Luc DurtainUn port

 
   

Qu’est-ce qu’on pourrait dire pour marquer
À vif la vraie peau de la mémoire ?
 
Des mâts, des mâts, des mâts, des mâts
Et puis cordages, cordages, cordages.
Ça paraît naïf, mais c’est ça.
 
Les mâts sortent du tas des maisons :
Façades, clochers, toits et façades.
Les mâts sortent du tas des bonbonnes
(Vertes et rondes, acide sulfurique).
Il m’en sort des épaules, des joues.
Ça pousse partout, l’herbe à navires.
 
Maintenant, les cordages : réseaux
Dessinés, agrès et échelles.
C’est dans l’air, ça se répète sur l’eau ;
Ceux de l’air, c’est fin, ça se balance,
Ceux de l’eau, ça bouge en plaques molles.
 
Puis tout a goût de fer : grues, treuils, coques
Énormes rayonnant des cheminées,
Des tôles, des barres, des ronds, des angles.
Ça se pousse, ça se débrouille, ça se pénètre.
Toutes les choses se crachent dans la bouche.
 
Si tu vises les quais, tête à trous,
Il t’en tombe, des trucs, dans tes âmes :
Des monts de charbon, des pays de brique,
Des sacs qui croulent, des oranges neuves,
Des fumées, des cris, des bagarres.
 
Car, surtout, y a de l’homme. Groupe et grappe,
De la foule, de la file, du seul, et même
Au creux de tout ce qui flotte ou se pose,
Plein les navires, les bars, les docks.
Vrai, ça teinte tout. Yeux bleus, ces flaques bleues ?
Les odeurs sont anglaises ou turques ?
Tout le jaune est chinois, l’ombre est nègre.
 
Qu’on massacre ailleurs, qu’on enterre,
Par ici comme y a de l’homme, bon dieu !
Comme y a de l’homme par le monde, comme y a de l’homme !