Marie Lenéru : Journal (extraits) 
samedi 28 janvier 2012, 13:35 - ~ Choix : Prose
7 mai 1899

    Je suis lasse d'entendre pleurer sur la vie ; elle devrait franchement avoir cessé de nous étonner. J'éprouve la même impatience que me donnent les dévots : « Le monde, le monde... » Et il faut qu'elle nous ait donné une certaine idée de la félicité, cette vie, pour que nous ayons tant de peine à ne pas être heureux, pour que la chose nous soit si fort désagréable.
    Je vois la vie sans raison, sans espoir, sans merci, et je l'aime parce qu'elle est en somme tout ce que nous avons. Et puis, elle dure si peu !
    Les suicidés sont des gens bien pressés d'arriver.
    Quant à l'impassibilité et l'amour du néant, stoïcisme, bouddhisme, philosophie de la peur ! La mort ne vaut pas d'être une obsession. Elle est à sa place au bout de la vie ; ne l'en dérangeons pas.
    [suite...]

Max Jacob : La terre 
    Oh ! je voudrais m'étirer comme un arbre.
    Oh ! je voudrais m'ennuyer comme la Loire.
    Depuis tant de siècles l'invisible est le même : je le reconnais ! Il dit, le caillou incrusté dans le sentier : « Je sens le sabot de la fermière enceinte : c'est la même fermière depuis tant de siècles ! » Moi, je tends le cou, mon cou résigné aux sabots de la nature humide.
    Elles disent les herbes : « Est-ce le printemps ou l'automne ? » Ce n'est ni le printemps, ni l'automne, ni aucune saison, c'est la soupe de la nature.
    Comme cette Loire s'étire ! elle s'étire ainsi que le ciel ! Or, il y avait deux immobiles enfants : « Moi, je serai soldat et je tuerai tout le monde. — Moi je serai sur des photos de journal en belle dame. »
    Et l'arbre et l'église et la Loire n'entendirent dans l'ouate que ces paroles ce jour-là.

(Derniers poèmes en vers & en prose)


Ponge : Le moraliste 
    Le moraliste passe son temps à vider de l'eau sale d'une casserole dans une autre. Il parvient parfois à faire un peu de vaisselle [suite...]

Ramuz : notes de Journal 
mercredi 29 décembre 2010, 07:15 - ~ Choix : Prose
    15 septembre 1910. — Ce que je cherche, c'est non la vérité, mais ma vérité. Et ma vérité deviendra leur vérité non par raisonnement et par démonstration, mais par la force. Un art ne s'explique pas, il s'impose.

    7 décembre 1911. — On me demande pourquoi je vis à Paris ; je réponds : « Je vis à Paris parce que dans mon pays je serais isolé, et ici je suis solitaire. »

    25 juin 1912. — L'œuvre d'art : si c'est bon, ce n'est jamais assez payé ; si c'est mauvais, c'est toujours trop payé.

    11 août 1914. — Tranquillité des lieux où l'homme n'est pas. Tout y continue comme devant — la saison seule et la couleur du ciel y interviennent. Rien n'y marque l'affreux bouleversement, comme souterrain, des esprits, rien n'y fait pressentir le désordre qui règne plus loin. L'oiseau n'a pas interrompu ses soins à ses petits, le nid se balance, la fleur se balance. Cette même petite souris dans l'herbe, gagnant son trou.

Léautaud sur le Journal intime 
mardi 20 juillet 2010, 10:27 - ~ Choix : Prose
    Dimanche 23 Juillet [1922]. — Cette différence qu'on voit souvent chez un même auteur entre le style de ses lettres, le style de son Journal, s'il en tient un, et le style de ses articles, de ses livres, est tout de même une chose curieuse. On ne peut nier que le premier est supérieur au second, avec tout l'intérêt du naturel, du vrai et de la spontanéité. On ne peut nier que dès que nous écrivons un article, un livre, pour le public, en un mot, nous faisons tous plus ou moins de la rhétorique, nous avons tous quelque chose d'apprêté, même ceux de nous qui sont les plus simples. J'ai pensé à cela ce matin par expérience personnelle : le style de mon Journal — et le style de mes chroniques.

