1.
à présent j’ai la nostalgie de ces terres lointaines
je me mets au lit je ferme les yeux pour en rêver
mais qu’est-ce que j’étais jeté à ces foules grouillantes ?
on ne me voyait pas j’avais fondu au milieu d’eux
les gens pourtant me demandaient pourquoi j’allais tout seul
(l’Indien n’a cure de mettre à la gêne il veut savoir)
je répondais que c’était pour avoir à leur parler
sur quoi ils prenaient l’air de ne pas tout à fait comprendre
la nuit en train un garçon m’a couvert de son manteau
voyant que j’avais froid il m’a parlé de la façon
dont son aïeul lui expliquait le sens de l’existence
et qu’il faut tous les soirs se rendre devant sa conscience
tous les soirs voir si l’on ne peut améliorer sa vie
pendant qu’il me parlait je me chauffais contre son corps
dans les cahots du train j’avais moins froid mais à la fin
j’en eus assez de son sermon de sentencieux curé
et me pris à marcher à fumer plusieurs cigarettes
puis remonter m’étendre seul sur ma froide couchette
2.
c’était en rentrant d’Amritsar oui je souffrais du froid
je n’avais rien pris avec moi contre le vent nocturne
et grelottais dans leurs poussiéreux très longs trains de fer
qui la nuit fendent le pays avec des cris d’enfer
seul éveillé parmi les Indiens ronflant et pettant
je regardais la pénéplaine filer sous la lune
les mornes champs serrés dans les murets d’irrigation
villages écrasés de travaux et fornications
et puis c’étaient des gares avec les vendeurs ambulants
versant le thé bouillant dans de minces tasses de terre
qu’on jette et qui font croc en s’écrasant sur le ballast
vendeurs aussi de beignets végétaux de crêpes sèches
Bon Dieu ! que le ciel est immense sur l’immensité
de ces longues distances l’on se demande pourquoi
les Indiens sont si obstinés à courir d’une ville
à l’autre et traverser la nuit les plaines désolées
enfants vieillards familles adolescents où courez-vous ?
pourquoi souffrir la nuit dans ces trains fracassants et fous ?
3.
et avec eux je traversais la terre alluvionnaire
et sans savoir mieux qu’eux pourquoi la nuit j’étais couché
comme eux sur ces tremblants plateaux qu’ils appellent « couchettes »
où l’on sent tous ses os être moulus de mille coups
aux premières lueurs les dormeurs sortent du couchage
s’agitent se secouent se lavent s’habillent comme ils peuvent
dans le train de Bénarès à Bombay j’ai pris deux fois
ma douche en de poisseux waters où tout est prévu pour
les jeunes gens qui sont soigneux de leur présentation
enfilent fines lingeries très ajustés panta-
lons et vestons arrangent leurs cheveux brillants et noirs
se graissent le visage avec de l’huile parfumée
dans les dortoirs des gares des messieurs d’âge posé
accroupis sur leur lit font leur prière avant de com-
mander du thé on les entend cracher dans les toilettes
petter chier et revenir l’air digne et compassé
en mainte gare on peut dormir se laver et manger
et même être un peu compissé par les vaches sacrées
4.
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