Raoul PonchonOù sont-ils

 
   

À Émile Bergerat (Trubulu)

Qui donc a tout lu,
Mon cher Trubulu ?
Et qui donc peut dire
Même, qu’il sait lire ?
 
Qui veut pour son corps
Le bon pain des forts ?
Et qui, pour son âme,
L’Amour, pure flamme ?
 
Où sont les vaillants,
Et les bataillants
Pour le Vrai, le Juste
Et le Beau robuste ?
 
Où, les gens épris
De l’Art à tout prix,
Et pour qui la Gloire
N’est qu’eau vaine à boire ?
 
Où sont les rétus
Amants de vertus ?
Où sont les modestes
Sans phrases indigestes ?
 
Où sont les heureux
Au cœur généreux ?
 ? leur porte ouverte ?
Quand ? leur main offerte ?
 
Je ne peux les voir,
Et non plus savoir
S’ils sont cent ou mille ?
Et toi, dis, Émile ?
 
Où sont nos Balzacs ?
Dans quel sombre sac ?
Où sont nos Shakespeare ?
Phis va nous le dire.
 
Combien avons-nous
D’Hugos à genoux
Devant Sainte-Lyre,
Dans leur saint délire ?
 
Combien de héros
Pour tant de zéros ?
De docteurs capables
Pour que de coupables ?
 
Pour trop de Loysons
De Didons, d’oisons,
Combien de bons moines
Et de Saint-Antoines ?
 
Dieu ! qu’ils sont subtils ?
Où diable font-ils
Leur prudent commerce ?
À Montmartre ? En Perse ?
 
Comptons-les, veux-tu,
Ces prix de vertu ?
Sont-ils cent-quarante ?
Ou simplement trente ?
 
Cher ami, je crois
Qu’ils ne sont que trois,
Car s’ils étaient quatre
Ils pourraient se battre.
 
Encor, j’en sais deux
Pour le moins douteux...
Ah ! soyons indignes
D’être de tels cygnes !