Alain ChartierLa Belle Dame sans mercy (début)

 
   

Naguère, chevauchant, pensaie
Comme homme triste et douloureux,
Au deuil où il faut que je soie
Le plus dolent des amoureux,
Puisque, par son dard rigoureux,
La mort me tollit ma maîtresse
Et me laissa seul, langoureux
En la conduite de Tristesse.
 
Si disais : « Il faut que je cesse
De dicter et de rimoyer,
Et que j’abandonne et délaisse
Le rire pour le larmoyer.
Là me faut le temps employer,
Car plus n’ai sentiment ni aise,
Soit d’écrire, soit d’envoyer
Chose qu’à moi ni autre plaise.
 
« Qui voudrait mon vouloir contraindre
À joyeuses choses écrire,
Ma plume n’y saurait atteindre,
Non ferait ma langue à les dire.
Je n’ai bouche qui puisse rire
Que les yeux ne la démentissent,
Car le cœur l’envoirait dédire
Par les larmes qui des yeux issent.
 
« Je laisse aux amoureux malades
Qui ont espoir d’allègement
Faire chansons, dits et ballades,
Chacun à son entendement,
Car ma dame en son testament
Prit à la mort, Dieu en ait l’âme,
Et emporta mon sentiment
Qui gît o elle sous la lame.
 
« Désormais est temps de moi taire,
Car de dire suis-je lassé.
Je veux laisser aux autres faire :
Leur temps est ; le mien est passé.
Fortune a le forcier cassé
Où j’épargnaie ma richesse
Et le bien que j’ai amassé
Au meilleur temps de ma jeunesse.
 
« Amour a gouverné mon sens :
Si faute y a, Dieu me pardonne ;
Si j’ai bien fait, plus ne m’en sens,
Cela ne me toult ni me donne,
Car au trépas de la très-bonne
Tout mon bienfait se trépassa.
La mort m’assit illec la borne
Qu’oncques plus mon cœur ne passa. »
 
En ce penser et en ce soin
Chevauchai toute matinée,
Tant que je ne fus guère loin
Du lieu où était la dînée ;
Et quand j’eus ma voie finée
Et que je cuidai héberger,
J’ouïs par droite destinée
Les ménétriers en un verger.
 
Si me retrahis volontiers
En un lieu tout coi et privé,
Mais quand mes bons amis entiers
Surent que je fus arrivé,
Ils vinrent. Tant ont étrivé,
Moitié force, moitié requête,
Que je n’ai oncques esquivé
Qu’ils ne me mènent à la fête.
 
À l’entrer fus bien recueilli
Des dames et des demoiselles,
Et de celles bien accueilli
Qui toutes sont bonnes et belles ;
Et de la courtoisie d’elles
Me tinrent illec tout ce jour
En plaisant paroles nouvelles
Et en très-gracieux séjour.
 
Dîner fut prêt et tables mises.
Les dames à table s’assirent
Et quand elles furent assises,
Les plus gracieux les servirent.
Tels y eut qui à ce jour virent
En la compagnie liens
Leurs juges, dont semblant ne firent,
Qui les tiennent en leurs liens.
 
Un entre les autres y vis,
Qui souvent allait et venait,
Et pensait comme homme ravi
Et guère de bruit ne menait.
Son semblant fort contretenait ;
Mais Désir passait la raison,
Qui souvent son regard menait
Tel fois qu’il n’était pas saison.
 
De faire chère s’efforçait
Et menait une joie feinte,
Et à chanter son cœur forçait
Non pas pour plaisir mais pour crainte,
Car toujours un relais de plainte
S’enlaçait au son de sa voix ;
Et revenait à son atteinte
Comme l’oisel au chant du bois.
 
Des autres y eut pleine salle,
Mais celui trop bien me semblait
Ennuyé, maigre, blême et pâle,
Et la parole lui tremblait.
Guères aux autres n’assemblait ;
Le noir portait et sans devise,
Et trop bien homme ressemblait
Qui n’a pas son cœur en franchise.
 
De toutes festoyer feignait,
Bien le fit et bien lui seyait ;
Mais à la fois le contraignait
Amour qui son cœur hardoyait
Pour sa maîtresse qu’il voyait,
Que je choisis lors clairement
À son regard qu’il assoyait
Sur elle si piteusement.
 
Assez sa face détournait
Pour regarder en autres lieux,
Mais au travers l’œil retournait
Au lieu qui lui plaisait le mieux.
J’aperçus le trait de ses yeux,
Tout empenné d’humbles requêtes ;
Si dis à part moi : « Si m’aid’ Dieux,
Autel fûmes comme vous êtes ».
 
À la fois à part se tirait
Pour raffermir sa contenance,
Et très-tendrement soupirait
Par douloureuse souvenance.
Puis reprenait son ordonnance
Et venait pour servir les mets,
Mais à bien juger sa semblance,
C’était un piteux entremets.
 
