Sylvain GarneauPalissades

 
   

Les maisons sous les ponts, aux abords de la ville !
Nous en avons suivi des sentiers, pauvre de nous,
Des sentiers sous les ponts. C’était, je crois, en août.
Non. Nous ne croyons pas être si malhabiles.
 
Nous voulions bien savoir ce qui nous arrivait.
À gauche, cette usine énorme, roide, noire.
À droite, une clôture infinie... Et ces gloires
Du matin qui poussaient au milieu du pavé ?
 
Entre chaque fissure, une fleur, une ronce.
Nous longions la clôture en comptant sur nos doigts
Les blessures, les nœuds, médailles du vieux bois.
Ô le sang qui coulait sur les placard-annonce !
 
Les gamins et les chiens nous frôlaient les talons,
À peine s’arrêtant près des bornes-fontaines,
Le temps de renifler, le temps de prendre haleine.
Puis ils nous rattrapaient avant l’autre jalon.
 
Fillettes, c’est pour vous que, sur les palissades,
Les voyous ont gravé ces mots : Toujours, jamais.
Ces croix, pour vous haïr, ces cœurs, pour vous aimer,
Et ces flèches aussi, pour les orgueils malades.
 
Vous trouverez d’ailleurs des messages moqueurs
Qui livrent des secrets, des craintes et des peines.
Et d’autres, attendris, usés par les semaines,
Qu’ont écrits vos parents lorsqu’ils étaient menteurs.
 
Ils font, tous ces gamins, fillettes esseulées,
Les mêmes jeux que vous, au fond des cours à bois.
À l’abri des passants, ils cherchent, croyez-moi,
Ce qui reste d’amour aux forêts dépeuplées.
 
Au restaurant du coin, ils ont vu leurs rivaux,
Ceux qu’on aime de loin ou sur les magazines.
Et c’est pour oublier ces héros misogynes
Qu’ils complotent, le soir, craintifs, dans les caveaux.
 
À midi, on les voit, deux à deux, les fillettes,
Qui tiennent sur leur cœur de pauvres caméras
Et « prennent des portraits » innocents, scélérats,
Devant des magasins ou des motocyclettes.
 
Et le beau policier qui sirote un café
Au restaurant du coin, tout en contant fleurette
À la fille qui, elle, a d’autres amourettes,
En sortant sourira de les voir s’esclaffer.
 
Et, dans quatre ou cinq jours, une vieille anxieuse,
Recevra la photo. — « Ma petite ! Oh ! L’amour ! »
— Cet amour de fillette a de drôles de tours
Dans son sac à main noir. Oui. Petite enjôleuse...
 
— Regarde-moi, petite, et dis-moi : suis-je beau ?
Elles passent... et rien ne saurait les distraire.
— Voyez. Je vous connais. Je vous suis presqu’un frère.
C’est ici qu’est mon cœur. — Et l’on parle... On a beau
 
Leur prouver que l’on sait leurs secrets, rien à faire.
Elles vont leur chemin, égrenant leur mépris
En un rire étouffé, acide. Et qui est pis,
Elles savent répondre aussi bien que se taire.
 
Gamins des cours à bois, vous perdez votre temps.
— Ils le savent d’ailleurs et c’est le petit frère
Qui a gravé ces cœurs, ces cœurs durs comme pierre
Sur le bois mou qui luit pour nos yeux mécontents.
 
« Et le coureur des bois qui retrouve sa belle
Au seuil de la cabane, au couchant, chaque soir,
Sent renaître en son cœur le courage et l’espoir.
Son baiser a le goût des époques nouvelles... »
 
Et dans les cours à bois, les gamins accroupis
Respirent sans parler l’odeur des longues sèves.
Les madriers rugueux, ils les voient qui s’élèvent
En des châteaux dorés où nicher leur dépit.
 
— La ville sous les ponts s’est éteinte à neuf heures.
Sur les ponts, les autos passeront, passeront.
Sous les ponts, les gamins rêveront, rêveront
Aux filles qui s’en vont, deux à deux, et qui pleurent,
 
Aux fillettes d’hier soir qui ce soir ne sont plus
Ce qu’elles ont été, ce qu’elles veulent être
Et sèment sur leurs pas des fleurettes champêtres
En pensant à ces cœurs qu’elles n’ont pas voulus.
 
Nous reviendrons cueillir tous ces bouquets d’œillades
Qui s’envolent au gré de leurs désirs narquois
Et qui s’en vont se perdre au fond des cours à bois
Sans accrocher les cœurs gravés des palissades...