffolait ! Je savais la rendre savoureuse
et lui donner toujours la teinte et le parfum !
Aujourd’hui, quand je pense à ce passé défunt,
j’ai presque envie autant de pleurer que de rire.
Hélas ! où donc es-tu, petite poêle à frire ?


C’est vrai que dans la rue elle impose à chacun 
le charme singulier de son corps blond et brun. 
Sa crinière flottante a longueur, envergure 
et ténèbre ; tout rit dans sa fraîche figure 
où sous des sourcils noirs fleurissent des bluets. 
Ses oreilles sont deux coquillages fluets. 
Elle a des bras comme en ont les filles de fermes 
avec des petits doigts fuselés ; ses seins fermes 
tentent le peintre ardent qui les a copiés. 
Mais hélas ! elle pue horriblement des pieds !


Mon nostalgique amour de la côte et du val 
Se console à Paris dans un bouillon Duval, 
Qui pour moi, dîneur pauvre, est un café Vachette. 
En vérité, je donne un bon coup de fourchette, 
Car, outre l’appétit, j’ai rapporté cent francs. 
Mais aussi, cette bonne alerte, aux regards francs, 
Qui me sert, tous les soirs, la ronde Mortadelle 
Vient de s’apercevoir que je raffole d’elle, 
Et pas plus tard qu’hier, en m’offrant le menu, 
Elle m’a dit : « J’irai chez vous ! c’est convenu !... »


Aux portes des cafés, où s’attablent les vices,
elle va, tous les soirs, offrant des écrevisses
sur un petit clayon tapissé de persil.
Elle a l’œil en amande orné d’un grand sourcil,
et des cheveux frisés blonds comme de la paille.
Or, ses lèvres en fleur, qu’un sourire entrebaille,
tentent les carabins qui fument sur les bancs ;
et comme elle a les seins droits, et que, peu tombants,
ses jupons laissent voir sa jambe ronde et saine,
chacun d’eux lui chuchote un compliment obscène !


— Ô muse incorrigible, où faut-il que tu ailles ! — 
La dame au cabas vert bourré de victuailles 
suçotait par instants le goulot d’un flacon.
Que diable y buvait-elle ? — Or, soudain, le wagon 
s’emplit d’ombre ! — Un tunnel ! — J’agrippai la fiole, 
et j’aspirai : Goût nul ! — « C’est une babiole,
pensai-je, mais enfin, je suis fort intrigué... »
Et m’adressant à la dame, avec un air gai :
— Que buvez-vous ? lui dis-je, en frisant ma moustache...
— Elle me répondit : « Je ne bois pas ! Je crache ! »


Ma foi ! que ça te plaise, ou que ça te courrouce, 
c’est toi que j’aime, ô ma belle tripière rousse !
Tu fais si bien, assise à ton petit comptoir ! — 
Oh ! que ne suis-je pas un garçon d’abattoir,
bras nus, en gros sabots, et du sang à mes fripes ! — 
Je pourrais t’embrasser en t’apportant des tripes ; 
et pour toi, je serais un enjôleur si neuf 
qu’un jour tu me dirais entre deux cœurs de bœuf : 
— « Je suis honnête, mais je ne suis pas de pierre ! » — 
Et nous nous aimerions, ô ma belle tripière !


Défense de fumer au bureau ! — mais, qu’importe ! — 
J’entrouvre la fenêtre, et je ferme la porte.
Je m’assure que tout est bien enregistré ;
et, sur mon fauteuil vert à clous jaunes, vautré, 
pour que la rime d’or au bout du vers se pose,
je fume lentement, la paupière mi-close ! — 
Mais voilà que le chef, exécrable bourreau ; 
décapite mon rêve en entrant au bureau, 
et comme le garçon n’a pu me crier : « Gare ! » 
je me rôtis les doigts pour cacher mon cigare.


Ô funeste rencontre ! Au fond d’un chemin creux
se chauffait au soleil sur le talus ocreux
un gros aspic, plus long qu’un manche de quenouille.
Soudain le saut pesant d’une énorme grenouille
fit bouger la vipère endormie à moitié !...
Et je vis — car l’horreur étrangla ma pitié —
sa gueule se distendre, et toute grande ouverte,
se fermer lentement sur la victime verte...
Puis, le sommeil reprit le hideux animal !...
— La grenouille, c’est moi ! — le serpent, c’est le mal !


Je frissonne toujours, à l’aspect singulier
de certaine bottine ou de certain soulier.
Oui, — que pour me railler, vos épaules se haussent ! —
je frissonne ! Et soudain, songeant au pied qu’ils chaussent,
je me demande : « Est-il mécanique ou vivant ? »
Et je suis pas à pas le sujet, l’observant,
et cherchant l’appareil d’acier qui se dérobe
sous le pantalon fin ou sous la belle robe ;
et dès qu’il a relui, — maniaque aux abois,
sous le cuir élégant je flaire un pied de bois !

Dans les brandes [1877]

I

Fuyons Paris

Ô ma si fragile compagne,
Puisque nous souffrons à Paris,
Envolons-nous dans la campagne
Au milieu des gazons fleuris.

Loin, bien loin des foules humaines,
Où grouillent tant de cœurs bourbeux,
Allons passer quelques semaines
Chez les peupliers et les bœufs.

Fuyons les viles courtisanes
Aux flancs de marbre, aux doigts crochus,
Viens ! nous verrons des paysannes
Aux seins bombés sous les fichus.

