Anna de NoaillesOffrande

 
   

Mes livres je les fis pour vous, ô jeunes hommes,
            Et j’ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans des pommes,
            La marque de mes dents.
 
J’ai laissé mes deux mains sur la page étalées,
            Et la tête en avant
J’ai pleuré, comme pleure au milieu de l’allée
            Un orage crevant.
 
Je vous laisse, dans l’ombre amère de ce livre,
            Mon regard et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
            Où vos mains traîneront.
 
Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
            Ses millions de rais,
Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
            Pour ce qu’il désirait.
 
Je vous laisse ce cœur et toute son histoire,
            Et sa douceur de lin,
Et l’aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
            Dont mes cheveux sont pleins.
 
Voyez comme vers vous, en robe misérable,
            Mon Destin est venu,
Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
            N’ont pas les pieds si nus.
 
— Et je vous laisse, avec son feuillage et ses roses,
            Le chaud jardin verni
Dont je parlais toujours ; — et mon chagrin sans cause,
            Qui n’est jamais fini...