Robert DesnosLes Hommes sur la terre

 
   

Nous étions quatre autour d’une table
Buvant du vin rouge et chantant
Quand nous en avions envie.
 
Une giroflée flétrie dans un jardin à l’abandon
Le souvenir d’une robe au détour d’une allée
Une persienne battant la façade.
 
Le premier dit : « Le monde est vaste et le vin est bon
Vaste est mon cœur et bon mon sang
Pourquoi mes mains et mon cœur sont-ils vides ? »
 
Un soir d’été le chant des rameurs sur une rivière
Le reflet des grands peupliers
Et la sirène d’un remorqueur demandant l’écluse.
 
Le second dit : « J’ai rencontré une fontaine
L’eau était fraîche et parfumée
Je ne sais plus où elle est et tous quatre nous mourrons ».
 
Que les ruisseaux sont beaux dans les villes
Par un matin d’avril
Quand ils charrient des arcs-en-ciel.
 
Le troisième dit : « Nous sommes nés depuis peu
Et déjà nous avons pas mal de souvenirs
Mais je veux les oublier. »
 
Un escalier plein d’ombre
Une porte mal fermée
Une femme surprise nue.
 
Le quatrième dit : « Quels souvenirs ?
Cet instant est un bivouac
Ô mes amis nous allons nous séparer. »
 
La nuit tombe sur un carrefour
La première lumière dans la campagne
L’odeur des herbes qui brûlent.
 
Nous nous quittâmes tous les quatre
Lequel étais-je et qu’ai-je dit ?
C’était un jour du temps passé.
 
La croupe luisante d’un cheval
Le cri d’un oiseau dans la nuit
Le clapotis des fleuves sous les ponts.
 
L’un des quatre est mort
Deux autres ne valent guère mieux
Mais je suis bien vivant et je crois que c’est pour longtemps.
 
Les collines couvertes de thym
La vieille cour moussue
L’ancienne rue qui conduisait aux forêts.
 
Ô vie, ô hommes, amitiés renaissantes
Et tout le sang du monde circulant dans des veines
Dans des veines différentes mais des veines d’hommes, d’hommes sur la terre.

 

© Gallimard