Nos boulevards seront des plaines
Où le seigle ondoie au zéphir,
Et des clairières toutes pleines
De fleurs de pourpre et de saphir.

En buvant le lait d’une ânesse
Que tu pourras traire en chemin
Tu rafraîchiras ta jeunesse
Et tu lui rendras son carmin.

Dans les halliers, sous la ramure,
Douce rôdeuse au pied mignon,
Tu t’en iras chercher la mûre,
La châtaigne et le champignon.

Les fruits qu’avidement tu guignes,
Va ! laisse-les aux citadins !
Nous, nous irons manger des guignes
Au fond des rustiques Édens.

Au village, on a des ampoules,
Mais, aussi, l’on a du sommeil.
Allons voir picorer les poules
Sur les fumiers pleins de soleil.

Sous la lune, au bord des marnières,
Entre des buissons noirs et hauts,
La carriole dans les ornières
A parfois de si doux cahots !

J’aime l’arbre et maudis les haches !
Et je ne veux mirer mes yeux
Que dans la prunelle des vaches,
Au fond des prés silencieux !

Si tu savais comme la muse
M’emplit d’un souffle virginal,
Lorsque j’entends la cornemuse
Par un crépuscule automnal !

Paris, c’est l’enfer ! — sous les crânes,
Tous les cerveaux sont desséchés !
Oh ! les meunières sur leurs ânes
Cheminant au flanc des rochers !

Oh ! le vol des bergeronnettes,
Des linottes et des piverts !
Oh ! le cri rauque des rainettes
Vertes au creux des buissons verts !

Mon âme devient bucolique
Dans les chardons et les genêts,
Et la brande mélancolique
Est un asile où je renais.

Sans fin, Seine cadavéreuse,
Charrie un peuple de noyés !
Nous, nous nagerons dans la Creuse,
Entre des buis et des noyers !

Près d’un petit lac aux fleurs jaunes
Hanté par le martin-pêcheur,
Nous rêvasserons sous les aunes,
Dans un mystère de fraîcheur.

Fuyons square et bois de Boulogne !
Là, tout est artificiel !
Mieux vaut une lande en Sologne,
Grisâtre sous l’azur du ciel !

Si quelquefois le nécrophore
Fait songer au noir fossoyeur,
Le pic au bec long qui perfore
Est un ravissant criailleur.

Sommes-nous blasés sans ressource ?
Non, viens ! nous serons attendris
Par le murmure de la source
Et la chanson de la perdrix.

Le pauvre agneau que l’homme égorge
Est un poème de douceur ;
Je suis l’ami du rouge-gorge
Et la tourterelle est la sœur !

Quand on est las de l’imposture
De la perverse humanité,
C’est aux sources de la nature
Qu’il faut boire la vérité.

L’éternelle beauté, la seule,
Qui s’épanouit sur la mort,
C’est Elle ! la Vierge et l’Aïeule
Toujours sans haine et sans remord !

Aux champs, nous calmerons nos fièvres,
Et mes vers émus, que tu bois,
Jailliront à flots de mes lèvres,
Dans la pénombre des grands bois.

Viens donc, ô chère créature !
Paris ne vaut pas un adieu !
Partons vite et, dans la nature,
Grisons-nous d’herbe et de ciel bleu !

X

La Mare aux grenouilles

Cette mare, l’hiver, devient inquiétante,
Elle s’étale au loin sous le ciel bas et gris,
Sorte de poix aqueuse, horrible et clapotante,
Où trempent les cheveux des saules rabougris.

La lande tout autour fourmille de crevasses,
L’herbe rare y languit dans des terrains mouvants,
D’étranges végétaux s’y convulsent, vivaces,
Sous le fouet invisible et féroce des vents ;

Les animaux transis, que la rafale assiège,
Y râlent sur des lits de fange et de verglas,
Et les corbeaux — milliers de points noirs sur la neige –
Les effleurent du bec en croassant leur glas.

Mais la lande, l’été, comme une tôle ardente,
Rutile en ondoyant sous un tel brasier bleu,
Que l’arbre, la bergère et la bête rôdante
Aspirent dans l’air lourd des effluves de feu.

Pourtant, jamais la mare aux ajoncs fantastiques
Ne tarit. Vert miroir tout encadré de fleurs
Et d’un fourmillement de plantes aquatiques,
Elle est rasée alors par les merles siffleurs.

Aux saules, aux gazons que la chaleur tourmente,
Elle offre l’éventail de son humidité,
Et, riant à l’azur, — limpidité dormante, —
Elle s’épanouit comme un lac enchanté.

Or, plus que les brebis, vaguant toutes fluettes
Dans la profondeur chaude et claire du lointain,
Plus que les papillons, fleurs aux ailes muettes,
Qui s’envolent dans l’air au lever du matin,

Plus que l’Ève des champs, fileuse de quenouilles,
Ce qui m’attire alors sur le vallon joyeux,
C’est que la grande mare est pleine de grenouilles,
— Bon petit peuple vert qui réjouit mes yeux. —

Les unes : père, mère, enfant mâle et femelle,
Lasses de l’eau vaseuse à force de plongeons,
Par sauts précipités, grouillantes, pêle-mêle,
Friandes de soleil, s’élancent hors des joncs ;

Elles s’en vont au loin s’accroupir sur les pierres,
Sur les champignons plats, sur les bosses des troncs,
Et clignotent bientôt leurs petites paupières
Dans un nimbe endormeur et bleu de moucherons.

