Armand RobinVie d’Essénine chantée par un paysan russe de la région de Riazan

 
   

Le plus triste et le plus tendre des garnements
Fut batailleur, battu, saignant pendant trente ans.
 
Il fit d’abord le fier dans nos guerres d’enfants,
Sa mère en l’injuriant torchait son nez sanglant.
 
Mais plus tard nul ne vint soigner son âme en sang,
Des femmes bien vêtues l’aimèrent méchamment.
 
Il a chanté les chiens, les arbres, les blés mûrs,
Mais les hommes jamais, puisqu’il n’était pas dur.
 
Tous les fils de bourgeois s’unirent, le meurtrirent,
Le fusil vert des branches ne put le secourir.
 
Et nous-mêmes hélas ! l’avons laissé languir,
Car nous ne savions plus s’il fallait le chérir.
 
Il était plus que seul lorsqu’il marchait tout seul,
Il embrassait la nuit l’érable et le tilleul.
 
— L’as-tu donc vu dans l’ombre, ô mère sans parole ?
— Oui, mais pâle : ses yeux me rendent maigre et folle !
 
Pour oublier son mal il dut faire le mal,
Même alors il aimait saluer un cheval.
 
Il fut bientôt partout l’homme dont nul ne veut :
Quand il revint à nous le blé fut silencieux.
 
— Voyez ! je n’ai pas pris les pas d’un grand monsieur !
— Toi, ton métier, c’est d’être riche. File. Adieu.
 
De voir que tout son monde était si malheureux,
Un soir il se cacha, regarda dans le bleu,
 
Vit le bleu dans le ciel, vit le bleu dans ses veines,
Se tua sans penser, sans croire à notre peine.
 
Sur les bouleaux s’endort notre complainte vaine.
La neige de sa gloire a contristé nos plaines.

 

© Gallimard