David ScheinertCalendrier de la chance

 

   À trente-sept ans, j’ai une belle maison avec des fauteuils qui endorment, des cactus qui réveillent et un chien sur le tapis, à trente-sept ans j’ai une belle maison. 

   Un monsieur qui a des relations dans le ciel m’a souri : le travail, voyez-vous, est toujours récompensé chez nous, un bon monsieur m’a souri. 

   Au bon monsieur j’ai dit : en 24, ma mère repasse des rubans, mon père les vend et moi je suis jaloux du vent, ma mère repasse des rubans. 

   En 35, entourés de rayons, lèvres pincées et cœur lourd, ils se dessèchent à gagner des sous pour moi qui tiens un diplôme plein de fruits, pour le Reich qui tourne ses canons vers notre pays, ils se dessèchent à gagner des sous. 

   En 38, mon père a un magasin, ma mère un ulcère, moi une bibliothèque et Hitler, la peau des Tchèques, Hitler a la peau des Tchèques. 

   En 41, mes parents mettent les rubans dans des caisses, car ils disent en tremblant : les Boches s’en iront au printemps, ils mettent les rubans dans des caisses. 

   En 44, les Boches s’en vont, laissant un portrait troué, un piano muet, les Boches s’en vont avec mes parents. 

   En 45, avec leur mort, j’achète une maison et vends les caisses pour faire des chansons, et les gens sourient : ça n’a pas de prix, en 45, j’achète une maison. 

   En 50, tout est mangé, je cherche du travail, poètes, repassez, il n’y a rien pour vous, sinon la liberté, en 50, tout est mangé. 

   Voilà pourquoi, mon bon monsieur, à trente-sept ans, j’ai une belle maison avec des fauteuils qui endorment, des cactus qui réveillent, un chien sur le tapis, et dans les tiroirs des dettes et des chansons, car le travail, voyez-vous, est toujours apprécié chez nous, voilà pourquoi j’ai une belle maison.

 

© Seghers