J’ai bien du mérite à rester chez mon père,
qui fait tout pour me contrarier.
Je ne dors même plus dans le coffre à linge,
on ne me concède que le cellier rempli de tessons.
Encore pendant la nuit mon père m’ajuste-t-il à chaque pied
ses deux grandes pinces qui me tiennent éveillé jusqu’au matin.
Je ne puis crier, sans cela ce sont les sangsues
qui rayonnent autour de mon front comme une couronne.
Il laisse aussi passer de petits nuages
par une sorte de tuyau à la hauteur de mon nez,
qui font apparaître des lions, des mandragores
ou des porcs-épics (pas toujours).
Je suis envahi. Ma mère qui souffre en silence pour moi
passe à travers les pièces en glissant,
la tête cachée sous un voile noir.
Le dimanche, c’est la corvée d’angoisse,
c’est dire si j’appréhende la fin de la semaine.
Il me mène au bord d’un gouffre, cent à cent cinquante mètres
(nous sommes dans un pays de faible relief),
attaché par un cordon assez mince
pour me causer des frayeurs inouïes à chaque geste que je fais,
assez solide pour me retenir au vieil arbre pourri qui craque lentement.
J’attends la fin du jour. C’est ce qu’il appelle me distraire.
Qu’une fête tombe un lundi ou qu’on fasse le pont dans les services de l’État,
je subis trois à quatre jours de pendaison au-dessus du vide.
Il sait aussi se transformer pour me surprendre.
Une araignée sur mon bureau lorsque j’écris, c’est mon père.
Parfois aussi la concierge qui monte le courrier en courbant le dos.
Ou un arbre avec des nœuds, menaçants globes oculaires,
qui ne cessent de tourner quand je les fuis.
La forme la plus favorable pour mon salut, l’araignée par exemple,
que je fasse mine de l’écraser, ma main demeure suspendue,
mais il n’oublie pas sa vengeance et la nuit je dors le nez dans un étau.
À ses rares bons moments, nous jouons avec les plumes.
Mais il ne tarde pas à se fâcher
et ce sont des poignées entières que j’avale,
qui m’étouffent à en mourir.
Si je reste, c’est pour ma mère.