Edmond-Henri Crisinel 

 
   

   À la fenêtre, je sais qu’il y a des roses, des roses rouges d’arrière-automne, les plus hautes du rosier grimpant. Je n’ose les regarder, elles sont d’un autre monde, celui qui s’arrête au bord de ma fenêtre. Je me souviens d’avoir aimé les roses ; ce souvenir m’est odieux. Ne pas pouvoir oublier, voilà ce qui me dévore, et ces roses ne sont là, fleurs avancées du monde aux portes de l’enfer, que pour aviver le feu du souvenir ! Au-dessus des roses, je vois des arbres et des maisons, des arbres et des maisons quelconques ; là-bas, la vie continue ; des femmes se penchent à la fenêtre, des enfants crient dans une cour, un tram démarre, une cloche sonne les heures ; ici, le temps s’est arrêté. Le tintement de l’horloge, au-dessous de ma chambre, n’est plus qu’un son bizarre, hallucinant, dont j’écoute les vibrations, dans mes nuits d’insomnie ; le sommeil, lui aussi, s’est arrêté. Il n’y a plus de temps ni de sommeil : rien qu’une effrayante mémoire. Petites dents d’une scie aigüe, les vibrations de l’horloge me font mal au cerveau. Je voudrais pouvoir les saisir au vol, comme on fait des mouches irritantes, et les réduire au silence. Par-dessus les arbres, il y a le ciel, visible par petits carrés, entre les barreaux de ma fenêtre, toujours hermétiquement close. 

   La maison dort, mais non ceux qui l’habitent. Un long cri, soudain, rompt le silence, secouant les chiens de garde, sévères molosses. D’autres chiens, au loin, leur répondent. Un pas sourd fait craquer le bois de l’escalier, une porte s’ouvre, se referme. À côté de ma chambre, une femme se traîne, en poussant des soupirs qui montent d’un abîme. Elle s’assied. Avec effroi, j’épie un bruit sec et saccadé, frottement d’un faible doigt sur la table. On dirait que cette femme s’épuise à effacer une tache, une petite tache imaginaire, qui lui ôte le repos. Je crois voir cette femme dormant, les yeux ouverts. Chaque nuit, la scène se répète, invariablement la même. « Arrête ! » lui criai-je enfin. « Par pitié, ne me tourmente pas ainsi, ou demain, le jour se lèvera sur un homme mort, mystérieusement frappé, sans blessure apparente ! » Il n’y a pas eu de réponse. La maison dort, mais ceux qui l’habitent continuent le jeu, mus par la force qui gît dans les ténèbres, devant d’impassibles témoins. 

   [...]

 

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