Émeraude vivante au sein des herbes rousses,
Chacune luit en paix sous le midi brûlant ;
Leur respiration a des lenteurs si douces
Qu’à peine on voit bouger leur petit goitre blanc.

Elles sont là, sans bruit rêvassant par centaines,
S’enivrant au soleil de leur sécurité ;
Un scarabée errant du bout de ses antennes
Fait tressaillir parfois leur immobilité.

La vipère et l’enfant — deux venins ! — sont pour elles
Un plus mortel danger que le pied lourd des bœufs :
À leur approche, avec des bonds de sauterelles,
Je les vois se ruer à leurs gîtes bourbeux ;

Les autres que sur l’herbe un bruit laisse éperdues,
Ou qui préfèrent l’onde au sol poudreux et dur,
À la surface, aux bords, les pattes étendues,
Inertes hument l’air, le soleil et l’azur.

Ces reptiles mignons qui sont, malgré leur forme,
Poissons dans les marais, et sur la terre oiseaux,
Sautillent à mes pieds, que j’erre ou que je dorme,
Sur le bord de l’étang troué par leurs museaux.

Je suis le familier de ces bêtes peureuses
À ce point que, sur l’herbe et dans l’eau, sans émoi,
Dans la saison du frai qui les rend langoureuses,
Elles viennent s’unir et s’aimer devant moi.

Et près d’elles, toujours, le mal qui me torture,
L’ennui, — sombre veilleur, — dans la mare s’endort ;
Et, ravi, je savoure une ode à la nature
Dans l’humble fixité de leurs yeux cerclés d’or.

Et tout rit : ce n’est plus le corbeau qui croasse
Son hymne sépulcral aux charognes d’hiver :
Sur la lande aujourd’hui la grenouille coasse,
— Bruit monotone et gai claquant sous le ciel clair.

XIX

Le Fantôme d’Ursule

Une nuit, — vous allez bien sûr être incrédule, —
J’étais au coin du feu, lorsqu’en me retournant,
Je vis debout dans l’ombre un hideux revenant.
Minuit sonnait alors à ma vieille pendule.

« Me reconnais-tu, hein ? » dit-il en ricanant ;
Et son ricanement fit un bruit de capsule.
Il ajouta : « Je suis le fantôme d’Ursule.
Je te parlais d’amour jadis, mais maintenant,

J’aurai, vivant cadavre échappé de ma bière,
Une loquacité féroce de barbière
Pour te parler de mort, à travers mon linceul. »

Cela dit, l’être blanc s’enfuit dans les ténèbres.
Et j’entends chaque nuit, lorsque je suis tout seul,
Un long chuchotement de paroles funèbres.

XXI

La Vache

Une vache gisait, sombre, la bave au mufle,
Et les yeux imprégnés d’une immense terreur
Tandis qu’un taureau noir, farouche comme un buffle,
Semblait lui regarder le ventre avec horreur.

Le pacage ! c’était la pénombre béante.
L’arbre y devenait spectre, et le ruisseau marais.
Un ciel jaune y planait sur une herbe géante.
À droite, un vieux manoir — à gauche, des forêts.

Et la vache geignait dans ce lieu fantastique.
On eût dit qu’un pouvoir occulte et magnétique
Élargissait encor ses grands yeux assoupis.

Ma curiosité devint alors féroce,
Et, m’approchant, je vis, — ô nourrisson atroce ! —
Un énorme crapaud qui lui suçait le pis.

XXIII

La Gueule

Ô fatale rencontre ! au fond d’un chemin creux
Se chauffait au soleil, sur le talus ocreux,
Un reptile aussi long qu’un manche de quenouille.
Mais le saut effaré d’une pauvre grenouille
Montrait que le serpent ne dormait qu’à moitié !
Et je laissai, l’horreur étranglant ma pitié,
Sa gueule se distendre et, toute grande ouverte,
Se fermer lentement sur la victime verte.
Puis le sommeil reprit le hideux animal.
La grenouille, c’est moi ! Le serpent, c’est le mal !

XXVII

Les Arbres

Arbres, grands végétaux, martyrs des saisons fauves,
Sombres lyres des vents, ces noirs musiciens,
Que vous soyez feuillus ou que vous soyez chauves,
Le poète vous aime et vos spleens sont les siens.

Quand le regard du peintre a soif de pittoresque,
C’est à vous qu’il s’abreuve avec avidité,
Car vous êtes l’immense et formidable fresque
Dont la terre sans fin pare sa nudité.

De vous un magnétisme étrange se dégage,
Plein de poésie âpre et d’amères saveurs ;
Et quand vous bruissez, vous êtes le langage
Que la nature ébauche avec les grands rêveurs.

Quand l’éclair et la foudre enflent rafale et grêle,
Les forêts sont des mers dont chaque arbre est un flot,
Et tous, le chêne énorme et le coudrier grêle,
Dans l’opaque fouillis poussent un long sanglot.

Alors, vous qui parfois, muets comme des marbres,
Vous endormez, pareils à des cœurs sans remords,
Vous tordez vos grands bras, vous hurlez, pauvres arbres,
Sous l’horrible galop des éléments sans mors.

L’été, plein de langueur, l’oiseau clôt ses paupières
Et dort paisiblement sur vos mouvants hamacs,
Vous êtes les écrans des herbes et des pierres
Et vous mêlez votre ombre à la fraîcheur des lacs.