Après dîner on s’avança
De danser, chacun et chacune,
Et le triste amoureux dansa
Adès o l’autre, adès o l’une.
À toutes fit chère commune,
O chacune à son tour allait ;
Mais toujours retournait à une
Dont sur toutes plus lui chalait.
 
[...]

 

   

Nagaires chevauchant pensoye
Com home triste et doloreux
Au dueil ou il faut que je soye
Le plus dolent des amoureux
Puis que par son dart rigoreux
La mort me tolly ma maistresse
Et me laissa seul langoreux
En la conduite de Tristesse
 
Si disoye il fault que je cesse
De dicter et de rimoyer
Et que j’abandonne et delaisse
Le rire pour le lermoyer
La me faut le temps employer
Car plus n’ay sentiment ne aise
Soit d’escrire soit d envoyer
Chose qu a moy ne autre playse
 
Qui vouldroit mon vouloir contraindre
A joyeuses choses escrire
Ma plume n’y saurait actaindre
Non feroit ma langue a les dire
Je n’ay bouche qui puisse rire
Que les yeulx ne la desmantissent
Car le cuer l’envoyrait desdire
Par les larmes qui des yeulx yssent
 
Je laysse aux amoreux malades
Qui ont espoir d’alegement
Faire chancons diz et balades
Chascun a son entendement
Car ma dame en son testament
Print a la mort Dieu en ait l ame
Et emporta mon sentement
Qui gist o elle soubs la lame
 
Desormais est temps de moi tayre
Car de dire suis je lasse
Je vueil laissier aux autres faire
Leur temps est le mien est passe
Fortune a le forcier casse
Où j epargnoye ma richesse
Et le bien que j’ay amasse
Ou meilleur temps de ma jennesse
 
Amours a gouverne mon sens
Si faulte y a Dieu me pardonne
Si j’ay bien fait plus ne m’en sens
Cela ne me toult ne me donne
Car au trepas de la tresbonne
Tout mon bienfait se trespassa
La mort m assit illec la bonne
Qu oncques plus mon cuer ne passa
 
En ce penser et en ce soing
Chevauchay toute matinee
Tant que je ne fu guere loing
Du lieu ou estoit la dinee
Et quant j eus ma voye finee
Et que je cuiday herbergier
J’ouy par droicte destinee
Les menestriers en un vergier
 
Si me retrahy voulentiers
En un lieu tout coy et prive
Mais quant mes bons amis antiers
Scurent que je fu arrive
Ils vindrent tant ont estrive
Moitie force moitie requeste
Que je n ay oncques eschive
Qu ils ne me mainent à la feste
 
A l’entrer fu bien recueilli
Des dames et des damoiselles
Et de celles bien acueilly
Qui toutes sont bonnes et belles
Et de la courtoisie d elles
Me tindrent ilec tout ce jour
En plaisans parolles nouvelles
Et en tresgracieux sejour
 
Disner fut prest et tables mises
Les dames a table s assirent
Et quant elles furent assises
Les plus gracieux les servirent
Telz y ot qui a ce jour virent
En la compaignie liens
Leurs juges dont semblant ne firent
Qui les tiennent en leurs liens
 
Un entre les autres y vy
Qui souvent aloit et venoit
Et pensoit comme homme ravy
Et gaire de bruit ne menoit
Son semblant fort contretenoit
Mais Desir passait la raison
Qui souvent son regart menoit
Tel foiz qu’il n’estoit pas saison
 
De faire chiere s efforsoit
Et menoit une joye fainte
Et a chanter son cuer forsoit
Non pas pour plaisir mais pour crainte
Car tousjours un relais de plainte
S’enlasoit au son de sa voix
Et revenoit a son atainte
Comme l oisel au chant du bois
 
Des autres y ot plaine salle
Mais cellui trop bien me sembloit
Ennuye maigre blesme et pale
Et la parolle lui trembloit
Gaires aux autres n assembloit
Le noir portoit et sans devise
Et trop bien home ressembloit
Qui n’a pas son cuer en franchise
 
De toutes festoyer faingnoit
Bien le fist et bien lui seoit
Mais a la foiz le contraingnoit
Amours qui son cuer hardeoit
Pour sa maistresse qu’il veoit
Que je choysi lors clerement
A son regart qu’il asseoit
Sur elle si piteusement
 
Assez sa face destournoit
Pour regarder en autres lieux
Mais au travers l’ueil retournoit
Au lieu qui lui plaisoit le mieulx
J apperceu le trait de ses yeulx
Tout empenne d umbles requestes
Si dis a part moy se m aist Dieux
Autel fumes comme vous estes
 
A la foiz a part se tiroit
Pour raffermer sa contenance
Et trestendrement souspiroit
Par doloreuse souvenance
Puis reprenoit son ordonnance
Et venoit pour servir les mes
Mais a bien jugier sa semblence
C estoit un piteux entremes
 
Apres disner on s avanca
De dancer chascun et chascune
Et le triste amoureux danca
Ades o l autre ades o l une
A toutes fist chiere commune
O chascune a son tour aloit
Mais tousjours retournoit a une
Dont sur toutes plus lui chaloit
 
[...]