Bernard DimeyLe Bestiaire de Paris (extraits)

 
   

Le barbu reviendra... j’entends encore son orgue,
Il reviendra vers nous quand il aura tout vu,
Il est allé cueillir les herbes de la sorgue,
La fleur des terrains vagues qui n’existent plus.
 
Les nuits blanches à Paris ont des couleurs atroces,
Ou de zinc ou de sang ou la couleur des yeux ;
Les yeux jamais fermés des forçats de la noce
Qui bâfrent au hasard le Diable ou le Bon Dieu.
 
[...]
 
À l’entrée du métro, dès qu’on ferme les grilles,
D’étranges mendigots, sortis nul ne sait d’où,
Rappliquent aussitôt et ronflent en famille...
Ce soir, tout va très bien, le fond de l’air est doux.
 
[...]
 
Les frères de la nuit n’ont pas figure humaine,
Ils ont les yeux si grands qu’ils en voient beaucoup trop,
Le diable sait peut-être où tout cela nous mène,
Il ricane à travers les vitres des bistrots.
 
La femme de Léon est morte un beau dimanche
Sous le pont Saint-Michel, elle s’est trouvée mal...
La camarde est venue la tirer par la manche,
La tête enveloppée dans un papier journal.
 
Il faut bien ramasser les cadavres qui traînent,
Plus de dents, plus aucun papier d’identité,
C’en est plein tout l’hiver sur les bords de la Seine...
Qui vit mal meurt toujours avec facilité.
 
Les femmes d’assassins vont prier à Charonne
Pour le repos de ceux qu’on a décapités ;
À quatre heures du matin la gauloise était bonne,
C’est du moins ce qu’a dit la sœur de charité.
 
[...]
 
Églises de Paris où vont pleurer les veuves
Afin que cinquante ans de péchés soient remis ;
Cathédrale debout retournée dans le fleuve,
Tant pis si le bon Dieu n’est plus de nos amis.
 
L’encre d’après-minuit se répand dans les rues
Au carnaval brûlé des amants interdits,
La voix des gens de bien pour un moment s’est tue,
Les autres, par hasard, se sont déjà tout dit.
 
Combien faut-il de temps, la nuit, pour tout se dire ?
À voix basse, très vite, et sans se regarder...
Laissant s’entrelacer les algues du délire,
Les secrets sont cruels..., aucun n’est à garder.
 
[...]
 
Paris s’est installé autour de Notre-Dame
Et s’est laissé grandir comme un péché mortel.
Vieux cœur phosphorescent où se brûlent les âmes
Des pèlerins massés ici comme un cheptel.
 
Vieux Gaulois transformé en Parisien de souche,
Sans moustache, sans rien, à peine les yeux bleus,
Clodos du Point du Jour qui pêchent à la mouche
Et qui ne prennent rien pour être plus heureux.
 
[...]
 
Lorsque Paris sera réduit à quelques cendres,
À quelques mots gravés sur des plâtres noircis,
Jusqu’au portail d’enfer oserons-nous descendre ?
Nous qui cherchons, ce soir, notre vie par ici...
 
Car ces temps-là viendront, bientôt sans aucun doute...
Lequel aura le temps de s’en apercevoir ?
Églises de Paris, écroulées presque toutes,
Vos ruines nous seront d’effrayants reposoirs.
 
Nous y rechercherons nos tendresses présentes
Ce qui fut, malgré tout, le bonheur d’aujourd’hui,
Et nous y trouverons la dernière épouvante
Qui règnera partout quand nous serons partis.
 
[...]
 
Vieux peuple de Paris, votre ville est trop vieille,
Elle est déjà pourrie, dévorée jusqu’au cœur,
Ce qui semble aujourd’hui peut-être une merveille
Va tout abandonner aux spectres de la peur.
 
Des monstres ruisselants sortiront de la Seine,
Leur échine de fer fera craquer les ponts,
Leurs gueules s’ouvriront, libérant leur haleine,
À ce souffle inconnu les humains tomberont.
 
Les bourgeois bedonnants tendront leurs mains dans l’ombre,
Ils clameront leurs noms mais dans l’obscurité
Ils deviendront bestiaux, écrasés sous le nombre...
Sur eux s’effondreront les murs de la Cité.
 
Bestiaire de Paris, entre l’ange et la bête,
L’homme a toujours du mal à trouver son chemin,
Il chemine au hasard et brusquement s’arrête...
Vers qui pourrait-il bien, ce soir, tendre les mains ?
 
Le barbu reviendra... Vous entendrez son orgue,
Il vous racontera les pays qu’il a vus,
Il chantera pour vous les refrains de la sorgue
Et vous vous souviendrez d’un Paris disparu...

 

© Droits réservés