Et quand la canicule, aux vivants si funeste,
Pompe les étangs bruns, miroirs des joncs fluets,
Dans l’atmosphère lourde où fermente la peste,
Vous immobilisez vos branchages muets.

Votre mélancolie, à la fin de l’automne,
Est pénétrante, alors que sans fleurs et sans nids,
Sous un ciel nébuleux où d’heure en heure il tonne,
Vous semblez écrasés par vos rameaux jaunis.

Les seules nuits de mai, sous les rayons stellaires,
Aux parfums dont la terre emplit ses encensoirs,
Vous oubliez parfois vos douleurs séculaires
Dans un sommeil bercé par le zéphyr des soirs.

Une brume odorante autour de vous circule
Quand l’aube a dissipé la nocturne stupeur,
Et, quand vous devenez plus grands au crépuscule,
Le poète frémit comme s’il avait peur.

Sachant qu’un drame étrange est joué sous vos dômes,
Par les bêtes le jour, par les spectres la nuit,
Pour voir rôder les loups et glisser les fantômes,
Vos invisibles yeux s’ouvrent au moindre bruit.

Et le soleil vous mord, l’aquilon vous cravache,
L’hiver vous coud tout vifs dans un froid linceul blanc,
Et vous souffrez toujours jusqu’à ce que la hache
Taillade votre chair et vous tranche en sifflant.

Partout où vous vivez, chênes, peupliers, ormes,
Dans les cités, aux champs, et sur les rocs déserts,
Je fraternise avec les tristesses énormes
Que vos sombres rameaux épandent par les airs.

XLIV

L’Écureuil

Le petit écureuil fait de la gymnastique
Sur un vieux chêne morne où foisonnent les guis.
Les rayons du soleil, maintenant alanguis,
Ont laissé le ravin dans un jour fantastique.

Le paysage est plein de stupeur extatique ;
Tout s’ébauche indistinct comme dans un croquis.
Le petit écureuil fait de la gymnastique
Sur un vieux chêne morne où foisonnent les guis.

Tout à l’heure, la nuit, la grande narcotique,
Posera son pied noir sur le soleil conquis ;
Mais, d’ici là, tout seul, avec un charme exquis,
Le petit écureuil fait de la gymnastique.

LV

Le Chasseur en soutane

Il tire aussi bien qu’il pérore,
Le grand curé sec et rustaud.
— Pour s’en aller chasser plus tôt,
Il dit sa messe dès l’aurore.

Ce n’est pas en vain qu’il explore
Le bois, la brande et le plateau !
Il tire aussi bien qu’il pérore,
Le grand curé sec et rustaud.

Mais son tricorne qu’il décore
D’une plume de cailleteau
Se profile au flanc du coteau.
Un coup part !... C’est un lièvre encore.
Il tire aussi bien qu’il pérore.

LIX

Ma vieille pipe

Quand j’ai ma pipe en merisier,
Toute mon âme se parfume ;
Et je la fume et la refume
Sans pouvoir me rassasier.

Cet automne, à son cher brasier,
J’ai nargué le vent et la brume.
Quand j’ai ma pipe en merisier,
Toute mon âme se parfume.

Elle n’a qu’un tuyau d’osier ;
Mais les vers coulent de ma plume
Toutes les fois que je l’allume,
Et j’ai de quoi m’extasier
Quand j’ai ma pipe en merisier.
 
LXVIII

La Chèvre

Ma bonne chèvre limousine,
Gentille bête à l’œil humain,
J’aime à te voir sur mon chemin
Loin de la gare et de l’usine.

Toi que la barbe encapucine,
Tu gambades comme un gamin,
Ma bonne chèvre limousine,
Gentille bête à l’œil humain.

Je vais à la ferme voisine,
Mais je te jure que demain
Tu viendras croquer dans ma main
Du sucre et du sel de cuisine,
Ma bonne chèvre limousine. 

LXIX

La Fille aux pieds nus

Dans le champ planté de colzas,
De luzerne et de betteraves,
Devant les grands bœufs doux et graves
Je passais comme tu passas.

Longtemps avec moi tu causas,
Par un matin des plus suaves,
Dans le champ planté de colzas,
De luzerne et de betteraves.

Et si bien tu t’apprivoisas,
Toi la fille aux pieds nus, qui braves
L’herbe humide et le bord des gaves,
Qu’en souriant tu me baisas
Dans le champ planté de colzas !

LXXVIII

La Jarretière

Cette vipère de buisson
D’une grosseur surnaturelle
Jarretiérait la pastourelle
Qui dormait, un jour de moisson.

Au froid de ce vivant glaçon,
Elle ouvrit l’œil et vit sur elle
Cette vipère de buisson
D’une grosseur surnaturelle.

Comment oublier la façon
Dont la mignonne enfant si frêle,
Pâle, du bout de mon ombrelle,
Désenroula sans un frisson
Cette vipère de buisson !

LXXXIV

Les Corbeaux

Les corbeaux volent en croassant
Tout autour du vieux donjon qui penche ;
Sur le chaume plat comme une planche
Il se sont abattus plus de cent.

Un deuil inexprimable descend
Des arbres qui n’ont plus une branche.
Les corbeaux volent en croassant
Tout autour du vieux donjon qui penche.

Et tandis que j’erre en frémissant
Dans le brouillard où mon spleen s’épanche,
Tout noirs sur la neige toute blanche,
Avides de charogne et de sang,
Les corbeaux volent en croassant.