Jules Laforgue : Comme on est bien... 
samedi 3 juillet 2010, 12:01 - ~ Choix : Prose
    Comme on est bien, quel état délicieux d’existence, quand on s’est bien pénétré de la nécessité de la Fatalité universelle [suite...]

Céline : Guignol's band (préface) 
mardi 23 mars 2010, 10:09 - ~ Choix : Prose, ~ Choix : Incipit, ~ Choix : Web
    Lecteurs amis, moins amis, ennemis, Critiques ! me voilà encore des histoires avec ce Guignol's livre I ! Ne me jugez point de sitôt ! Attendez un petit peu la suite ! le livre II ! le livre III ! tout s'éclaire ! se développe, s'arrange ! Il vous manque tel quel les 3/4 ! Est-ce une façon ? Il a fallu imprimer vite because les circonstances si graves qu'on ne sait qui vit qui meurt ! Denoël ? vous ? moi ? ... J'étais parti pour 1200 pages ! Rendez-vous compte !
    « Oh ! il fait bien de nous prévenir ! nous n'achèterons jamais cette suite ! Quel voleur ! Quel livre raté ! Quel raseur ! Quel guignol ! Quel grossier ! Quel traître ! Quel juif ! »
    Tout.
    Je sais, je sais, j'ai l'habitude... c'est ma musique !
    Je fais chier tout le monde.
    Et s'ils l'apprennent au bachot, dans deux cents ans et les Chinois ? Qu'est-ce que vous direz ?
    [suite...]

Céline : Lettre à Théophile Briant 
mardi 16 juin 2009, 18:32 - ~ Choix : Prose
                                        Saint-Malo.

            Le quatrième an d’Apocalypse.

    Mon cher Théo !
    Puisque les poètes ont retrouvé leur Duc, Briant-le-Prodigieux, et leur patrie Goélane aux marches de l’Atlantide, permets que je m’inquiète des archives sauvées...
    Depuis des ans déjà j’erre, je quière et je fouille et ne laisse de jour et de nuit à mander... Les Légendes et Le Braz et la Mort où sont-ils ?... Puis-je les obtenir au prix d’or et de sang ?
    L’écho est muet, Théo ! Les libraires sont hostiles, Le Braz est inconnu, les vélins hors de cours, les héritiers atroces, l’éditeur sous les flots... Le Temps, la mer, le vent, les protêts, leurs sorcières, la horde des malheurs, la fatigue et la honte ont englouti nos rires, nos tendresses et nos chants et Le Braz et sa lyre... et le moindre feuillet du plus celtique message.
    Rien n’est à retrouver... C’est le complot aux ombres et le maudit en rage aux bribes de nos âmes !...
    [suite...]

Montaigne : I, xxxiv 
jeudi 4 juin 2009, 10:00 - ~ Choix : Prose
    En la police œconomique, mon pere avoit cet ordre, que ie sçais louer, mais nullement ensuyvre : c'est qu'oultre le registre des negoces du mesnage où se logent les menus comptes, payements, marchés qui ne requierent la main du notaire, lequel registre un receveur a en charge ; il ordonnoit à celuy de ses gents qui luy servoit à escrire, un papier iournal à inserer toutes les survenances de quelque remarque, et, iour par iour, les memoires de l'histoire de sa maison ; tresplaisante à veoir quand le temps commence à en effacer la souvenance, et trez à propos pour nous oster souvent de peine : « Quand feut entamee telle besongne, quand achevee ; Quels trains y ont passé, combien arresté ; Nos voyages, nos absences, mariages, morts ; La reception des heureuses ou malencontreuses nouvelles ; Changement des serviteurs principaulx ; telles matieres. » Usage ancien, que ie treuve bon à refreschir, chacun en sa chacusniere : et me treuve un sot d'y avoir failly.


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