Maurice Roche 

 

   Tu perdras le sommeil au fur que tu perdras la vue. Tandis que tu pénétreras la nuit, tu pénétreras dans la nuit de plus en plus profonde ; ta mémoire, labile déjà, s’amenuisant à mesure que ­ au sortir d’une longue léthargie ­ tu prendras conscience de ton état.
   (Comment désormais faire le départ du jour et de la nuit ?) 
 
 

   Tu seras là, sur un lit — dans une chambre sans doute. Les yeux écarquillés tu scruteras ce désert sombre —> et l’espace s’élargissant te permettra-t-il d’aller si loin encore que tu ne puisses jamais revenir à toi ? 
 
 

   Mnémopolis que tu pourras hanter sous ton crâne sera une ville seule et obscure. Pas de rues pas de canaux nul labour alentour (ça ? — les circonvolutions de ta cervelle), mais des vestiges auxquels tu tenteras de te raccrocher : ce seront lambeaux de souvenirs (ou hallucinations ?) et débris sonores te parvenant de l’extérieur en quelque sorte et n’évoquant la plupart du temps strictement rien ; autant d’objets ou de fragments que patiemment, et non sans hésitations, tu voudras lier les uns aux autres — leur donner un sens en les raccordant — 

   dans l’espoir peut-être de retrouver cette fissure par où le soleil t’aura pénétré de son ombre et l’oubli se sera insinué infiltré (et depuis quand ?), la veille envahissant ton sommeil, jusqu’à submerger ton esprit ;
   pour, ce trou de mémoire éblouie, t’y faufiler, en quête d’abord d’un nom (quel ?) dont tu épouseras les sinuosités.... afin de faire corps avec la calligraphie
   puis t’assoupir enfin dans ce mot... et dormir — reposer en paix — dormir le plus loin possible. 

   Mais tu ne dormiras pas. 

   T’aidant des coudes et des avant-bras avec peine — sentiras-tu ces craquements à tes articulations, et les entendras-tu comme aussi les grincements du sommier ? — tu te mettras (en t’efforçant de faire pivoter ton buste) sur ton séant ; rejetant les jambes hors des couvertures, tu amorceras en même temps un mouvement rotatif vers la droite, au terme de quoi tu devrais te retrouver assis sur le bord du lit. Mais malgré tes efforts tu n’y parviendras pas. 

   Après une seconde tentative, puis une troisième — ayant légèrement basculé, tu retomberas en arrière
   et resteras à demi allongé, en équilibre sur les coudes, les mains crispées sur le drap, les jambes un peu repliées, haletant... 
 

   Sans faire un geste, ta mâchoire restant calée contre ta poitrine, tu reprendras lentement ton souffle : ta respiration d’abord précipitée se fera régulière. 
 
 
 
 

   Désert, ton regard. Tout un passé inexprimable à présent. Tu attendras, les yeux béants, vides, sur cette absence... (comment savoir si quelqu’un si personne dans cette chambre de plus en plus vaste ? auras-tu peur d’être seul ?) 

   Tu tourneras 

                                       lentement la tête 
 

   à gauche
                           à droite
   avant de laisser aller ta nuque sur l’oreiller humide ; le contact glacé de la taie te fera frissonner. Tu toucheras ton visage, tu le palperas lentement (une présence ça !) ; et cet objet (quel ?) que —  ayant tendu le bras — tu déplaceras sur la tablette à la droite du lit, sans rien changer au paysage nocturne. 

   Tu te pelotonneras... 

                                              ... en chien de fusil (aux aguets !) ... 
 
 
 
 

   Alors cette nuit ouverte, tu l’abandonneras pour une nuit fermée : doucement — tu la rapprocheras de toi, tu baisseras les paupières pour la réduire à une petite nuit qui t’appartienne (où tu te réfugieras espérant retrouver la mémoire de
   , et la trace d’un songe qui vînt troubler l’ombre sans fin...). Les yeux clos, tu t’obstineras à resserrer l’obscurité ; de toutes tes forces, ton front dans tes mains les paumes appliquées en ventouses sur tes orbites... 

   ...provoquer une lueur entoptique, quelque déchirure : point de fuite dans la ténèbre. Tout ton être concentré, ramassé dans ce geste, tu comprimeras tes yeux et ainsi On se réveille