LXXXVI

Le Cimetière

Le cimetière aux violettes
Embaume tous les alentours.
Les lézards y  font mille tours
Au parfum de ses cassolettes.

Que de libellules follettes
Y sont vaines de leurs atours !
Le cimetière aux violettes
Embaume tous les alentours.

Et, champ de morts, nid de squelettes
Qui trompe le flair des vautours,
Il dort au bas des vieilles tours,
Entre ses roches maigrelettes,
Le cimetière aux violettes.

XCI

La Pluie

Par ce temps pluvieux qui fait pleurer ma vitre,
Mon cœur est morfondu comme le passereau.
Que faire ? encor fumer ? j’ai déjà fumé trop.
Lire ? je vais bâiller dès le premier chapitre.

En vain tous mes bouquins m’appellent : pas un titre
Ne m’allèche. Oh ! le spleen, implacable bourreau !
Par ce temps pluvieux qui fait pleurer ma vitre,
Mon cœur est morfondu comme le passereau.

Et, miné par l’ennui rongeur comme le nitre,
Je m’accoude en grinçant devant mon vieux bureau ;
Mais ma plume se cabre et refuse le trot,
Si bien que je m’endors le nez sur mon pupitre,
Par ce temps pluvieux qui fait pleurer ma vitre.

L’Abîme [1886]


Le Faciès humain

Notre âme, ce cloaque ignoré de la sonde,
Transparaît louchement dans le visage humain ;
— Tel un étang sinistre au long d’un vieux chemin
Dissimule sa boue au miroir de son onde.

Si la face de l’homme et de l’eau taciturne
Réfléchit quelquefois des lueurs du dedans,
C’est toujours à travers des lointains très prudents,
Comme un falot perdu dans le brouillard nocturne.

Pour l’esprit souterrain, c’est une carapace
Que ce marbre animé, larmoyant et rieur
Où le souffle enragé du rêve intérieur
Ne se trahit pas plus qu’un soupir dans l’espace.

Peut-être y lirait-on la douleur et la honte
La colère et l’orgueil, la peur et le regret ;
Mais la tentation lui garde son secret,
Et la perversité rarement s’y raconte.

Qui donc a jamais vu les haines endormies,
Les projets assassins, les vices triomphants,
Les luxures de vieux, de vierges et d’enfants,
Sourdre distinctement des physionomies ?

La joue, en devenant tour à tour blême et rouge,
Ne manifeste rien des mystères du cœur ;
La bouche est un Protée indécis et moqueur,
Et l’Énigme revêt la narine qui bouge.

Se rapprochant ou non, battantes ou baissées,
Les paupières, sans doute, ont un jeu préconçu
Sur leur vitrage où doit glisser inaperçu
Le reflet cauteleux des mauvaises pensées.

L’âme écrit seulement ce qu’elle veut écrire
Sur le front jeune ou vieux, limpide ou racorni,
Et ne laisse filtrer qu’un sens indéfini
Dans l’éclair du regard et le pli du sourire.

Elle exerce avec art son guet et sa police
Sur tous les messagers de la sensation,
Et fixe le degré de locomotion
Où devra s’arrêter chaque organe complice.

Calculant sa mimique et dardant sa vitesse,
Elle parcourt les traits, mais sans y déployer
L’ombre des cauchemars qui la font tournoyer
Dans ses bas-fonds d’horreur et de scélératesse.

La strideur de son cri profond et solitaire
N’y fait qu’un roulement d’échos fallacieux ;
Et les lèvres, le front, le nez comme les yeux
S’entendent pour voiler tout ce qu’elle veut taire.

Et l’homme a beau savoir combien le Mal nous ronge,
L’horrible expérience a beau coûter si cher,
À peine surprend-il, sur ce rideau de chair,
Les apparitions informes du mensonge.

Pourtant, il vient une heure où le visage exprime
La rage des démons ou la stupeur des morts,
C’est quand l’Enfer vengeur et divin du remords
Éclaire à fleur de peau les ténèbres du Crime ;

C’est lui qui, du fin fond de cette cave obscure,
Soutire lentement, comme une âcre vapeur,
L’abominable aveu dont la parole a peur,
Et le projette enfin sur toute la figure.

Alors le faciès du coupable qui souffre
Exhibe les poisons de son hideux péché ;
Il mime le forfait si longuement caché
Et répercute un coin le plus noir de son gouffre.

Et contre l’attentat qu’elle crie et proclame
Avec sa flamboyante et froide nudité,
Impitoyablement surgit la Vérité
Sur ce masque imbibé de la sueur de l’âme.


La Pensée

C’est l’ennemi sournois, mais sûr, 
Sphinx intime, cancer obscur, 
De ce tas de cendres futur
      Appelé l’homme. 
Elle fausse tous ses ressorts, 
Épuise tous ses réconforts
Et chicane tous ses efforts
      Qu’elle consomme.

Sans doute, elle évoque à ses yeux 
Maint rêve descendu des cieux 
Avec le vol délicieux
      De la colombe, 
Mais elle nourrit son remord
Et le réveille quand il dort
Par des chuchotements de mort
      Et d’outre-tombe.

Hélas ! chacun est l’écheveau
Qu’embrouille au fond de son caveau
Ce vieux spectre toujours nouveau ;
      Mauvaise mère
Dont les petits qu’elle a couvés,
Par elle-même dépravés
Deviennent les enfants-trouvés
      De la Chimère.

En nous elle plombe et tarit
L’illusion verte qui rit ;
Elle étend sur l’âme et l’esprit
      Sa glu chancreuse ;
Puis, sur eux, tirant ses verrous,
Les écrase entre ses écrous,
Et, féroce, y creuse des trous
      Qu’elle recreuse.

Sans cesse elle revient au deuil
Comme un flot revient à l’écueil ;
Elle grossit en un clin d’œil
      Ce qui nous froisse ;
Tout le jour elle nous a nui,
Et l’implacable dans la nuit
Nous tricote encor de l’ennui
      Et de l’angoisse.

Elle glace nos jeux, nos arts
Qui lazzaronaient en lézards,
Nous prédit les mauvais hasards
      Des occurrences ;
Et dans la nocturne vapeur
Elle nous invente la Peur
Avec l’éveil ou la stupeur
      Des apparences.

Ce comptable sec et retors
Additionne tous nos torts
Et fige dans ses coffres-forts
      Toutes nos larmes ;
C’est le maniaque secret
Qui jamais las, jamais distrait,
Tourne la meule du regret
      Et des alarmes.

Nous croyons noyer dans le vin
Ce monstre infernal ou divin
Pour qui notre moelle est en vain
      Redépensée ;
Le Ciel serait si consolant,
Le corps si pur, l’amour si blanc
Et le cercueil si peu troublant
      Sans la pensée !

Mais buvons sans trêve ! Agissons !
Lutte inutile ! nous pensons :
Notre chair a tous les frissons
      De la contrainte,
Et malgré notre acharnement
Pour exister physiquement,
Nous retombons dans le tourment
      De cette étreinte.

Que l’on veuille croire ou douter,
Elle arrive à nous dérouter,
Et, si parfois, pour nous tenter,
      Elle aventure
Un Parce que contre un Pourquoi,
Bien vite elle oppose à la Foi
Le scepticisme qui rit froid
      Et qui rature.

Sous le chagrin qu’elle épaissit,
L’enthousiasme se rancit ;
Elle supprime ou raccourcit
      La confidence,
Et dans le danger, qu’elle accroît,
Nous fait du courage un adroit
Qui suppute, esquive et ne croit
      Qu’à la prudence.

La Justice et la Vérité
Qui nous mènent à la clarté,
Elle les jette de côté,
      Et l’on s’embarque
Pour le noir et pour l’incertain
Devant ce douanier hautain
Qui ne laisse passer l’instinct
      Qu’avec sa marque.

Elle a le conseil si tortu,
Si captieux et si pointu
Qu’elle suggère à la Vertu
      Le goût du crime ;
Et pas un homme n’est vainqueur
De ce terrible épilogueur,
Espèce de crapaud du cœur
      Qui nous opprime.

Elle use par l’obsession,
Par la mystification,
Par le fiel et la succion
      De sa censure
Le labeur qu’elle a suscité,
Et fournit à l’oisiveté
La vénéneuse activité
      De la luxure.

Et quand par elle on est à bout,
Si terminé, si mort à tout,
Qu’on n’a pas même le dégoût
      De la souffrance,
Un drap noir croule sur nos jours,
Un drap lourd entre les plus lourds,
Sans croix ni larmes de velours :
      L’Indifférence !

Puis elle atteint son but fatal ;
Après un voyage final,
Elle nous prend au fond du Mal
      Et nous oublie
Par delà l’horrible cloison
Qui limite notre horizon :
Et c’est la mort de la Raison
      Dans la Folie.


L’Imperdable

Égarer ton hideux toi-même,
C’est le rêve que tu poursuis.
Mais dans quels tournants, dans quel puits,
Par quel tortueux stratagème ?

Pas d’abnégation suprême
Qui puisse ôter l’homme de lui.
Tu creuseras l’amour d’autrui
Sans trouver la clef du problème.

La Mort ? mais si ton âme blême
Y repasse toutes ses nuits ?
Clos tes poisons dans leurs étuis :

Tu pourrais retomber quand même
Au fond d’éternels aujourd’huis
Devant ton éternel toi-même.


Les Projets

Qu’on soit instable ou sédentaire
On tisse des projets beaucoup ;
On les déchire, on les recoud,
C’est la manie héréditaire.
Mais la Dame au rire dentaire,
La Mort, arrive tout à coup,
Nous met un hoquet dans le cou
Et nous emporte dans la terre.
Quelques tic tac dans une artère,
Un peu d’os et de caoutchouc,
Un souffle bref qu’un rien dissout
Et que l’âge rend délétère,
Hélas ! voilà l’homme, et c’est tout :
Pauvre machine qui s’altère
Et s’en va du je ne sais où
Au je ne sais quand du mystère.
L’avenir dépend d’en dessous :
Le trépas a pour tributaire
Ce vague et vétilleux notaire
Qui rédige nos songes fous
Sans garantir son ministère.
C’est pourquoi comme des hiboux
Muets et figés dans leurs trous
Au creux d’un humble monastère,
Tous nos projets devraient se taire
Et s’immobiliser en nous
Au fond de l’âme solitaire.


Les Magiciens

Bergère noire de l’étrange
Qui mène son vague troupeau
Par les chemins creux du tombeau
En filant à la terre un lange
Couleur de crime et de corbeau,
La Grande Nuit par qui tout change
Rend l’amour fantastique et beau,
Car elle entre dans cette fange
Comme le vent dans un drapeau ;
Elle s’y donne, s’y mélange,
Et le mystère, son suppôt,
Sous les ténèbres de la peau
Fait éclore le mauvais ange...
Mais brusquement le jour se venge
Et l’Amour redevient crapaud.


Sagesse du fou

Les sensés sont fous, mais voilà,
Ils ont l’accès par-ci, par-là,
Et ne rient pas comme cela :
     Ha ! Ha ! Ha ! Ha !

Forcément leur rire est triché
Avec un cœur si mal bouché
À la vertu comme au péché...
     Hé ! Hé ! Hé ! Hé !

Chacun toujours traître ou trahi
Est retenté, réenvahi
Par son vieux lui-même haï,
     Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

Quant à moi, je vis en crapaud,
Dans l’ignorance de ma peau,
Crâne vide sous mon chapeau,
     Ho ! Ho ! Ho ! Ho !

Et souhaitant que l’inconnu
Me soit le connu continu,
Je ris mon rire saugrenu :
     Hu ! Hu ! Hu ! Hu !


Les Morts-vivants

Heureux qui vit sans se connaître
Indéfiniment établi
Dans la paix de son propre oubli,
À la surface de son être !

Car les clairvoyants du destin 
Vivent la mort lente et soufferte, 
Sentant partout la tombe ouverte 
Au bord de leur pas incertain.

Ils ont usé la patience 
Comme ils ont épuisé l’orgueil ;
Toute leur âme est un cercueil 
Où se débat la conscience.

Leur existence n’est, au fond,
Qu’une spectrale survivance 
Où se confesse par avance 
L’inanité de ce qu’ils font.

Le doute dans sa foi d’artiste, 
De penseur et de citoyen, 
Hélas ! ils n’ont plus le moyen 
D’échapper à ce mal si triste !

Épaves de l’humanité, 
Cœurs vides, naufragés suprêmes, 
Ils traînent le dégoût d’eux-mêmes 
À travers la fatalité.

Hors des mirages, des mensonges, 
Des espérances, des projets,
Ils sentent qu’ils sont des objets 
Fantomatisés par des songes.

D’où leur viendrait-il un secours, 
Puisque leur volonté s’achève 
En constatant la fin du rêve 
À chaque degré de son cours ?

Comme un fruit doué de pensée 
Qui guetterait obstinément 
Le graduel enfoncement 
De la vermineuse percée,

Chacun d’eux, exact à nourrir 
Sa funéraire inquiétude,
Espionne sa décrépitude,
Se regarde et s’entend mourir.

L’idée horrible qui les hante 
Poursuit leur fièvre et leur torpeur ! 
Ils se reposent dans la peur, 
Ils agissent dans l’épouvante.

De tous les néants du passé 
Leur avenir grouille et s’encombre, 
Et leur Aujourd’hui n’est que l’ombre 
De leur lendemain trépassé.

Si bien que la Mort qui les frôle 
Assiste même à leur présent 
Et que son œil stérilisant 
Y lit par-dessus leur épaule.


Le Néant

Qu’en dites-vous à la surface 
Et qu’en pensez-vous dans le fond, 
Du mirage humain qui s’efface 
Et du néant qui vous confond 
Par votre propre face-à-face ?

Avec une lenteur vivace 
Le sang pâlit, la moelle fond 
Et la vanité se crevasse,
         Qu’en dites-vous ?

La vie, enterreuse rapace,
Vous aspire comme un siphon ; 
Elle vous vide au plus profond, 
Et vous laisse une carapace 
Que le Temps souffle dans l’espace...
         Qu’en dites-vous ?


Le Soliloque

Le soliloque ne ment pas
Quand il nous dénonce à nous-mêmes
Le néant de nos stratagèmes
Et notre frayeur du trépas.

À travers nos piteux combats
Et nos infortunés blasphèmes,
Le soliloque ne ment pas
Quand il nous dénonce à nous-mêmes.

Oh ! lorsque la nuit pas à pas 
Nous suit dans les campagnes blêmes
Où les formes sont des problèmes 
Et qui se lamentent très bas... 
Le soliloque ne ment pas !


La Virginité

La virginité nous attire,
Mais son mystère nous confond, 
Car il demeure aussi profond 
Dans la souillure et le martyre.

Les syllabes qu’on lui soutire 
Sont des gouffres à double fond. 
La virginité nous attire,
Mais son mystère nous confond.

Et masque ambigu qui retire 
L’aveu que ses rougeurs nous font, 
Monstre glacé qui nous morfond 
Et le cauchemar blanc du Satyre, 
La virginité nous attire.


Le Blafard

Quand on nous dit : « Vous êtes pâle ! » 
Aussitôt un trouble nous vient,
Et nos traits perdant tout maintien 
Foncent encor leurs tons d’opale,

N’aurait-on pas le cœur plus mâle 
Si l’on ne se reprochait rien ?
Quand on nous dit : « Vous êtes pâle ! » 
Aussitôt un trouble nous vient.

Car c’est le vice qui nous hâle. 
Nous ne le savons que trop bien : 
De là l’angoisse qui nous tient,
Nous sentons plus près notre râle 
Quand on nous dit : « Vous êtes pâle. »


L’Épée de Damoclès

Tel raffiné pervers qui joue à l’assassin 
Domine sa cervelle et gouverne sa fibre 
Jusqu’à pouvoir pencher, en gardant l’équilibre,
Son vertige savant sur un mauvais dessein.

Mais il se peut qu’au fond d’un cauchemar de crime
Qui le réveillera livide sur son drap,
Il se voit opérant un projet scélérat
Et consommant sa chute au plus creux de l’abîme.

Dès lors, sa conscience aura peur de sa main. 
Innocent aujourd’hui, le sera-t-il demain ? 
Si ce qu’il a pensé s’incarnait dans un acte ?

Et toujours son destin surgira plus fatal,
Son doute plus visqueux, sa crainte plus compacte :
— Horrible châtiment d’avoir couvé le mal !

La Nature [1892]


Glas du soir

Des glas ont suivi l’Angélus :
Des jours humains sont révolus !
Sous les cieux voilés d’une taie,
Le soleil bas rougit la haie
Et les marécages velus ;
Vers la grande châtaigneraie
Aux patriarches vermoulus,
Tout l’horizon n’est qu’une plaie.
Avec des flux et des reflux,
Le vent traîne par la saulaie
Les gémissements superflus
              Des glas.

Voici dormir, sillons, futaie,
Étangs, rocs, buissons chevelus,
L’homme seul frémit et s’effraie
Dans ces ravins, sur ces talus
Où se mêle au cri de l’orfraie
Le monotone jamais plus
              Des glas !

Les Apparitions [1896]


Les Pendants

Conseillé par le vin perfide
L’homme en reboit un dernier coup,
Puis, se passant la corde au cou,
Tire la langue dans le vide.

Il froidit là, sous la solive,
Quand, parallèlement arrive,
Acrobate mince et subtil,
L’araignée au bout de son fil.

Alors, devant l’énorme masse
Qui flotte lourde et qui grimace,
Elle dit, bénissant son sort,

Narquoise en sa philosophie :
« C’est pourtant vrai que c’est la Mort
Qui fait le pendant de la Vie ! »


Les Deux Scarabées

C’était exactement à cette heure sorcière
Où les parfums des champs rouvrent leur encensoir,
Quand l’espace alangui baigne son nonchaloir
Dans la solennité rouge de la lumière.

Le soleil allumant les bruines d’été
Que les feuillages lourds buvaient comme une éponge
Faisait en ce moment le paradis du songe
De l’humble jardinet si plein d’intimité.

C’est alors qu’un rosier m’offrit l’enchantement
              De petites bêtes robées
              D’émeraude et de diamant :
              Je pus assister longuement
              Aux amours de deux scarabées.

Ils semblaient, se joignant avec un air humain,
              Dans la torpeur de la caresse
Couver en eux sur leur couchette de carmin
              Tout l’infini de la tendresse.

Et je rêvai d’amants défunts dont les baisers
Se recontinuaient en leur métempsychose,
Devant ces deux petits insectes enlacés
Qui s’adoraient ainsi dans le cœur d’une rose.

In La Plume [1899]


Pluie dans un ravin

L’ombre gagne ; les casse-cous
Dérobent leur abord perfide ;
Tout le ciel pleure dans les trous.

Là-bas, quelqu’un en manteau roux
Tire un cheval blanc par la bride ;
Au ravin du lierre et du houx.

Un Angélus funèbre et doux
Y jette sa plainte languide ;
Tout le ciel pleure dans les trous.

Les Bêtes [1911]


La Vache blanche

Le petit berger, haut comme un manche de hache,
S’obstine à taquiner la bonne mère vache
Qui supporte l’enfant, comme sans s’en douter,
Et machinalement continue à brouter,

Il joue avec sa corne, à son fanon s’attache,
Ébouriffe ses crins, les tire, les arrache,
Se cramponne à sa queue et se fait traînoter...
Elle ne songe pas à s’impatienter.

Quand le marmot à soif du breuvage qui mousse,
Sous le bedon frôlé par sa tignasse rousse,
De sa main frêle il prend le tétin violet,

Le pressant vers sa bouche avide qui s’y penche,
Et maternellement, pour mieux donner son lait,
Rumine sans bouger la bonne vache blanche.

[Provenance inconnue]


Les Oubliettes

Dans les oubliettes de l’âme
Nous jetons le meilleur de nous
Qui languit lentement dissous
Par une moisissure infâme.

Pour le vice qui nous enflamme
Et pour le gain qui nous rend fous,
Dans les oubliettes de l’âme
Nous jetons le meilleur de nous.

Comme personne ne nous blâme,
Parfois, nous nous croyons absous,
Mais un cri nous vient d’en dessous :
C’est la conscience qui clame
Dans les oubliettes de l’âme.


Au Crépuscule

Le soir, couleur cendre et corbeau,
Verse au ravin qui s’extasie
Sa solennelle poésie
Et son fantastique si beau.

Soudain sur l’eau morte et moisie
S’allume, comme un grand flambeau
Qui se lève sur un tombeau,
La lutte énorme et cramoisie.

Et, tandis que dans l’air sanglant,
Tout sort de l’ombre : moulin blanc,
Pont jauni, verte chènevrière,

On voit entre les nénuphars
Moitié rouges, moitié blafards,
Flotter l’âme de la rivière.

Maurice Rollinat

Poèmes variés

Table ++××
in Dixains Réalistes [187?] +×
Dans les brandes [1877] +×
L’Abîme [1886] +×
La Nature [1892] +×
Les Apparitions [1896] +×
In La Plume [1899] +×
Les Bêtes [1911] +×
[Provenance inconnue] +×